Chapitre 6 : Quelqu’un sonne à la porte

Gwen est assise sur son lit, perdue dans le vague. Son quotidien a pris un tournant surréel et tout ce qui l’entoure semble moins solide, moins concret. Ses rituels enfantins sont ridicules. La vie est vide de sens. La mort est incompréhensible. Il n’a fallu qu’un week-end pour que le monde bascule et se mette à marcher sur la tête.

Maintenant, on la suspecte même d’avoir participé au meurtre de Josias. Ou d’en avoir été l’organisatrice. Elle doit dire que, si elle avait voulu lui faire du mal, elle aurait probablement imaginé quelque chose de ce genre. Mais l’impulsion nécessaire au passage à l’acte lui semble absurdement lointaine. Elle ne comprend pas comment c’est possible. À quoi pense-t-on, lorsqu’on torture et tue un homme ?

Elle sait que, lorsqu’une bande d’amis se retrouve, ils sont moins intelligents et moins sympathiques, justement parce qu’ils sont ensemble. Elle a vu des personnes tout a fait respectables devenir les pires ordures simplement parce que leurs amis les regardaient. Le policier a mentionné trois personnes. Gwen parvient mieux à s’imaginer le meurtre à plusieurs. L’euphorie de l’interdit, du gore, du glauque. La volonté d’impressionner les autres, d’aller toujours plus loin. L’adrénaline et les rires, qui poussent à faire des choix toujours plus risqués, à s’introduire dans des lieux clos, à abattre sa main sur quelqu’un d’impuissant.

Peut-être que Josias avait vraiment des ennemis. Elle frissonne. Personne n’aimerait qu’on le déteste à ce point.

Comment l’ont-ils attrapé ? Est-ce qu’ils avaient rendez-vous avec lui ? Est-ce qu’ils sont rentrés dans son appartement, dans sa chambre ? Où l’ont-ils emmenés ? Où l’ont-ils torturé ? Comment sont-ils entrés dans le lycée ?

Toutes ces questions la rassurent. C’est impossible que les policiers n’y trouvent absolument aucune réponse. Ils ont forcément laissé une trace, quelque chose qui montrera que Gwen n’a rien à voir avec tout ça. Mais elle sait, quelque part, que s’ils trouvent les coupables, ils vérifieront si elle ne leur a pas demandé de le faire.

Et quelques éléments clochent. Quelques détails la relient inévitablement au meurtre. Ou peut-être que les ennemis de Josias avaient quelque chose à lui reprocher du côté de sa sexualité. Peut-être qu’elle n’est pas la première victime. Peut-être…

Son portable vibre. C’est Emma.

« Allô ? »

« Gwen ! Désolée, je sais que tu détestes quand on t’appelle. Mais, euh, ça va ? J’ai vu pour… Josias. »

Gwen soupire mentalement, réalisant qu’Emma suit assidûment ses réseaux sociaux, pour aussi bien connaître ses habitudes téléphoniques.

« Je ne sais pas si ça va, Emma. J’étais au commissariat aujourd’hui. Ils posent des questions à tout le monde. D’ailleurs, ils vont probablement te demander si j’étais bien avec toi dimanche. »

« Oh, c’est cool ! Enfin, je veux dire, je n’ai jamais parlé à des policiers de ma vie ! Et alors, toi ? Tu as une idée de qui a fait ça ? »

« Pas vraiment, non… Écoute, j’ai vu le corps. Personne n’est capable de faire ça. »

« Attends, tu as vu le corps ? Mais c’est génial ! Alors, c’était comment ? »

« Euh… sanglant, puant et insoutenable. »

« Ah. Moins cool. Mais c’est fou, quand même… C’est forcément quelqu’un de ton lycée, non ? »

Gwen ne se sent pas prête à répondre à nouveau aux mêmes questions, mais elle sait que la curiosité d’Emma ne se tarira pas facilement.

« La police pense ça, oui. Emma, honnêtement, je ne sais pas du tout. Je ne connais personne qui soit capable de torturer quelqu’un comme ça. »

Les quelques secondes de silence qui suivent déstabilisent Gwen. D’habitude, Emma parle tout le temps. À chaque moment de répit, elle en profite pour enchaîner sur une autre discussion. Elle finit par répondre, d’un ton concentré.

« Tu es sûre ? Personne qui n’ait pas l’air d’être celle qu’on croit ? »

Lucine. Bien sûr, qu’elle pense à Lucine. Mais Gwen a beau retourner cette intuition dans tous les sens, elle ne voit pas comment cela pourrait être possible. Comment aurait-elle pu mettre en place un scénario pareil ? Est-ce qu’elle aurait demandé à certains de ses larbins de le faire ? Et surtout… pourquoi ?

Mais Gwen n’a pas le temps de formuler ces réflexions à haute voix.

« Zut ! Désolée Gwen, mais je dois aller mettre la table. On se rappelle à un moment ? »

« Pas de souci, on se rappelle. De toute façon, je crois que je ne vais pas tarder non plus à manger. »

Emma raccroche, et Gwen reste un moment à observer son téléphone. Elle est tout aussi perdue qu’avant. Elle ne comprend pas la réaction des autres. Pourquoi sont-ils tous aussi intéressés par les détails de cette vision d’horreur ? À la réflexion, Gwen se dit qu’elle aurait probablement eu la même curiosité morbide si elle n’avait pas pu voir le corps.

Un prénom revient sans cesse au premier plan de ses pensées. Lucine est trop étrange pour que ce soit une coïncidence. Elle sait quelque chose.

Gwen secoue la tête. Elle fait probablement juste une fixation sur Lucine, qui n’a rien à voir avec cette histoire. C’est facile, lorsqu’on pense autant à quelqu’un, de remarquer les moindres détails de son comportement et de les interpréter n’importe comment. Lundi dernier, Lucine a juste cherché à la provoquer. Elle voulait savoir comment Gwen réagirait si elle reprenait soudainement contact. Ou bien elle a simplement appris que Gwen voyait en elle quelque chose de démoniaque, et elle a voulu lui faire peur… Toutes ces possibilités semblent bien plus réalistes.

La sonnette de l’appartement retentit, et le son mélodieux résonne pendant quelques secondes, tirant Gwen de ses pensées. Comme l’interphone n’a pas sonné, c’est sûrement un voisin. Gwen entend sa mère ouvrir la porte et s’exclamer de joie.

« Lucine ! C’est incroyable ! Qu’est-ce que tu as grandi depuis la dernière fois ! Tu es devenue une belle jeune femme ! »

Lucine ? Qu’est-ce qu’elle fait là ? Pourquoi venir sonner ainsi un vendredi soir, après des années d’absence ?

« Merci, Madame. »

C’est bien la voix de Lucine qui répond. Gwen se fige et écoute attentivement. Lucine semble sage et enjouée. Ce même ton qu’elle prenait quand elle était petite.

« Je voulais juste savoir si Gwen était là. On a tous été un peu traumatisés par ce qu’il s’est passé lundi, et je me suis dit que ça lui ferait du bien de ne pas être toute seule. »

« C’est très gentil de ta part. Gwen est là, oui. Tu veux la voir ? »

« Oui. Enfin, ma maman a fait des crêpes et elle est d’accord pour que nous invitions Gwen à manger à la maison. Je me demandais aussi si elle pouvait rester dormir. »

Lucine prend une petite voix d’enfant effrayée.

« Moi non plus je ne veux pas être toute seule. »

Gwen connaît sa mère, si douce et si attentionnée. Elle ne peut pas refuser une telle demande.

« Mais bien sûr, Lucine. Je suis certaine que ça fera beaucoup de bien à Gwen aussi. Je vais lui demander. »

Des pas s’approchent, on toque à la porte de sa chambre. Gwen se lève. La situation est si étrange qu’elle ne sait pas quoi faire. Elle a envie de suivre Lucine, d’aller chez elle, de comprendre ce qu’elle veut. Peut-être qu’elle aimerait simplement renouer des liens. Peut-être que la situation l’a choquée, ou qu’un autre déclencheur l’a amenée à raviver leur amitié.

Ou peut-être qu’elle a quelque chose à voir avec la mort de Josias. Peut-être qu’elle vient pour ça. Mais, dans ce cas aussi, Gwen veut savoir ce qu’il en est. Elle ne peut tout simplement pas refuser et continuer sa soirée seule tout en se demandant ce que Lucine lui voulait.

Elle attrape son sac et glisse quelques vêtements dedans, puis ouvre la porte. Sa mère lui fait face, l’air enthousiaste. Derrière elle, Gwen peut apercevoir Lucine, qui se tient appuyée contre un mur, dans le couloir. Elle porte une robe en laine noire qui descend jusqu’à ses genoux et recouvre ses avant-bras. Elle est maquillée comme d’habitude, et ses lèvres d’un rouge intense se soulèvent en un léger sourire. Son regard bordé de noir est toujours le même. Provocation, amusement, curiosité.

Gwen parvient à se détacher de Lucine et reporte son attention sur sa mère.

« J’ai entendu, Maman. Ça me tente bien, de ne pas être toute seule. »

« Je pense aussi que c’est une bonne idée, ma chérie. Tu rentres pour le repas de midi, d’accord ? Et tu m’appelles s’il y a quoi que ce soit. »

Gwen hoche la tête et tente un sourire rassurant. Elle passe dans la salle de bain récupérer d’autres affaires. Elle reprend son souffle. Quelque part, elle est heureuse. Elle est incroyablement heureuse que Lucine soit venue jusqu’à chez elle pour la voir. Une vague d’adrénaline la submerge, et le sourire de Lucine lui brûle le dos. Elle veut comprendre. Elle veut enfin discuter avec celle qui reste gravée au fond de son cœur d’enfant. Elle veut dire toutes les choses qui sont restées emprisonnées dans sa gorge.

Elle est prête. Elle embrasse sa mère sur la joue, puis sort de chez elle, accompagnée de Lucine. Lorsque la porte se referme derrière elles, l’atmosphère change sensiblement. Lucine est bien plus froide, et commence à marcher devant sans se retourner. Gwen lui attrape le poignet, et manque de le lâcher immédiatement. Ce contact est le premier depuis des années, et la peau de son amie lui semble glacée. Elle réalise que tout ça lui a manqué. Que ce toucher lui a manqué. Elle aurait voulu avoir toujours le droit de tendre la main pour effleurer Lucine.

« Attends ! »

Sa voix est tremblante. Elle ne parvient pas à dépasser l’admiration profonde qu’elle a pour Lucine. Comment lui parler ? Comment faire en sorte qu’elle ne disparaisse pas à nouveau ?

Lucine se retourne, surprise. Elle interroge Gwen du regard.

« Pourquoi tu es là ? Qu’est-ce que tu me veux ? »

Lucine sourit largement. Une lueur d’attendrissement passe rapidement dans ses yeux.

« Je veux juste organiser une soirée pyjama avec ma meilleure amie. Comme au bon vieux temps. »

Gwen n’en croit pas ses oreilles. Elle ne peut rien répondre, rien ajouter. Lucine commence à descendre les escaliers de l’immeuble, et Gwen la suit, toujours agrippée à son poignet. Plus elles s’approchent du rez-de-chaussée, plus le froid commence à les saisir. Gwen réajuste son écharpe de la main gauche, et suit Lucine dans la nuit glaciale.

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petite_louve
Posté le 06/02/2021
Coucou ^^

Hum... Je ne sais pas du tout quoi penser de Lucine et de sa soudaine envie de "renouer les liens"... Est-ce que Gwen fait bien d'accepter cette drôle d'invitation ? Je n'en suis pas certaine, la suite dans les prochains chapitres je suppose !

L'ambiance s'installe bien dans ce chapitre, la lecture reste très fluide et on ne voit pas les mots défilés. C'est vraiment très agréable à lire !
Aline Prov
Posté le 08/02/2021
Haha, te revoilà ! :)

Merci beaucoup pour ce commentaire, ça fait super plaisir ^^

Eh oui, je suis moi-même un peu stressée par le comportement de Lucine, alors que c'est moi qui l'écris x)
Sklaërenn
Posté le 14/01/2021
Mouai... Vu sa réaction devant l'école juste avant que Gwen ne voit Josias, je suis quasi certaine qu'il y a plus qu'une envie de faire une soirée pyjama derrière ces retrouvailles. Je me demande ce qu'elle prépare...
Aline Prov
Posté le 15/01/2021
Hello !

Merci pour ton passage et pour ton commentaire !

Je me suis beaucoup amusée dans ce chapitre à créer l'étrangeté autour de l'arrivée de Lucine, et je suis contente de voir que ça fonctionne plutôt bien ^^
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