Chapitre 7 - La cité de brume (II)

Par Daichi

Neila le suivit avec la même excitation que tantôt, alimentée par cette virée inattendue. Le rythme plus que soutenu de leur course ne lui laissa point le loisir de quémander plus de réponses : elle sentait qu’au bout de cet obscur chemin, elle en trouverait assurément.

« Là ! dit soudainement Waylon en stoppant sa course, Neila freinant son élan contre le dos de son meneur.

— Là quoi ? », haleta-t-elle, observant les murs de la banale ruelle au milieu de laquelle ils se trouvaient, éclairée par un lampadaire fatigué. Waylon lui reprit le journal, pour y relire la date. Puis, sûr de lui, il tira une des tôles du mur, dévoilant un passage où il s’engouffra sans attendre. La jeune fille retint une exclamation de stupeur à la vue du passage secret. En à peine une heure à Everlaw – du moins la surface, les surprises ne manquaient pas de l’inonder. Elle se baissa, se faufilant dans le petit tunnel, menant à une plus grande salle, d’où parvenaient trois voix. Une agacée, une amusée, et une ennuyée.

« Si tu ne me lâches pas immédiatement je te fais avaler ton tournevis gamine !! s’écria la première voix.

— Je l’adore ! s’écria la deuxième, pleine d’engouement. On peut le garder, Doc ? Dis ?!

— Tiens, le jeune Waylon ! dit la dernière, débarrassée de son ennui. Encore vivant… Pour l’instant. »

Se cognant le crâne contre un objet suspendu, Neila tarda à rejoindre la pièce, d’une taille insoupçonnée. Une salle illuminée, non pas par l’unique lampe pendue avec fragilité au plafond, mais par la multitude d’écrans cathodiques, de boutons clignotants ou encore d’yeux de robots posés çà et là, parsemant ce qui se prenait pour un laboratoire. Les murs étaient couverts de suie, et décorés de toutes pièces d’automates : des bras, des jambes, ou des têtes, parfois même des morceaux de ces trois-là, tous en piteux état. Dans un coin : un petit singe à cymbale, inactif.

« Heureux de voir que ma survie vous préoccupe tant, haleta Waylon en s’affalant sur un inélégant fauteuil usé par le temps.

— Tu me coûtes cher, je te fais remarquer ! », râla un vieil homme, deux fois plus petit que Neila. Un vieux monsieur, dont les énormes lunettes étaient vissées (littéralement) à son crâne, donnant alors deux gros yeux télescopiques plongeant en direction du jeune homme. Malgré son âge avancé, le Doc se déplaçait avec rapidité et droiture, comme s’il avait troqué sa colonne vertébrale par une armature de métal – qui sut si ce n’était effectivement pas le cas. « Tu ne nous as rien rapporté depuis qu’on t’aide, contrairement à Suzanne. »

Le labo restait en apparence assez sombre, si l’on omettait la principale source de lumière de l’endroit : une autre chambre, accessible depuis le fond. Une pièce d’où provenaient une jeune voix, pleine d’entrain, et une autre au timbre constamment changeant, à l’image d’un vinyle tordu, qui vociférait maintes insultes à l’égard de l’autre.

« On parle de moi ?! », s’écria la voix enjouée, dont la propriétaire, une silhouette complètement noire, entra dans la pièce principale. Ce qui semblait être une jeune femme d’un mètre quatre-vingt ressemblait en réalité à un amas de suie qui ne tenait pas en place. « Oh, Waylon ! Tu es revenu ! Avec une copine en plus, c’est génial !

— C’est surtout un sac à problème, mais… oui, si tu veux.

— J’étais inquiète en n’te voyant pas revenir du train, ç’avait l’air drôlement mouvementé là-bas… Mais, tu devineras jamais ! J’ai dégoté un robot super vieux, je m’éclate ! J’y retourne, hein !

— Non, non, non ! vociféra le vieux. Tu vas te laver avant, tu passes ton temps à salir mon laboratoire.

— Maaaiiis ! On s’en fiche, j’ai un truc à faire !!

— Pas devant des invités, allez, ouste ! »

Il l’enferma dans une sorte de petite armoire, avant de tourner une série de manivelles amenant eau, savons et shampoing à l’intérieur. Cela fait, il sortit d’une petite caisse un, deux, puis une dizaine de petits robots, avant de trouver celui qui le satisfit le mieux. Il tira une corde, activant la machine, qui s’agita et parcourut la pièce, la nettoyant avec ardeur, bousculant les deux invités. Sa tâche à peine finie, il tomba en panne, et ce avant d’être jeté dans une autre caisse par le scientifique, satisfait, s’installant sur sa très grande chaise de bureau.

« Bien ! De quoi parlions-nous ?

— De… rien, avoua Waylon.

— Ah, oui ! De ta charmante amie, que tu as invitée ici sans prévenir !

— C’est-à-dire que…

— Tu n’es plus le bienvenu ! Et tout ce qui te concerne non plus d’ailleurs ! Tu m’as coûté au moins quinze-mille billets, sans compter mon ancien assistant qui a fini dans une décharge.

— C’était un accident ! Cette fois, c’est différent.

— Et en quoi est-ce différent ? C’était censé l’être aussi la dernière fois ! Va jouer ailleurs, veux-tu. Je ne veux plus de problèmes, et certainement pas avec ceux d’en haut.

— Elle m’a écrit, encore une fois !

— Je m’en fiche, cela ne me concerne plus. À moi, elle ne m’écrit plus. Et je m’en estime bien heureux. »

Waylon sortit de sa poche une lettre, qu’il tendit au scientifique avec insistance.

« Lis-la, et tu comprendras. Je n’ai pas risqué ma vie en venant ici pour finir comme les autres. »

Hésitant, le vieil homme abdiqua d’un soupir et parcourut l’élégante écriture qui parcourait le papier. Il la relut plusieurs fois, avant de la plier sans soin et la remettre à son propriétaire.

« Je ne vois pas ce qui change de d’habitude. Elle s’amuse, encore et toujours, à brouiller les pistes sans nous en donner davantage !

— Ce que tu peux être têtu », râla Waylon en sortant de son sac le cube de serrain. Le vieux l’attrapa vivement, triturant ses lunettes télescopiques pour une analyse approfondie de l’objet.

« Alors ? insista Waylon. Tu vois ?

— Hm… Laisse-moi au moins vous inscrire sur les registres, tous les deux. Que toute cette affaire ne remonte pas jusqu’ici…

— Excusez-moi », intervint timidement Neila. Elle n’avait jusqu’ici pas pipé mot, occupée qu’elle était à balader sa vision floutée sur les moindres détails du labo. « J’ignore ce dont vous parlez, et je ne pense pas que cela me concerne, mais… on est où, là ? »

Brisant le pénible silence qui suivit cette réplique, le scientifique sauta sur la table centrale et leva les mains en l’air :

« BIENVENUE DANS LE LABORATOIRE EMIL & CO ! Le seul et unique laboratoire de pointe de la ville, en avance de plusieurs années voire décennies sur ses concurrents ! Si vous cherchez le meilleur de la technologie, vous savez où la trouver : chez Emil & Co !

— Le vieux spot de pub bien ringard, se moqua Waylon.

— Tu m’étonnes, reprit Emil en baissant les bras, toute énergie l’ayant quitté. Un vieux grenier poussiéreux et en ruine, rien de plus ! »

Il frappa du pied un tuyau mural au hasard, dont un morceau attaché au plafond lui tomba sur le crâne, l’empourprant de colère.

« Raaah ! Marre de ce sale taudis ! Suzanne !! Je t’avais dit de ranger ce foutoir et de réparer les tuyaux ! Y’a même plus de vapeur qui circule dedans !

— On parle de moi ?! », s’exclama l’intéressée, sortant en trombe de la cabine, à peine séchée et habillée, déjà prête à se remettre au travail. La crasse désormais abandonnée laissait apparaître une peau de pêche et de longs cheveux châtains attachés en queue de cheval, surplombée de deux paires de lunettes à focale variable. Arborant un sourire troué à la canine gauche, sous quelques taches de rousseur et un nez en trompette, elle s’avança en direction du petit groupe dont elle accaparait désormais toute l’attention. « Tiens, le tuyau est tombé, hein…

— À qui la faute, je te ferais dire ?!

— Bah, c’est pas moi qui mets des tuyaux qui servent à rien, hein ! Ha ha ha ha !

— Sale gamine, barre-toi d’ici !

— Tout de suite chef ! Oh, vous voulez voir mon robot vous deux ? »

Sautillant telle une gamine, elle les amena sans consentement aucun en direction de la pièce du fond, dont sortaient toujours des bruits de vinyle tordu et grésillements VHS. Au milieu, ce qu’il restait du buste d’un robot, un bras et une tête à moustache.

« Tadaam ! Il vous plait ?

— Will ?! s’exclama Neila à la vue de son ancien compagnon à l’air courroucé.

— Oh non, il ne manquait plus qu’elle…

— Tu es vivant ! Et intact ! Enfin, presque, mais tu as tes yeux ! Si tu savais comme je suis contente de te… »

Elle s’approchait de lui, quand Suzanne vint la stopper en route, un tournevis en guise de menace.

« Tatata, pas touche ! Il est à moi, hein !

— Attends – euh, Suzanne, c’est ça ? – c’est un ami ! Je l’ai trouvé dans un cimetière, il m’accompagnait pour changer sa batterie.

— Pour l’instant je suis surtout démonté !! explosa l’intéressé.

— Ah, oui, pensa la bricoleuse à voix haute, cette batterie… Elle m’a donné du fil à retordre. Les câbles n’étaient pas correctement agencés, et ils étaient abîmés. Il faut toujours vérifier l’état des câbles, et ne surtout pas les emmêler, hein. Les signaux se perturbent sinon, et provoquent une perte de courant qui fait fondre la batterie. Résultat : elle était dans un bien pire état qu’à l’origine ! Entre ça et les traces de tournevis dessus, c’était franchement du travail d’amateur… J’aurais honte si j’étais celle qui avait fait ça, hein ! »

Le regard de Will et Waylon se tourna en direction de Neila, dont le visage s’empourprait avec violence. Suzanne interpréta ce silence.

« Ne me dis pas que…

— Ou… oui bah, ça va, il est pas trop cassé !

— PAS TROP CASSÉ ?! hurlèrent à l’unisson le robot et sa mécanicienne.

— Il marche quoi… C’était soit ça, soit il restait accroché sur un générateur, donc bon…

— J’aurais préféré ça, soupira le robot.

— Bon, passons, soupira Suzanne. La batterie ne vaut plus rien de toute façon. Tu es un super vieux modèle mon grand, tu es tenace de réussir à tenir aussi longtemps ! Je suis fier de toi, hein ! »

Elle tapota son crâne en ricanant avec affection.

« Ne me touche pas !

— Mais, il reste un problème… Je ne reconnais absolument pas ton modèle. Il n’y a de matricule nulle part, et tout est super ancien. Tu sembles dater d’il y a au moins trois siècles, en particulier ton processeur à pulsation.

— J’ai trouvé une relique ?! s’emporta Neila.

— Non, juste un vieux robot tout cassé, se moquait Waylon en quittant la pièce.

— Un formidable robot tout cassé ! s’extasia la chirurgienne. Il me suffit de garder ton processeur, qui contient toute ta mémoire, et je pourrais carrément te changer de corps. Mais il me faudra trouver une batterie similaire, et… ça risque de me prendre pas mal de temps. Trois ou quatre mois, environ.

— Oh, je ne suis plus à ça près, dit Will. Tant que tu ne me traficotes pas dans tous les sens !

— C’est un peu la même chose, non ? sourit-elle en sortant d’une armoire une disqueuse.

— Neila, sors-moi de là ! »

Neila boudait dans un coin, les bras croisés, vexée par leurs remarques. Suzanne explosa de rire et serra le robot contre elle, savourant déjà les heures qu’elle allait passer à le chouchouter.

Au même moment, le vieil homme se ramena, légèrement plus détendu. D’un petit coup de tournevis, il retira le bracelet électronique de Waylon, sans qu’il bipât ou réagît.

« Allez, gamin, à la douche. Ta copine également. Je viens de nettoyer, c’est pas pour recommencer. »

——

Quand il eut quitté la douche, ce fut au tour de Neila d’apprécier l’eau brûlante qui sortait du tuyau troué. Un mélange de shampoing et de vapeur l’enveloppait, sans pour autant lui arracher un gémissement de satisfaction – cette fois. Ici, nulle pensée apaisante, seulement une douleur aux bras et dans les poumons. Le souvenir des arcs électriques qui frappaient sa peau ou ses tympans, les gémissements du garçon qui quittait ce monde, les explosions de scories ou de braises dans les fours incandescents au loin… Tout ça se passe encore, en dessous. Les souvenirs des merveilles et des vapeurs de lumière qui l’avaient comblée il y a une heure s’échappaient déjà.

C’est une fois sortie de la cabine, ses courts cheveux d’argent séchés par une grosse souffleuse fatiguée, qu’elle put arborer un petit sourire mesquin. Waylon devait se tenir immobile face au Doc, qui rouspétait au moindre mouvement. Il récupérait ce qu’il appelait les « données faciales », grâce à une machine qui pulsait des vagues de lumière sur le visage du jeune homme, chose fort désagréable à son goût.

Devant le vieil écran cathodique, le vieux scientifique martelait les touches d’une sorte de machine à écrire – mais, sans papier. À chaque lettre qu’il frappait, elle s’affichait à l’écran. Ses vieux doigts exécutaient leur tâche à une vitesse fulgurante, ne laissant à Neila que quelques secondes pour lire chaque paragraphe avant qu’il ne disparût dans le flot continu de texte qui s’écoulait en cascade. Ces lignes ne voulaient d’ailleurs pas dire grand-chose : un langage de scientifique, peut-être ? Elle n’en savait rien, et cela lui faisait particulièrement mal à la tête. Et aux yeux, surtout, quand la machine eut terminé d’analyser son propre facies.

« Essaie celles-ci ? », intervint Suzanne en lui tendant une énième paire de lunettes, qui ne faisaient que grossir sa vision sans la corriger. La jeune scientifique s’évertuait sans relâche à trouver de quoi contenter la vue de son invitée, dans un débarras sans fin de babioles en tout genre.

« Je t’assure, dit Neila avec timidité, ce n’est pas grave, je m’en achèterai d’autres… Ça doit bien se trouver ailleurs ?

— Ailleurs ?! Mais tu as en face de toi la meilleure ingénieure de son temps ! Laisse-moi te trouver la meilleure paire, que je la bricole ensuite. Fais-moi confiance, tu verras aussi bien qu’un faucon, voire mieux ! »

Face à cet enthousiasme grandissant, Neila n’osa pas la freiner davantage. Elle avait honte d’avoir brisé sa première lunette et d’avoir perdu celle que l’orphelinat lui avait payée avec tant d’efforts. Et maintenant, quelqu’un d’autre luttait pour lui en procurer une troisième. Je me repose sur les autres… Comme un aveugle qui se tiendrait sur une rambarde.

« Voilà, c’est fini ! annonça subitement le vieil homme en tournant sa chaise en direction des deux jeunes.

— Quoi donc ? osa demander Neila.

— Vous êtes désormais sur les listes officielles de la ville. Pontmarchais, pas moins que ça ! Je me suis surpassé, comme d’habitude.

— La dernière fois, tu m’avais affecté à Belleville, ricana Waylon.

— Et la dernière fois, tu t’es fait attraper comme un couillon en quelques heures, s’énerva Emil. La liste ne suffit pas, quand on s’habille comme un cowboy !

— Les listes officielles, Pontmarchais, Belleville…, marmonna Neila en observant le laboratoire à travers un nouveau monocle. J’avoue ne pas tout comprendre.

— Pour chaque quartier, la police détient une liste, expliqua le jeune homme. S’ils nous repèrent et voient que nous ne sommes pas de ce quartier, nous serons renvoyés dans le nôtre, avec une amende en prime. Enfin, ça, c’est la théorie…

— Dans la pratique, reprit le vieil homme en observant la monture de la lunette de Neila, si vous n’êtes sur aucune liste, ou qu’ils remarquent que vous les avez trafiquées, vous êtes exécutés. Une amende est un moindre mal, d’où tous mes efforts pour satisfaire ce gamin !

— À toi de me payer mes amendes quand j’irai en haut alors ! », lui souffla Waylon, laissant Neila en compagnie de Suzanne, plongeant son œil dans une énorme lentille de microscope. « Bon, et cette lanterne ?

— Vierge, dit simplement le Doc en se levant. On ne peut rien en tirer !

— Vierge… Comment ça ? Ça veut dire quoi, c’est le bon objet non ? »

Emil attrapa la relique, sous l’œil gigantesque de Neila, et pointa celle-ci du doigt.

« Dis-moi jeune fille, ce cube était à toi non ?

— Euh… Oui, avoua-t-elle en donnant avec insistance sa lentille à une Suzanne déçue.

— Et cet œil, comment tu t’es débrouillée pour te le blesser de la sorte ?

— Ha ! s’exclama-t-elle. Avec ce cube, justement ! Je l’ai activé par erreur quand j’étais petite, et ça m’a flingué la rétine. Faites attention en le touchant, s’il vous plaît… Je n’ai jamais osé y retoucher depuis, je ne peux pas garantir que ça n’explosera pas… »

Waylon s’effondra, de corps et d’esprit, sur la chaise du docteur. Emil et même Suzanne paraissaient partager son sentiment.

« Je ne comprends pas, avoua Neila. C’est juste une babiole sans valeur, non ?

— Ce genre de relique, reprit le Doc en la posant sur la table, ne peut être utilisée que part la personne qui l’a activée la première fois. Pour des fonctions basiques, n’importe qui peut s’en servir, mais au-delà… Elle est liée à toi désormais. C’est pour cela qu’elles se vendent si mal, ces lanternes.

— Des… lanternes ?

— Tout ce que t’as besoin de savoir, s’emporta Waylon, c’est qu’à cause de toi j’ai fait un aller-retour pour rien ! »

Une énorme clé à molette vint lui fracturer le crâne, sous le regard furibond d’une Suzanne armée. Neila ne put s’empêcher de sourire malgré la situation, cachant sa risette derrière sa main.

« Il y a de quoi en rire, oui, reprit le Doc. Un grand et merveilleux rire jaune ! Si ta correspondante t’avait donné de bonnes indications, tu n’en serais pas là, mon garçon.

— Mais…

— Roh, la ferme, soupira le scientifique. Débrouille-toi comme tu veux, mais n’imbrique pas plus de personnes dans tes petits projets sordides. Si cette gamine ne se fait pas attraper au bout d’un mois, ça sera un miracle. »

La gamine en question essuya la goutte de sueur qui coulait sur sa tempe, moins à cause de la gêne que de la lumière qui passait par l’espèce de loupe géante que Suzanne vint attacher sur son front, transformant son visage en véritable four. Tentant le tout pour le tout pour se dégager, elle tomba sur l’air non moins énervé qu’angoissé du jeune homme.

« Quels projets sordides ? chuchota-t-elle à l’attention de Suzanne, se préparant déjà à une nouvelle attaque à base de caléidoscope.

— Hm ? Oh… Je ne suis pas la plus informée sur ce genre de chose. Vu qu’on m’empêche de lire les lettres, hein ! » Cette dernière réplique, au ton fort appuyé, fut donnée à l’attention du jeune voleur, qui lui lançait un regard noir en réponse.

« Encore heureux, tu abîmes tout ce que tu…

— “Tout ce que je touche”, oui j’avais déjà compris le premier jour ! Mais rien ne t’empêche de m’en informer, hein, boudait-elle en enfonçant le visage de Neila dans une paire de lunettes à ressort.

— Des… lettres ? hésita Neila en reculant, derrière une vue troublée.

— Bon ! s’exclama Waylon en se levant, et en libérant Neila de cette monture abjecte. Il est temps que tu quittes les lieux, non ? On n’a plus nos bracelets, plus besoin de rester ensemble. »

Avant qu’elle ne pût s’insurger contre cette affirmation, maquillée sous forme de question, il la poussa en direction de la porte de sortie. Chose que Suzanne empêcha, tirant le bras de Neila, qui se trouvait secouée telle une proie partagée par deux chasseurs en conflit.

« Non, elle est à moi ! (Neila leva un sourcil.) Je dois la réparer !

— Suzanne, je vais pas la laisser ici alors qu’elle pourrait tenter de nous espionner… Mais lâche-la bon sang ! »

Neila paniquait alors qu’elle était ballotée en tous sens, devant le regard ennuyé du Doc, sirotant une tasse d’un café aussi noir que ses pupilles. Quand il en eut assez de ce pitoyable spectacle, il avala sa gorgée et dit d’une voix claire, haute, et ôtant tout doute sur les paroles prononcées :

« L’Empereur a été assassiné. »

Tous mirent fin à leurs mouvements frénétiques, bien qu’avec un temps de retard pour la pauvre Neila. Son équilibre retrouvé, elle fixa le petit homme au café avec étonnement puis, repassant sa réplique en tête :

« L’Empereur a été… ?

— Assassiné, oui.

— Doc, rugit le voleur, si tu lui dis ça…

— Officiellement mort de maladie, reprit-il. Certaines personnes parlent d’emprisonnement, ha ! mais la plupart des rumeurs s’accordent à dire qu’il a été tué par le maire. Chose à laquelle je crois.

— Doc ! », venait de s’offusquer Waylon en renversant avec violence la tasse d’Emil, qui se contenta d’un regard télescopique à son égard. Il ignora le liquide noir qui venait de décorer sa blouse presque-blanche, accompagnant les autres traces de suie et de charbon. Plus même : son visage trahissait l’indifférence.

« Tu sais que c’est vrai, petit. Peu importe ce qu’elle peut t’avoir dit…

— C’est faux !

— … je connais suffisamment le maire pour affirmer qu’un emprisonnement lui serait tout sauf bénéfique. D’autant plus si l’Araignée l’a aidé. »

Le voleur fut obligé de reculer, sous l’insistance de Suzanne désirant empêcher la conversation de s’envenimer. D’un éclair de lucidité, il se contenta de prendre son sac et de filer d’ici, laissant Neila en proie à une profonde confusion. Son regard jonglant entre la petite trappe servant de porte d’entrée et le duo d’ingénieurs, il finit sur le visage gêné de la grande Suzanne.

« Ouais, hein… Il est toujours aussi sanguin quand on aborde ce sujet. C’était pas très malin, Doc !

— Pour ce que ça me concerne désormais ! » Il jeta sa blouse pour venir en cueillir une neuve, depuis un tiroir venu du plafond, qu’il rangea d’un simple bouton. Enfilant sa nouvelle tenue : « J’ai du travail, me mêlez plus à tout ça les enfants. Si je passe autant de temps à empêcher le sénateur d’entrer sur mon réseau, c’est à cause de tous ces ennuis. Je ne veux plus perdre un autre assistant. Ça me coûte cher, des bras en plus, certes… Mais masquer les traces de cadavre, encore plus. »

Il s’assit sur son grand siège, face à son ordinateur, et jura en voyant un quelconque signe selon lui mauvais parmi le flot de lignes de code parcourant l’écran. Il matraqua chaque touche du clavier, déterminé à résoudre le problème, tandis que Suzanne laissait Neila s’asseoir pour entreprendre son essai de lunette.

« J’avoue que tout ça me rend curieuse, dit-elle enfin après un instant de silence.

— La curiosité est un vilain défaut, intervint Emil sans laisser le soin à Suzanne d’intervenir, ce qu’elle fit ensuite.

— Et pourtant, c’est pour ça qu’on vit, hein, le railla-t-elle. Y’a pas d’ingénieurs sans curiosité ! Si tu veux pas lui expliquer, alors j’le fais ! » Elle renifla, agençant une lentille sur un curieux engrenage à chevrons, environ de la taille de la main de Neila, qui déglutit d’angoisse. « C’est quoi son nouveau nom déjà ?

— Waylon…

— Waylon, voilà ! Bouge pas… Ouais nan, c’est un peu trop gros. Je sais pas tout, mais j’ai quelques détails sur cette histoire… Waylon reçoit des lettres d’une inconnue, apparemment une connaissance de l’Empereur. Elle affirme qu’il a été emprisonné, et qu’on le torture.

— Ha !

— Eeeettt, soupira Suzanne, Waylon la croit. Et il veut l’aider à libérer notre Père – c’est comme ça qu’on appelle l’Empereur ici. Tu le savais ? – et pour ça il… On va dire qu’il commet quelques imprudences, hein.

— Comme demander à mon élève de se jeter dans la gueule du loup à sa place.

— Il avait tenté d’infiltrer les appartements de l’Empereur, pour… »

Suzanne se trouva un peu gênée. Probablement pas à cause de la trogne ridicule de son sujet de test, équipée de jumelles refabriquées, mais par autre chose. Quelque chose qui lui fit gagner des couleurs, notamment au niveau des joues.

« C’était vrai cette histoire, Doc ?

— Quoi ? râla l’intéressé, occupé sur son écran.

— Avec… la princesse ?

— Balivernes !

— Bon, selon Waylon, il avait une… relation avec la fille de l’Empereur. Et il a peur qu’elle ne lui arrive la même chose qu’à son père. C’est pour ça qu’il refuse d’admettre que celui-ci est mort. »

Ôtant son accessoire douteux, Neila resta pensive. Se frottant l’œil gauche, qui voyait de plus en plus mal, elle ruminait le flot d’informations. Cela pouvait peut-être expliquer l’attaque du train, voire leur petit tour dans ces horribles mines. S’il suffisait de nous tuer pour étouffer l’affaire, pensa-t-elle, alors pourquoi nous envoyer là-bas ?

Elle se leva, parcourant le paysage du laboratoire d’une lunette enfin fonctionnelle, bien qu’encombrante. À travers ce morceau de verre teinté de bleu, elle pouvait voir les lignes inscrites sur l’écran. Lignes qui, sans grand étonnement, devinrent floues, l’obligeant à réajuster sa lunette. Foutue vision…

Elle put enfin reprendre le journal, et lire ce qui y figurait. Les choses n’étaient pas faites à moitié, chez Time News : le titre faisait un quart de la page, et indiquait non sans morgue l’annonce prochaine d’une grande fête, dans ce qu’ils appelaient « Montnimbe ». Elle toucha le papier, tourna les pages, huma l’odeur de l’encre et du journal, s’amusa du vacarme qu’il produisait en lui faisait battre des ailes… Curieuse de son contenu, elle parcourut les plus gros paragraphes (ne pouvant pas lire les petits !), naviguant d’une page à une autre.

Quand elle vit un nom. Un nom qui l’obligea à régler sa lunette, tripotant ses engrenages, pour vérifier qu’elle ne divaguait pas.

« Alors, elle marche ? demanda hâtivement Suzanne, plusieurs paires dans les bras.

— Dis, Suzanne ? Tu vois, ce nom… »

Elle se figea, sans continuer sa phrase. Sa main ajustait frénétiquement sa focale, dans toutes les configurations possibles. Le journal s’évada de ses mains, agitant faiblement ses ailes, ne laissant audibles que ses petits bruits de froissement, les ventilations, les grésillements des écrans du Doc, et le souffle haletant de la jeune femme.

La mécanicienne, arborant un sourire moqueur d’abord, s’approcha avec prévenance. « Neila ? », demanda-t-elle, sans obtenir de réponse. Simplement un petit cri étouffé de l’intéressée, qui laissa choir sa lunette. Au son du verre brisé, le fauteuil d’Emil se tourna en leur direction, face à la jeune fille en train de reculer, jusqu’à un mur, la tête entre les mains. Elle se mit à trembler, de plus en plus, jusqu’à s’effondrer à même le sol. Alors que les deux se précipitaient vers elle, l’appelant, elle poussa un hurlement.

Autour d’elle, tout était noir.

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