Chapitre 8 - Où ?

Par Daichi
Notes de l’auteur : Ce chapitre est court et n'a pas été coupé en deux. S'il est trop long, dites-le moi.

L’ordinateur avait planté ! Rien de mieux pour lui scier les nerfs. De cette histoire de lanterne et de lettre avec le Doc, jusqu’aux caprices de cette vieille machine, rien ne lui avait réussi depuis qu’il avait enfin réussi à s’extirper des mines. Le trajet en dehors d’Everlaw avait été un calvaire. Les deux mois de recherche de lanterne furent harassants et entrer dans le Dawnbreaker tint du miracle. Survivre à ce monstre aux yeux jaunes, finir dans les mines et parvenir à s’en échapper n’avaient également pas été au programme… Pourtant, il y était parvenu. Tout s’était finalement… Non, tout ne s’était pas bien passé du tout ! Mais je la tenais entre les mains, cette relique…

Il avait trouvé le cadeau. Quand enfin tout aurait pu se finir, il avait appris que le cube était vierge. Que la lanterne ne servait à rien. Qu’il avait perdu un temps monstrueux, et risqué sa vie à de multiples reprises dans le vent.

Et maintenant, voilà que l’ordinateur ne fonctionne plus !

Il frappa du plat de la main le gros écran cathodique, le choc résonnant dans sa petite cachette. Planquée dans les hauteurs de Solstille, les bas quartiers, à l’abri des regards indiscrets, il y avait passé plusieurs années de sa vie. Une chambre minuscule, tout juste éclairée par un écran à la lumière clignotante. Il entreprit de le maltraiter à nouveau, mais enfin le texte apparut. Le Doc venait de lui envoyer un message, râlant comme toujours.

« Waylon ! Ne pense pas que je vais jeter l’éponge pour avoir honteusement fui notre conversation ! En plus, ton amie a fait un malaise hier soir. Et c’est moi qui dois m’en charger. RENTRE TOUT DE SUITE, ou j’ajoute trois semaines de plus à tes obligations. Je te préviens, Suzanne n’a pas lavé les chiottes depuis longtemps. »

 Il soupira, hésitant à lui envoyer une nouvelle liste d’insultes trouvée dans un dictionnaire de l’ancien temps. Mais, inspirant profondément, il répondit avec un agacement dissimulé.

« Plus besoin de m’appeler Waylon, si Swaren ne peut pas épier votre ordi. Après tout, vous êtes un as pour vous cacher de lui, nan ? Ah et, cette gamine ne m’intéresse pas. Jette-la dans le conduit à ordures, elle s’y accoutumera sans problème. Amicalement. »

Oui, c’était probablement mieux. Il ne doutait pas, cependant, qu’il recevrait une trentaine de messages de remontrances. Ce qui était pratique, avec les ordinateurs du Doc… C’est qu’il suffisait de supprimer les messages. Ni vus ni connus ! Aucune trace. Ils n’avaient jamais existé.

Et pourtant, la poupée refuse de m’en envoyer. Elle persiste à m’écrire ses lettres, sans que je puisse lui répondre.

Dirigeant sa colère contre l’intéressée, il sortit sur le fragile balcon, inspirant les fumées acides du dehors pour s’embrumer l’esprit. À petite dose, elles permettaient de se relaxer, et de temporairement penser à autre chose. Au-delà de trois bouffées, elles devenaient toxiques. Et certains en respiraient toute leur vie, n’ayant d’autres choix que de résider sur les bords des cheminées des mines.

L’esprit dégagé, il fit un pas de côté pour éviter cet air corrompu, et posa doucement son pied sur le petit tuyau qui servait de pont, suspendu par des câbles. Il s’y maintint, et se balança au-dessus du vide, admirant l’intense activité de la populace de Solstille. Entre eux et Mercy, les quartiers moyens, il n’y avait que quelques rues de différence. Celle-ci était donc très mince. Seules la lumière, la sécurité et la propreté marquaient distinctement les deux niveaux de vie.

Il força sur ses épaules pour se pencher horizontalement au-dessus du vide, dos à celui-ci, visage face au ciel. Le plafond, ou énorme plateforme de Montnimbe. Tant d’espace entre la bourgeoisie de Belleville et la noblesse, mais si peu de différence entre les autres niveaux. Ils aiment faire les choses à moitié, ici. Et ça va finir par leur coûter très cher.

Rejoignant le balcon, il ne put s’empêcher de repenser à sa correspondante. Le mot était fort : lui ne pouvait communiquer avec elle. Il savait qu’elle possédait un ordinateur – elle avait fourni quelques informations exclusives au Doc, l’an passé, quand elle ne parlait qu’à ce vieux débris. Il pouvait lui envoyer lui aussi des informations par images sur l’ordinateur… Mais il n’avait ni le droit de tenter de la débusquer pour lui faire parvenir ses lettres, ni de lui envoyer un véritable message.

« Cher étranger,

J’ai bien reçu ton message. Si d’aventure tu venais à recommencer, je me verrais dans l’obligation de tout effacer et de reporter mon attention sur une aide plus adéquate.

Merci bien,            

La poupée »          

Voilà ce qu’il reçut lorsqu’il eut tenté de lui faire parvenir un message sur écran, sans son autorisation formelle. Elle prit soin d’éviter le « salutation » habituel, témoignant d’un agacement certain. Il avait beaucoup ri à la lecture de cette lettre, et l’avait conservée sur sa petite table de chevet. Ou le bout de tôle qui en faisait office. Néanmoins, il avait obéi, et ravalé sa frustration.

Cette lettre était venue sans le petit paquet habituel. Y repensant, les mains tremblantes, il se hissa sur son lit et décrocha une petite plaque au plafond, où étaient cachées de petites fioles bleutées. Il fut ravi, en rentrant, de voir qu’elle lui avait livré chose due. À chaque lettre reçue, il avait droit à quelques échantillons de klein – la quantité variant par leur qualité. Sans attendre, il enfonça une des fioles dans son inhalateur, et en respira doucement le contenu. Inspiration après inspiration, savourant l’instant, comme une récompense durement obtenue.

Il ne savait si cette poupée avait un lien quelconque avec l’Impératrice. Mais il voulait la rencontrer, absolument, pour en avoir le cœur net. Elle voulait sauver l’Empereur et sa fille, mais pourquoi ? Était-elle une amie ? Un membre caché de la famille ? Ou une ennemie, qui avait des comptes à régler ?

Fatigué de se poser en boucle les mêmes questions, il se rassit sur le petit tabouret près de l’écran, qui affichait un nouveau texte.

« Noah, le Doc est triste. Rentre s’il te plaît ! Et ton amie fait des bruits bizarres alors que je l’ai assommée plusieurs fois… Tu sais comment elle fonctionne ou pas ? PS Pense à me ramener une vieille batterie ! – Suzanne. »

Il pouffa, effaçant le message sans attendre. Ennuyé, respirant doucement le contenu d’une deuxième fiole, il porta son attention sur les informations qu’il avait envoyées à la poupée. Des détails sur les usines de sinistrés, les différentes entrées de Montnimbe, les fréquences d’apparitions des chouettes (quand et où), ou des photographies de plans d’ordinateurs. Rien de textuel : uniquement des images. Tout ce que le sénateur détestait traquer. Aucun autre mot de contact ne devait être envoyé. Par peur que Swaren ne récupère des informations ? Le Doc et moi, on sait brouiller les pistes, mais visiblement pas la poupée. Quelle plaie.

Néanmoins, il hésitait. Et s’il envoyait un message, maintenant ? Après tout, il n’avait pas rempli sa mission… Elle lui avait demandé d’en ramener un, et de le déposer à un endroit précis, où elle le récupérerait. Mais il avait échoué. Elle devait bien savoir ! Il devait la prévenir !

Quelle plaie… Décidément.

Il se torturait l’esprit, frappant un mannequin avec son fouet, tuant le temps. Oui, s’il lui envoyait un message, elle en serait informée. Il ne pouvait pas la laisser dans le flou. Savait-elle qu’il était rentré ? Peu probable. Elle ne se renseignait que par l’ordinateur. Rien d’autre. Là était l’objectif : être discrète. Invisible, même. Mais avoir comme allié quelqu’un d’invisible n’était pas fiable. Pour preuve, les voici tous les deux bloqués.

Si ce n’est qu’un message… Pourquoi pas ? C’est urgent, après tout.

Il astiquait le bout de son fouet, abîmé par l’entrainement, tournant en rond dans la petite pièce. Mais, usé par l’hésitation, il prit son courage à deux mains : il tortura les touches du clavier, et tint son index au-dessus de la touche Entrée. Une nouvelle fois, il fut pris d’un doute. Et si nos communications étaient observées, à l’instant ?

Le doute se faisant trop fort, il se garda de l’envoyer, et tourna une énième fois dans la pièce, faisant gigoter son arme de cuir. Il avait besoin de se vider l’esprit. Ainsi, il alluma le vieil autoradio qui traînait au pied du lit – ou plutôt la planche à ressort qui en avait l’usage – et s’étala sur le sommier usé, écoutant la voix de femme qui s’échappait à la place de la délicate musique espérée.

« … et cela me touche également beaucoup. Notre future Impératrice fera tout son possible pour envoyer à la noblesse ses lettres de remerciement d’ici quelques semaines, avant le couronnement. À ce dernier d’ailleurs sera organisé un grand orchestre, non seulement en l’honneur de notre très regretté Humphrey Lawrence Aurora, troisième du nom, feu Empereur et Père de l’Aurore, mais également pour notre bien aimée Alicia Aurora. Les étudiants du conservatoire impérial ont souhaité le jouer eux-mêmes, ce que notre maire Lewis a accepté avec grande joie. Ah… On me dit dans l’oreillette qu’en réalité, cette proposition s’est faite sur son dos ! »

L’écho du rire public préenregistré réussit à faire pouffer le jeune homme, allongé paresseusement sur sa paillasse grinçante. Une prestation bien ridicule, et qui ne réussissait guère à lui vider l’esprit.

« Bulletin météo : des pluies acides commencent à tomber, près de Solstille et de Mercy. Pluviôse arrive, nivôse s’en va, et le sénateur Maxwell reste dans le déni en organisant sa “fête de nivôse”. Bien sûr, que je n’irai pas ! (Nouveau rire public.) Annonce sénatoriale : par chance, le sénateur Swaren est absent, et à ma grande joie je pourrai ainsi vous transmettre SEULE l’avertissement de notre dirigeant. Il tient à vous rassurer, sur les inquiétudes liées aux cloches de la ville. Si cela vous… »

Il tourna la petite molette de l’appareil, laissant un bruit de grésillement envahir la pièce. À chaque tour de molette, le même bruit, jusqu’à revenir sur la chaîne de la Dame de la Radio. L’unique station encore en place, après qu’elle eut réussi à écraser tous ses concurrents. Rien de moins pour une sénatrice, après tout.

Persuadé que l’imbue personne derrière ce microphone ne souhaitât pas faire profiter le bas peuple d’une musique plus agréable à entendre que ses ridicules calembours, il soupira, dépité. Rien qui ne permettait de lui remonter le moral. Et à cela vint s’ajouter le pire de tous les éléments auditifs néfastes de cette ville : les cloches.

La ville entière vibra ! À chaque coup, les ondes se répandaient à travers la moindre tôle, le moindre tuyau, le moindre écrou de cette satanée ville. Un cognement infernal, à en faire grésiller la voix de la radio et l’écran de la machine. Les lumières clignotaient, celles de Solstille plus que les autres, plongeant la ville entière dans un horizon incertain et changeant. Celui qu’on appelait le sonneur de cloches s’était réveillé…

Prestement, Noah bondit de sa paillasse, cherchant à débrancher son ordinateur. Si les interférences venaient griller ses circuits, il était fichu. Toutes ses données l’étaient également. Les ordinateurs sophistiqués du Doc pouvaient soutenir une telle charge, mais pas le sien. Le bras approchant de la ligne électrique, il se figea, pris d’un doute affreux. Non… Je peux pas faire ça !

S’il le débranchait, il ne pourrait pas le redémarrer avant plusieurs jours. Et qui savait quand il pourrait communiquer avec la poupée ? Il devait lui faire parvenir le message, maintenant, quoi qu’il en coûtât.

« Chère poupée,

J’ai failli à ma tâche. J’ai ramené le cadeau, mais vierge. »

Le message était bref. Mais il contenait toutes les informations nécessaires. Et alors, les cloches baissèrent en intensité, comme souvent lors de ces crises. La voix de la radio put reprendre, blaguant sur un quelconque pouvoir de prescience concernant les cloches. Celles-ci ne se déclenchaient qu’à minuit, d’ordinaire… Mais le sonneur, une entité non confirmée, les faisait sonner sans ménagement à des moments parfaitement aléatoires. Brouillant tout signal au passage.

« La dernière fois, reprit la radio, des traces de feu et de suie furent trouvées en haut de l’hôtel de ville, dans le clocher lui-même. Mais aucune trace d’un quelconque intrus en ces lieux. Que de mystères ! Oh, on dirait bien que les cloches baissent à nouveau en intensité. Grand bien m’en fasse ! (Rire.) »

 Le visage face à son écran, Noah laissa se perdre un sourire sur son visage crispé. Il avait désobéi à la poupée, dans une urgence qui n’en était pas une. Les cloches avaient sonné bien moins longtemps que d’habitude. Une manœuvre trop précipitée de sa part ! Mais il ne s’en inquiéta pas : après tout, il ne s’agissait que d’une information très simple. Qu’auraient pu en faire un quelconque espion, que le Doc aurait vite fait de balayer une fois repéré dans ce réseau privé ? Noah s’en satisfit. Il attendit, les mains derrière la tête, une réponse. Mais aucune ne vint.

Alors que les cloches devinrent muettes, les messages furent tous supprimés.

Il sursauta. L’écran était vide. Il parcourut les onglets, mais seuls restaient les messages d’insulte qu’envoyait le Doc. Rien d’autre. Plus aucune image. La poupée venait de lire sa missive, et… de tout effacer. Comme promis.

Dès lors, il n’aurait plus aucun contact avec elle.

« Non ! », geignit-il, enfonçant son visage dans ses mains. Ses plans tombaient à l’eau. Quel idiot il était ! Il n’y avait pas pensé jusqu’ici… Elle pouvait choisir n’importe qui. Le Doc avait raison. Il n’était qu’un pion parmi un très large choix. C’était lui, mais ça aurait pu être n’importe quel autre habitant de Solstille, Mercy, ou la bordure des cheminées de Pontmarchais.

Alors que lui avait besoin d’elle. Pour sauver sa bien-aimée. Son Alicia.

Il prit une fiole. Puis une deuxième. Vidées d’une seule inspiration, par empressement, sans parvenir à s’en satisfaire. Comme inefficace, ce klein lui comprima plutôt la poitrine, lui donna des sueurs froides et l’accompagna d’un acouphène impitoyable. Ses yeux quémandant une troisième dose, ils se braquèrent avec vivacité sur un message.

Composé de deux lettres, et d’une unique ponctuation.

« Où ? »

——

L’Araignée tissait sa toile. Doucement, mais sûrement. De petite à l’origine, elle passa à la taille… Eh bien ! de toute une cité, pardi. En désormais deux siècles de tissage, cela était plus qu’acceptable, selon Lorace Swaren. Revenant du clocher de l’hôtel, ayant enfin coincé le gros insecte bruyant qui causait tant d’émois en ville, il marchait avec nonchalance dans les couloirs de son entreprise, qu’on appelait manoir. La norme, à Montnimbe, que d’associer le lieu de vie au lieu de travail. Cela permettait de garder un œil fort avisé sur ses employés et ce qu’ils faisaient, de jour comme de nuit.

D’autant plus que ce sinistré bicentenaire n’avait nul besoin de repos. Tout juste sorti de ses occupations de la sélection, il pouvait retourner dans son antre. Un véritable nid à arthropodes, envahi d’espions. Tous lisaient les fax et écrits de machines que son réseau captait. Depuis cet endroit, l’entièreté de la ville était lue. La moindre lettre tapée sur une machine était directement perçue, identifiée et localisée. Le moindre fax était imprimé, et bien sûr, identifié et localisé à son tour.

Quatre mains dans le dos, une autre tenant sa plume et la dernière caressant la chaîne en or de sa redingote mauve du jour, il marchait à pas lents à travers les énormes pièces terriblement animées. Tous se mouvaient d’un air pressé, les yeux rivés sur les piles de papier qu’ils tenaient entre leurs bras. Aucun ne se bousculait pourtant : chacun était assigné à sa propre tâche, forcé d’exécuter des mouvements précis, chaque minute et chaque heure, répétant les mêmes actions. Encore, et encore. Lui prenait un fax, sortant d’une des milliers de machines de la pièce, puis le déposait sur une pile. L’autre prenait la pile dès qu’elle atteignait (rapidement) les cinquante pages, et allait les déposer sur un bureau. De ce bureau étaient lus les papiers, par un sinistré aux trente yeux. Les feuilles inutiles étaient stockées dans une aile, gérée par d’autres fourmis aux actes précis. Les utiles, envoyées dans l’aile opposée, gardées sous sceau qu’apposait son voisin. Enfin, les cruciales, fournies à l’unique employée qui n’avait pas la langue coupée. Car oui, si travailler pour le plus ancien sénateur relevait d’un immense privilège, accepter son côté harassant était une chose… Se résoudre au mutisme en était une autre !

« Sénateur, vous voilà revenu », grinçait la jeune secrétaire humaine aux cordes vocales robotiques. Elle se savait écoutée en toute circonstance. Et surtout, à la moindre parole déplacée, muette pour toujours. Ce qui faisait d’elle l’unique parole à surveiller, mais également la plus fiable.

« Secrétaire, la salua Lorace.

— Nous avons reçu une trentaine de documents cruciaux. La plupart concernent le sonneur.

— C’est temporairement réglé, jetez tout. Et pour le reste ?

— Entendu. Un concerne la Chouette, comme vous l’avez pressenti. Deux sont en rapport avec les rumeurs sur l’Impératrice.

— Encore des rumeurs ?

— Oui. De Solstille, Sénateur.

— Facile à annihiler donc. Si certains souhaitent se débarrasser de leur langue, n’hésitez pas. Nous risquerons de manquer de bras, lorsque la Chouette tombera enfin. Oh, qu’en est-il de ce musicien de pacotille ?

— Il est allé s’amuser dans un carrousel. »

Lorace se stoppa, chose inhabituelle et surtout inattendue. L’entreprise tout entière sembla cesser de se mouvoir, à la vue d’un tel phénomène. Mais tout reprit son court la microseconde d’après, avec la mélodie familière du fourmillement de l’endroit.

« Un quoi ?

— Un… carrousel. Il buvait du thé. En compagnie d’une élève. Selon son journal. »

Il reprit sa marche jusqu’à son bureau, mais n’y entra pas. À la place, il entra dans le bureau voisin, celui de la secrétaire, qui fut étonnée d’un tel virage de la part de l’Araignée. Elle le suivit sans attendre, les documents dans les bras.

« Une vingtaine concernent les écrits et fax des autres sénateurs. L’un devrait vous intére…

— Montrez-moi le document sur la Chouette. Une chose m’intrigue. »

Elle le lui tendit sans attendre, prenant sur elle d’avoir été coupée. Seule la parole du sénateur comptait, en tant que maître des lieux. Celui-ci ouvrit les multiples sceaux mécaniques, ne pouvant être ouverts que de sa propre main, et parcourut les lignes du petit texte qui avait été tapé à la machine.

« C’est une plaisanterie ?

— Il me semble que non, monsieur…

— Ce n’est pas à vous que je parle.

— À qui, dans ce cas… Hm ! »

Il avait claqué des doigts, et la secrétaire devint muette, les mécanismes de sa gorge arrêtés. Elle s’inclina, pour s’excuser, et il ne l’autorisa à se relever qu’après qu’il eut relu une centaine de fois le texte, une dizaine de minutes plus tard. Le dos désormais meurtri, et sa voix retrouvée, la secrétaire reprit un air de parfaite obédience.

« Si je comprends bien… Cet idiot a délibérément écrit sur sa machine ce qu’il a fait ? Comme s’il m’adressait à moi-même son journal intime ? »

Aucune réponse. Il leva ses yeux verts en la direction de la jeune secrétaire, toujours muette.

« Je vous parle.

— Oh, pardonnez-moi… C’est que je n’étais pas sûre…

— Répondez-moi bon sang !

— Oui ! Il semblerait bien, Sénateur. Vous m’avez demandé de sceller tout texte lié à la Chouette. Non de les comprendre.

— Si quelqu’un pouvait le comprendre, je l’aurais déjà éliminé depuis longtemps pour prendre sa place. Ou, du moins, remplacé ses petits drones. Mais, ce document m’est parfaitement inutile. Il cherche simplement à se moquer de moi. »

Que cette élève qui l’accompagnait fût la taupe ou non, cela ne me donne pas plus d’informations. Il cherche simplement à me pousser à la faute, à le traquer et à me perdre dans ses nombreux petits jeux. C’est mal me connaître, Owlho.

Il jeta le papier dans les mains de la secrétaire, qui entreprit de le brûler sans attendre, avant d’en disperser les cendres dans les nombreux conduits prévus à cet effet. Les restes calcinés iraient se perdre dans les nombreux tuyaux de déchèterie à travers toute la ville, éliminant toute trace de cette information.

« Avez-vous réussi à pirater notre cher Emil ? demanda Lorace, s’attendant à une réponse négative.

— Oui. »

Il bondit de sa chaise, peinant à reprendre constance.

« Mais… Oui ?

— Oui.

— POURQUOI… Pourquoi donc ne pas me l’avoir communiqué plus tôt ?

— Il s’agit d’un des documents cruciaux, que je viens de déposer sur votre table.

— Cela ne répond pas à ma question.

— Je pensais que les informations sur la Dame de la Radio vous intéresseraient plus. »

Il chercha parmi les documents, et vit celui consacré à l’ancien sénateur, Emil Cosprow.

« La Radio ? Qu’a donc-t-elle bien pu écrire de si intéressant pour que cela attire mon attention ?

— Elle vous a gracieusement insulté dans ses notes personnelles. Je crois me souvenir qu’elle vous qualifiait de sale insecte repoussant, bon qu’à nourrir les volatiles.

— Ce n’est pas faute de vous avoir prévenue, pourtant : ce genre de documents est à mettre en inutile ! Bon. Passons. »

Il ouvrit le document sur Emil, et fut ravi d’y voir une impression de textes tapés à ces odieuses machines qu’il nommait « ordinateur ». Mais il n’y avait ici qu’un seul mot, accompagné de sa ponctuation.

« Où ?

— Dans les inutiles, je vous ai entendu.

— Non, bougre de… Il est écrit : “Où ?” Pourquoi ?

— Je l’ignore. Il s’agit de l’unique message que nous avons intercepté.

— Écrit par qui ? Emil ? Ou un de ses assistants ? Par quelle machine ? »

La secrétaire resta muette, pensive, puis s’excusa et quitta la pièce, afin de retrouver l’information perdue on ne savait où. Lorace feignit un soupir et s’effondra sur la chaise du bureau, désespéré. Avec un peu de chance, le sénateur Maxwell l’autoriserait à se débarrasser de sa stupide fille, la remplaçant par une secrétaire compétente. Mais j’ai besoin d’accéder à son réseau de journaux… Si je dois me coltiner sa fille pendant encore trois ans, soit ! Il me sera redevable après ça. Pour au moins trois siècles, et je m’en assurerai avec sa descendance ! Quoique non. Mauvaise idée, vu ce que cela me rapporte actuellement.

Affligé de ne point voir revenir le regard vide de toute intelligence de sa secrétaire, il se leva de la petite chaise pour se diriger vers son propre bureau. Il ne devait pas faire attendre son principal invité. Il avait eu un mal fou à l’emmener discrètement jusqu’ici, à l’unique connaissance d’une poignée d’employés de longue date, et de la secrétaire. Ses plans pouvaient enfin commencer. Dissimulant son excitation, il ouvrit la porte.

Dans la pièce, personne.

Il imita une grande inspiration, calmant ses câbles crâniens, et imagina le flot de tortures indécentes qu’il ferait subir à l’employé qui avait manqué à son devoir.

« Sénateur, reprit la secrétaire en revenant au trot. J’ai retrouvé…

— Où se trouve le fils du maire ? »

La jeune femme resta interdite. Elle leva un sourcil et entreprit de passer la tête par-dessus l’épaule du grand sinistré, la pointe sur les pieds.

« Il se trouve dans votre… ah, non.

— Je le vois bien qu’il n’est pas ici, enfin !

— Il y était, il y a une heure. »

Manquant d’écraser les cordes vocales mécaniques de son employée, Lorace fut stoppée par la vision d’une fenêtre ouverte, que traversa un petit oiseau de métal. Lentement, il s’en approcha, toutes mains appuyées contre ses reins mécaniques.

« Très malin… Voilà qu’il me vole mes propres affaires maintenant, tout en osant m’espionner. Détourner mon attention avec son faux journal intime… Il y a de l’idée. Faites-moi voir à nouveau le papier sur la Chouette.

— Je l’ai brûlé, Sénateur. »

Il écrasa la gorge de la jeune femme, l’empêchant de hurler tandis qu’il enfonçait ses doigts de métal dans ses yeux. Son visage ainsi troué tentait de hurler, pendant qu’elle chutait, balancée dans le vide depuis la fenêtre. Lorace s’appuyait contre le mur avec ses doigts rouges, peinant à retrouver ses esprits. Se mélangeaient les informations, les sensations, les souvenirs… Il repensa avec violence au visage du musicien qui lui avait volé une des plus grandes opportunités de sa vie, et revint avec peine au sein du silence.

Titubant légèrement, le contrecoup de sa perte de conscience se faisant lourdement ressentir sur ses capacités motrices, il brûla à son tour tous les documents renseignant les paroles de la secrétaire, anciens comme nouveaux. Qu’importe ce qu’elle aurait pu dire pendant son absence au Dawnbreaker, cela ne devait pas aller au-delà que de discussions sur la vivacité des poissons rouges dans leurs bocaux.

« Bon. Il me faudra une nouvelle secrétaire. Et remplacer Maxwell. Il risque de m’en vouloir un peu trop pour se retenir d’être gênant. Oh… »

Il se pencha et ramassa les documents rapportés par son ancienne employée. Il parcourut les informations y figurant, appuyé sur son siège, tandis que ses mains – celles immaculées, l’autre étant nettoyée avec soin par une petite machine – travaillaient sans relâche pour noter toutes les informations utiles du jour. Il était bon de conserver un maximum de sa mémoire sur papier, et laisser libre sa tête, lorsqu’on vivait des siècles durant. Mais un détail le chiffonna, l’obligeant à s’arrêter.

« Ce message a été écrit depuis… l’ordinateur d’Abel Lewis ? »

——

Alors que l’obscurité emplit l’univers, elle n’entendit plus rien. Deux grandes mains vinrent écraser son visage des deux côtés, lui donnant l’impression qu’il pouvait exploser à tout instant. L’air venait à manquer, dans cette prison infinie qui l’engloutissait. Peu à peu, toute chaleur quitta son corps, ses poumons ou même son cœur. Demeurait un froid glaçant, figeant l’intégralité de ses muscles, de ses tendons et de ses os.

Dans les tréfonds des ténèbres, des échos vinrent à sa rencontre. Des voix, qui raisonnaient telles des râles de fantômes. Reviens ! qu’ils murmuraient. Reviens ! Où ça ? Il n’y avait plus rien. Plus rien n’existait. Elle n’avait autour d’elle plus aucune liberté. Plus aucune lumière. Plus aucun espoir.

C’est alors, après que l’obscurité l’ait épousée durant une éternité de vie, qu’elle vit une très faible lueur. Comme une petite luciole, qui brillait au fond d’un tunnel infini. Inatteignable, cette lumière se mit à pulser, faiblement, comme si elle s’accrochait à la vie. Une toute petite et insignifiante lumière bleutée.

Un soupir quitta ses lèvres, à la vue de cette luciole mourante. Elle aussi, devait se sentir terriblement seule. Était-elle effrayée ? Cherchait-elle une issue ? Elle chercha un moyen de l’atteindre, peu importe comment. En rampant, en nageant, en volant, elle ne sut, comment, mais elle s’en approcha. N’aie pas peur, petite lumière, pensa-t-elle. Moi aussi, je suis seule. On m’a laissée ici.

 

Le plafond de cuivre revint au-dessus d’elle, d’où pendait une ampoule bleue. Neila fixa cette lumière vacillante de longues secondes, sans bouger, allongée sur son petit brancard de fortune. Sa respiration était douce et régulière, dans les tubes du masque qui épousait le bas de son visage. Elle mit du temps à se rappeler où elle était, et ce qu’elle faisait là. Et avec qui elle était.

« Neila ! s’exclama une voix féminine, avant que les taches de rousseur de Suzanne n’apparussent. Tu as enfin ouvert les yeux… Non, non, ne bouge pas ! Eh, mais ! »

Neila se releva sans attendre de son lit, retirant le masque qui lui apportait un air bien trop artificiel à son goût. Elle inspira une grande bouffée de l’air vicié du laboratoire, avant de laisser une épaisse quinte de toux s’exprimer à sa place.

« Tu n’es pas en état, restes allongée…

— Non, toussota Neila, qui reprenait son souffle, arborant un sourire. Non, tout va bien, t’en fais pas pour moi. »

Elle posa ses pieds nus sur le sol froid, mais fut maintenue assise sur le matelas par les deux mains insistantes de la bricoleuse.

« Tatata, c’est moi qui commande ici ! Si tu veux te lever, tu devras attendre que je t’analyse.

— Il n’y a rien à…

— J’ai dit : chut ! Laisse-moi faire. »

Elle passa un stéthoscope froid comme l’ennui sous sa chemise, ce qui glaça le sang de la jeune femme nouvellement éveillée. D’une oreille attentive, la bricoleuse, visiblement médecin de substitution, écoutait ses battements parfaitement réguliers. Neila la laissa faire, regardant la pièce autour d’elle, pour une fois nette à sa vision. Sur une table gisait le corps démembré d’un robot, aux allures plus que reconnaissables.

« Will ?!

— Chut, j’essaie d’écouter. T’en fais pas, il va bien.

— Mais… Son corps, il…

— Oui ! s’exclama soudainement Suzanne en retirant le stéthoscope, parfaitement rassurée. Je lui refais une petite beauté. Je l’ai endormi, et je lui fais même écouter du jazz pour le relaxer. J’espère qu’il aime ça… M’enfin, toute bonne personne se doit d’aimer le jazz hein !

— Combien de temps il va rester comme ça ?

— Environ trois semaines, le temps de récupérer les pièces adéquates pour lui. Enfin, j’espère. Au maximum. Peut-être. Non, je pense. C’est sûr. »

La vision de ce corps démonté et étalé sur une grande table ne lui inspirait pourtant pas la même relaxation que son cher compagnon de métal devait ressentir. En retirant toute notion mécanique, cela ne s’éloignait pas tellement d’un corps parfaitement déchiqueté, les boyaux et viscères étendus entre les os d’un pauvre patient. Le frisson qui lui parcourut l’échine la ramenant à la réalité, elle vit un petit écran sur lequel défilaient des ondes. Plutôt qu’afficher des pulsations, comme elles le feraient pour un cœur humain, elles étaient triangulaires, serrées et totalement régulières. Comme une ligne de « V » alignés les uns à côté des autres.

« Son processeur est en pleine forme, à ma grande surprise. Cela m’arrange, il m’aurait fallu plusieurs mois pour réussir à le remplacer sans abîmer sa mémoire. Les sinistrés n’ont aucune mémoire en dur, comme les humains d’ailleurs. C’est une mémoire vive, constamment allumée. Si elle s’éteint, c’est à jamais.

— Un sinistré ? s’étonna Neila. Il clamait qu’il n’était qu’un robot comme tous les autres…

— Aucune chance. Un robot, même complètement fou, n’aurait pas un tel caractère. Et son processeur me le confirme : il était humain, avant. »

Alors que Suzanne lui retirait sa perfusion de fortune, Neila regarda une dernière fois le robot, qui devenait de plus en plus flou. Comme d’habitude, après chaque crise, ma vue ne me revient qu’un bref instant…

« Tu te décides à me raconter ce qu’il s’est passé ? s’enquit l’ingénieure en s’installant à ses côtés. Tu t’es effondrée d’un seul coup hier, en hurlant à la mort… Puis pouf ! évanouie.

— Ah, grimaça Neila, soudain pétrie de honte. Je voulais pas vraiment que quelqu’un voie ça… Attends, tu m’as dit “hier” ?!

— Oui, hier. Dans la soirée. Tu es restée évanouie plus de dix heures !

— Eh ben… Ça a duré plus longtemps que d’habitude.

— Comment ça, “ça” ? Qu’est-ce qui t’a pris ? Tu es malade, ou un truc du genre ? T’étais blanche comme un linge, tu tremblais et tu transpirais… Et là, plus rien.

— J’ai juste… Enfin, comme tu le sais, j’ai des problèmes de vue, et…

— Ça, je sais bien, la coupa Suzanne. Oh, d’ailleurs, c’est pour toi ! »

Elle lui tendit une lunette, visuellement très proche de celle qui lui avait été fabriquée à l’orphelinat. Au lieu d’une petite roulette sur le côté de la monture, il s’agissait de crans d’arrêt, certes moins nets, mais plus rapide à configurer. Neila posa l’accessoire sur son nez, et s’amusa avec les crans : l’un d’eux rendait à sa vision ses lettres de noblesse. Ou presque.

« C’est génial ! s’exclama Neila, savourant le monde de netteté qui l’entourait.

— C’était pas grand-chose ce petit engin hein, ç’a dû me prendre une heure ou deux. Le plus dur, c’était d’étudier ta cornée pendant que tu gigotais en plein cauchemar. »

Neila se retint de trembler d’effroi face au visage plein d’entrains de ce savant fou. Qui savait ce qu’elle avait bien pu lui faire pendant son sommeil…

« Merci, reprit Neila, je ne sais pas comment te remercier…

— En m’expliquant ce qu’il s’est passé par exemple, insista Suzanne.

— Désolée… Eh bien, ma vue change constamment, et, par moment, il m’arrive de ne plus rien voir. C’est très soudain, et ça peut arriver n’importe quand. Je ne sais pas réellement pourquoi.

— Je vois, marmonna Suzanne en observant avec passion l’unique œil de son patient. Mais, quel rapport avec une crise de panique ? »

Toutes deux se fixèrent de longues secondes, suivies d’un vif instant où Neila se mit à reculer, le visage cramoisi et les mains tremblantes.

« R… rien ! Au… aucun rapport ! Ah ah, t’en fais pas… C’est passé, j’ai juste dû avoir un coup de mou, c’est tout ! Oui, voilà… »

Peu satisfaite de la réponse, Suzanne retira la lunette des yeux de Neila et la tint loin au-dessus de sa tête, laissant ainsi la petite malvoyante tenter de la récupérer en sautillant sur place. S’amusant à la voir se fatiguer ainsi, elle patienta jusqu’à ce que l’intéressée accepte de lui expliquer, assise sur le brancard, le visage entre ses genoux.

« Ben… C’est juste que… j’ai… »

La suite de sa phrase fut noyée dans un murmure.

« Tu as… ?

— … Peur du…

— Duuuuu… ?

— … DU NOIR ! Voilà je l’ai dit, t’es contente ?! »

Suzanne explosa de rire, se tenant les côtes pendant que la peureuse récupérait sa lunette en fulminant de colère.

« Attend, attend ! rit l’ingénieure en tentant de retenir Neila, quittant la pièce. Désolée, j’ai pas pu m’empêcher… J’te jure que je ne me moque pas !

— À peine…

— Non, promis ! C’est juste que… Je ne m’attendais pas à cette réponse ! (Elle continuait de ricaner, étouffant un nouvel accès de rire.) Au point de te mettre à hurler, je t’avoue, ça m’a un peu étonnée, hein… »

Malgré le ton de Suzanne qui se voulait rassurant, Neila n’arrivait plus à sourire. Elle se rappelait l’étreinte glacée de l’océan abyssal qui l’avait engouffrée. À cette idée, ses mains se mirent à trembler, sans qu’elle réussît à les calmer. Suzanne comprit son erreur et caressa ses doigts.

« Je suis désolée, je n’aurais pas dû rire… Pardon. C’était méchant.

— C’est rien », répondit froidement Neila.

Suzanne fit la moue, puis retira sa blouse de travail. Elle se retourna et souleva sa chemise, devant une Neila perplexe. Quand une cicatrice apparut alors, sur le bas du dos de la bricoleuse.

« C’est… ?

— Les restes d’un accident. C’est arrivé quand j’avais treize ans. Je m’amusais à grimper sur de grands drones à l’époque. J’aimais déjà bidouiller des engins, alors imagine jouer avec ! Pouvoir voler au-dessus de toute la ville, admirer les lumières de la cité de brume sous mes pieds… »

Assise contre un des plans de travail, Neila buvait ses paroles. Se souvenant du premier paysage d’Everlaw qu’elle put admirer, elle comprit les rêves de cette petite fille aux taches de rousseur.

« Un jour, évidemment, il a fallu que je glisse. Je suis tombée de… probablement bien trop haut pour survivre. Par miracle, je ne suis pas morte, mais ma colonne vertébrale en a pris un coup. »

Suzanne se rhabillait, continuant son histoire.

« Je me suis réveillée sur le même lit que toi ! Au lieu d’admirer comme toi les formes sublimes de la jeunesse que j’incarne (elle fit un clin d’œil), je suis tombée sur une paire de lunettes vissées à un visage couvert de rides… J’ai failli mourir sous le choc ! »

Neila lâcha un petit ricanement, suivi de sa nouvelle amie, qui vint alors caresser son épaule.

« Il m’a sauvée, ce jour-là. Je ne pouvais plus marcher, mais il m’a aidée. Il m’a encouragée, alors que j’avais peur de poser le pied sur le sol. Peur de ne plus jamais pouvoir courir. Avec mes jambes, il m’a redonné goût en l’effort, et j’ai réussi ma rééducation. Avec mes mains, il m’a redonné goût en la mécanique, et je suis devenue son assistante ! »

Neila ne put s’empêcher de se remémorer alors, elle au même âge, dans les grands bras de McQueen. S’imaginer ne pas se réveiller, rester dans un noir éternel, alors que les paroles du shérif la rassuraient.

Elle sourit de compassion, étreignant la jeune dame qui se tenait devant elle. L’étonnement fit place à un sourire partagé, dans cette étreinte mêlant deux inconnues. Toutes deux ne se connaissaient pas, mais elles pouvaient comprendre leurs traumatismes mutuels.

« Bon, dit Suzanne en s’écartant de Neila, un peu gênée. Il vaudrait mieux que tu restes encore un peu en observation. Noah risque de revenir d’un instant à l’autre, et le Doc…

— Noah ? la coupa Neila, qui remettait déjà ses bottes malgré tout.

— Oups ! » Elle mit ses mains devant sa bouche. « J’ai gaffé… »

Neila fronçait ses vibrisses, sous le ricanement incontrôlé de Suzanne. Son air de petit diablotin trahissait son manque de remords.

« Bon, reprit-elle, maintenant que c’est fait hein… Le vrai nom de Waylon, c’est Noah. Tu t’imagines quand même pas que sa mère lui avait donné ce nom ridicule ! »

Au tour de Neila de rire, suivie de son amie.

« Noah donc… Ce fumier me cachait bien des choses.

— Vous avez l’air d’en avoir vécu des choses, tous les deux. Je n’ai même pas eu le temps de vous le demander.

— Oh, on n’est pas restés très longtemps ensemble en vérité. Il m’a surtout fait pas mal de crasses et a manqué de me tuer, mais… oui, on a vécu quelques trucs. On a volé dans un four ! »

Sous le regard interloqué de Suzanne, Neila explosa de rire, s’équipant pour sortir malgré les contestations de son nouveau chaperon.

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