La Macaza, 1er décembre 2017
— Qu’est-ce que tu peintures papa ?
Noah avait arrêté de badigeonner sa toile de toutes les couleurs à sa disposition. Il s’était appliqué comme s’il était en train d’étaler de la marinade sur un poulet. Son petit chevalet était placé à côté du mien. La pièce était inondée d’une magnifique lumière et les rayons de soleil faisaient ressortir les mèches rousses de la tignasse de Noah. J’arrêtai un moment ce que j’étais en train de faire et reculai d’un pas afin d’observer mon travail. Comme à mon habitude (mauvaise habitude), le bout du pinceau trouva ma bouche et je le mâchouillai en me retournant vers mon fils.
— Je commence une nouvelle toile, je peins une… femme, mais elle est spéciale.
Il prit un air interrogateur et regarda mon travail.
— Elle a quoi de spatiale?
— Spéciale… le corrigeai-je. Je ne sais pas encore de quelle façon elle le sera ma Citrouille. Mais, je crois qu’elle aura des pouvoirs. Qui sait ? Peut-être qu’elle ne sera pas humaine.
Je recommençai à mâchouiller le bout de mon pinceau, songeur.
— Papa ?
— Oui, Noah.
— On est quoi quand on n’est pas des humains?
— Mmm, dans ce cas-ci, je dirais… une créature fantastique.
Son petit visage se fendit d’un immense sourire.
— Comme dans les histoires ?
— Oui, comme dans les histoires.
— Comme dans le monde Fantastique? demanda-t-il avec émerveillement. Comme dans l’Histoire sans fin?
— En quelque sorte…
Le petit bonhomme déposa son pinceau dans le bol d’eau près de lui et commença à le faire tournoyer dans le liquide avec sa toute petite main, déjà tachée de bleu et de rouge, pour en extraire la peinture. L’eau passa de marron pâle à marron foncé à chacun de ses tours de pinceau. Le bout de sa langue pointait à droite de sa bouche. Noah sortait toujours la langue quand il était concentré. Ça me faisait sourire. Quand il fut satisfait de la propreté de son outil, il s’approcha et posa ses yeux bruns sur la femme qui commençait à prendre forme sur ma toile. Ses yeux s’écarquillèrent d’émerveillement.
— Je la trouve jolie, même si elle n’a pas de visage.
Je haussai les sourcils.
— C’est que je n’ai pas encore trouvé à quoi elle ressemblera.
Il se retourna vers moi en plaquant ses mains sur sa bouche, étalant du brun sur sa joue au passage.
— Peut-être que c’est le néant qui la fait disparaître ! s’exclama-t-il, horrifié parce qu’il venait de dire.
Je lui lisais clairement trop d’histoire.
— T’inquiète pas Citrouille, c’est pas le néant le coupable, répondis-je avec amusement. C’est moi qui n’arrive pas à savoir à quoi elle ressemblera.
Noah se retourna vers la femme et la fixa avec concentration. Je venais à peine de la commencer, mais Noah semblait voir quelque chose que je ne voyais pas. Son regard était sérieux et je pouvais presque entendre les mécanismes de son imagination s’activer. Il plissa les yeux.
— Finalement, je le vois moi son visage.
— Ah oui ! Alors pourquoi es-tu si sérieux tout à coup ?
— Parce que, je voudrais qu’elle existe pour vrai, la femme fantastique de ta peinture. Est-ce que les créatures fantastiques existent, papa?
Je ricanai.
— Si on y croit, alors j’imagine qu’elles existent… en quelque sorte.
Je m’empressai d’ajouter :
— Dans le monde imaginaire, je pense que oui.
Ses yeux brillèrent soudainement comme s’il venait d’avoir une idée. Il retourna à sa place et mit le portrait qu’il était en train de faire de Frida (qui ressemblait beaucoup à une masse brune) par terre.
— Que fais-tu, Citrouille ?
— Je commence… une nouvelle.
— Et celle de Frida?
Noah lança un regard au bébé chien qui était en train de dormir étendu au soleil devant la fenêtre.
— C’est encore un bébé chien papa, j’ai le temps d’en faire un autre plus tard.
— D’accord, et que vas-tu peindre maintenant ?
— Ben ! Un monde imaginaire!
Évidemment…
— Pour que la femme puisse exister pour vrai, papa.
Mon cœur se serra. Le genre de sensation que je pourrais associer facilement au bonheur. Un sentiment de gratitude prit naissance au creux de ma poitrine.
Les semaines qui avaient suivi, Noah et moi avons commencé à peindre des mondes imaginaires inspirés de rêve que j’avais fait. De grandes toiles représentant des forêts enchantées, des créatures fantastiques, des châteaux et des paysages inconnus commençaient à s’accumuler sur les murs de l’atelier. Évidemment, les toiles de Noah étaient plus de l’ordre de l’Art abstrait qu’autre chose, mais on passait du temps ensemble. Toutefois, la pièce maîtresse de cette future exposition n’était nullement inspirée de mon imagination, puisque le sujet de ma peinture existait dans la réalité. Sur une grande toile était peint un immense cèdre, dont les branches penchaient légèrement. Le géant de bois semblait indestructible. J’avais réussi à capturer son essence, nous pouvions ressentir toute sa sagesse et sa majesté en observant les coups de pinceau. Combien de fois avais-je rendu visite à cet arbre près de la maison depuis mon enfance? Et maintenant, j’avais la chance d’y aller avec mon fils. C’était notre endroit préféré.
J’avais travaillé sur cette expo pendant presque un an, toutefois, je n’arrivais pas à terminer la peinture de la femme sans visage. Chaque croquis que je faisais restait inachevé, tout comme la peinture. J’avais simplement laissé tomber. Je n’étais pas le genre de peintre à forcer les choses. Cette série de toiles devint rapidement un projet d’exposition au grand bonheur de François.
Présent
— François, arrête.
Il était très rare que j’appelle mon ami par son prénom complet. Quand ça arrivait, c’était parce qu’il dépassait les limites, comme maintenant. J’étais debout devant la porte de l’atelier. Mon cœur cognait trop fort contre ma poitrine. Ce fichu organe allait finir par défoncer mon sternum à paniquer de la sorte. Tous mes muscles étaient tendus de stress et la colère faisait trembler mes bras. Je fermai le point si fort que mes phalanges en devinrent blanches.
— J’veux pas que tu entres.
Franc était debout devant moi, les bras croisés sur sa poitrine, un air résolu sur le visage. Je savais qu’il ne rebrousserait pas chemin.
— Émile.
Mon nom résonna dans le corridor comme un avertissement.
— Qu’est-ce que tu comprends pas dans les mots : je ne suis pas près.
Il fit un pas vers moi.
— Em, je vais entrer dans cette pièce, que ça te plaise ou non. J'te force pas à me suivre, mais tu dois me laisser entrer.
— Ne t’avise-pas de poser un seul pied dans l’atelier, l’avertis-je.
Il ferma les paupières et pencha sa tête vers l’arrière comme si cela allait l’aider à trouver la patience pour ce qui allait suivre.
— Calvaire, Erikson, va falloir que tu ouvres cette fichue porte un jour ou l’autre.
— J’suis pas près, OK. Dégage !
Il ne recula pas et je ne bougeai pas d’un centimètre. Mon poing toujours fermé comme si j’allais devoir me défendre à tout moment. Mes cheveux encore humides de la douche que je venais de prendre avaient mouillé le col de mon chandail. Je sentais encore les mèches dégouliner sur ma nuque et un frisson me parcourut.
— Ce n’est pas la première fois qu’on vit ça, Em. Tu sais que je ne changerai pas d’idée.
— Ce n’est pas à toi à décider…
— Seigneur! Em! me coupa-t-il, tu es une épave. T’as besoin d’un bon coup de pied au cul. Tu penses que j’aime ça te voir comme ça, que j’aime te voir te laisser mourir.
Ma respiration se bloqua tandis que François inspira profondément avant de continuer.
— Je sais que tu souffres… quand ma mère est morte, tu ne m’as pas lâché une seconde. C’était quasiment du harcèlement, mais, même si ça me fait chier de l’admettre, ça m’a aidé à tenir le coup, déclara-t-il avec sérieux.
— C’est pas la même chose ! criais-je.
Il ne fut pas surpris par ma colère ni même ébranlé par les mots que je regrettais déjà d’avoir prononcés. Je venais de lui dire sans le dire que la mort de sa mère avait moins de valeur que celle de mon fils.
— J’aurais pas du dire, ça. J’pensais pas…
— Si, tu y pensais, mais la question n’est pas là. Laisse-moi passer.
Je restai immobile comme l’obstiné que j’étais, pareille à un enfant gâté qui ne voulait pas en démordre. Nous étions habitués à ce genre de situation. Ce n’était pas la première fois qu’il me ramassait à la petite cuillère depuis mon accident ni la première fois qu’il me bottait le cul comme il aimait si bien le dire. Néanmoins, quelque chose était différent cette fois. Je me sentais pris au piège comme un animal en cage et je détestais ça.
— Je ne sais peut-être pas ce que c’est que de perdre un fils, mais je sais une chose, déclara-t-il d’une voix grave où l’émotion était palpable. Je sais que, si tu continues comme ça, je ne pourrai plus te ramasser Em, parce qu’il n’y aura plus rien à ramasser, tu comprends? Il sera trop tard.
Mes yeux se mirent à brûler comme si j’allais me mettre à pleurer, mais les larmes ne vinrent jamais. Je ne ressentais que de la colère. Une boule se logea dans ma gorge et j’eus du mal à articuler une réponse.
— T’as pas idée de ce que tu me demandes.
Il fit un autre pas. Une chance que Frida fût à l’extérieur, sinon elle se serait interposée tant la tension était grande entre nous.
— Non. Je ne sais pas. Et je n’ai jamais prétendu comprendre ce que tu vis, parce que je ne le peux pas. Mais, j’ai mal pour toi. Criss! Em! J’en peux plus de te voir dépérir. Ouvre cette fichue porte, ordonna-t-il.
François avait perdu son air taquin, son ton n’avait plus rien de drôle. Je n’aimais pas la tournure des événements. Je détestais quand les choses devenaient émotives. Quand tout me ramenait à l’accident.
— Non, déclarais-je fermement.
Mon refus n’avait plus rien à voir avec mon appréhension face à ce qui se trouvait derrière cette porte. Je m’entêtais seulement parce que la situation nourrissait ma colère. Parce qu’à cause de son comportement envers moi, j’avais des raisons de m’emporter. Une raison d’être furieux. Parce que, je préférais éprouver de la colère plutôt que rien. Et une part de moi avait envie qu’on me crie dessus. J’avais envie que François m’engueule et qu’il me frappe. Je voulais qu’il soit en colère autant que je l’étais. Et aussi parce que je le méritais. Aussi, parce qu’une partie de moi savait qu’il avait raison. J’étais une épave et je dérivais sans but.
— D’accord, on va faire autrement, dit-il soudainement.
Il s’approcha rapidement et je compris ce qui venait de se passer seulement après avoir ressenti la brûlure sur ma joue. La surprise me saisit tant que ma colère se dissipa légèrement. Un fou rire s’échappa presque d’entre mes lèvres.
— Est-ce… est-ce que tu viens de me gifler ?
Il recula d’un pas, mais ses yeux étaient rivés aux miens. Puis, le coin droit de ses lèvres se retroussa. Cela n’avait duré que quelques secondes. Le temps d’un battement de cœur. Il reprit son air sérieux et ajouta :
— T’en avais besoin.
Je posai mon moignon sur ma joue à l’endroit où je devinais qu’une marque rouge de la forme d’une main était en train d’apparaître. Tout à coup, François, profitant de mon état de surprise, me chargea. Il me poussa et essaya d’ouvrir la porte de l’atelier. Je le bloquai de tout mon corps. À quoi jouait-il ? Je faisais deux fois sa taille, ce n’était pas comme s’il avait une chance. Mais, les dernières semaines à ne rien faire avaient dû me rendre lent parce qu’il me surprit une deuxième fois en me giflant l’autre joue. Cela eut pour effet de me déstabiliser et il en profita pour me pousser violemment contre la porte qui s’ouvrit dans un craquement sous le poids de nos deux corps. Nous tombâmes tous les deux durement sur le sol en bois de l’atelier. La respiration hachée, je glissai sur le dos. François se redressa un peu et il épousseta sa veste.
— Tu t’es ramolli. Te laisser mourir comme tu le fais, tu vas presque aussi bien que cette satanée barbe de clochard que tu portes, déclara-t-il en reprenant son souffle.
— C’est quoi ton problème avec les gifles ? dis-je en massant ma joue. Tu te prends pour une fillette ?
François ne répondit rien. Il se leva et alla ouvrir la lumière. Je fermai les yeux. Ma respiration se bloqua dans ma poitrine. Sans que je puisse m’y opposer, l’odeur de peinture, de pins, de terre me submergea. C’étaient les parfums caractéristiques de ma pièce préférée. L’endroit où je passais mes journées. Puis, une odeur vint me frapper de plein fouet, me clouant au sol encore plus que je ne l’étais déjà. Un parfum plus doux et sucré qui se cachait derrière les relents de renfermé. L’odeur de Noah. Son odeur était partout dans la maison, mais dans cette pièce c’était différent. Tout était plus intense. La douleur aiguë des souvenirs qui refaisaient surface me vrilla le cœur et fit couler mon sang. J’allais me noyer dans ma douleur. Comment pouvait-on survivre à une telle souffrance ? Je me sentis tout à coup oppressé. Je ne voulais pas être ici. J’entendis à peine François se rapprocher de moi et s’accroupir. Mes yeux étaient toujours fermés. Je mis ma main sur mon visage que je sentais devenir brûlant sous mes doigts. Ma bouche était si sèche que je n’arrivais plus à avaler. Une chaleur étouffante s’empara de moi. François m’aida à m’asseoir, et j’ouvris les yeux.