La boîte de nuit où Grégoire avait décidé d’emmener toute la troupe était située à quelques enjambées d’un trou de ver, à 20 minutes de Mars, et à une heure de la station de police interstellaire. Autant si Richard pensait qu’ils étaient au beau milieu de nulle part, autant en réalité ils se trouvaient dans le carrefour le plus attractif de toute la voie lactée. Le parking était plein à craquer de véhicules plus ou moins gros, avec plus ou moins de place. Certains ressemblaient à de vieux 4x4 comme on en trouvait encore sur Terre, à la seule différence qu’ils volaient au lieu de rouler. D’autres étaient en constante lévitation, comme celui dont sortait un groupe de jeunes de toutes horizons – à en juger à leur couleur de peau, aux cristaux ornant leur front – qui faisait penser à un de ces bateaux en plastique qu’on ne trouvait plus ailleurs que dans les musées. Le vaisseau à peine posé, déjà le bruit se faisait assourdissant. Jamais sur Terre Richard n’avait été dans un endroit aussi bruyant. On parlait, on criait, on chantait, on hurlait pour s’entendre, et puis on dansait, on marchait, on se bousculait, on buvait aussi. La musique était si forte que même à l’intérieur du vaisseau pourtant insonorisé au maximum on l’entendait, comme si la sono se trouvait à côté de la table. Encore assis, le petit groupe buvait un « dernier verre » avant de partir. Depuis qu’ils avaient dit ça, ils s’étaient resservi deux fois. Ou trois. Aucun d’eux n’arrivait encore à tenir le compte. Les esprits s’embrouillaient, les gestes s’emmêlaient, les mots se distordaient. Ils ne pourraient pas être aussi prêts à faire la fête.
« Fiestaaaa ! »
Contre toute attente, ce fut le lieutenant qui poussa ce cri en se levant. Sa chaise tomba à la renverse. Maggie ne semblait pas s’en préoccuper. Elle avait décidé de sortir du vaisseau. Il était l’heure de faire la fête ! Après tout, ils étaient venus pour ça, non ? Sans prévenir personne, et sans demander l’aide du pilote, Magalie Pierce déverrouilla la passerelle jusqu’à ce qu’elle touche le sol. Le tintement métallique sur le béton fut couvert par la musique bourdonnante qui émanait de la boîte de nuit. Le jeune lieutenant descendit du vaisseau. L’effort fait pour ne pas tomber était surhumain. Décidément, cette journée ne se passait pas comme prévu. Elle qui avait voulu fêter sa promotion dans un bon bar, elle se retrouvait dans une boite de nuit réputée pour ses bagarres. Au moins, l’ambiance différait de celle qui régnait sur Mars, ça ne pouvait que lui faire du bien. L’esprit embrumé par l’alcool, Magalie n’avait même plus mal aux pieds. Elle se dirigea seule vers l’entrée de la boite de nuit. En levant la tête, elle lut sur la pancarte penchée – à moins que ce ne fut elle, qui fut penchée – :
CLUB ILLUSION
En s’approchant, Pierce vit une affiche. Ou plutôt, l’affiche se mit en plein milieu de son champ de vision, obligeant le lieutenant à la lire. Les mots tremblaient sous ses yeux, elle parvint tout de même à déchiffrer :
Le CLUB ILLUSION vous accueille pour une soirée inédite !
Attention aux yeux…
Ce soir, tous vos sens seront mis à contribution !
Entrez, si vous l’osez…
Et n’oubliez pas une chose : tout ceci n’est qu’une réalité parmi tant d’autres…
Bienvenue dans l’ILLUSION !
La mise en garde ne fit par réagir Magalie. En réalité, elle n’était même pas bien sûre d’avoir compris le message. Ni même d’avoir lu les mots dans le bon ordre. Alors elle ne réfléchit pas non plus quand elle s’engagea dans la file d’attente. Elle ne se posa aucune question lorsqu’elle paya son entrée et se fit tamponner le bras. Elle ne se fit aucune réflexion lorsqu’elle pénétra à l’intérieur de la boîte de nuit, seule, en suivant deux vénusiennes aux visages incrustés de pierres précieuses réfléchissantes. Non, Maggie ne pensa absolument à rien lorsqu’elle entra dans le Club Illusion, seule et alcoolisée.
ͽͼ ͽͼ ͽͼ
Lorsque les garçons se rendirent compte de la disparition du lieutenant, dix minutes s’étaient déjà écoulées. Ou vingt. A moins que ce ne fut une heure complète. Ils n’étaient sûr de rien, et pour cause : le « dernier verre » avant de partir, était devenu « l’avant-dernier », puis « l’avant-avant-dernier ». Résultat des courses ? Grégoire, Léopold et Richard étaient si bourrés qu’aucun d’eux n’arrivait encore à tenir son verre. Autour de lui, l’architecte avait l’impression que le monde entier bougeait. Lui, il ne faisait aucun mouvement brusque. Il sentait son estomac prêt à se retourner à la moindre petite secousse. Ce fut pourtant le premier – et plus bourré – d’entre tous qui se rendit compte de l’absence de Magalie dans la pièce :
« Il est où le lieutenant ? »
Il avait eu l’impression, et l’intime conviction de surcroît, d’être très clair dans son élocution. Manque de chance, ce n’était absolument pas le cas. Ni Léopold ni Grégoire ne comprirent les babillements de l’architecte. Ils pensèrent l’un comme l’autre qu’il demandait un nouveau verre. Alors le brigadier attrapa la bouteille et versa un fond de liquide ambré dans le verre du terrien. Richard oublia alors momentanément ce qu’il voulait dire. De quoi voulait-il parler déjà ? Qui était cette Magalie dont le prénom lui restait dans un coin de la tête ? Aucune idée. Et puis, bientôt, le brouillard se fit dans son esprit et plus rien d’autre ne compta que le rhum qu’il parvenait encore à boire, ô miracle.
Ce fut ensuite au tour de Léopold de se poser des questions. Lui, il n’arrêtait pas de se resservir à boire. Le rhum, c’était vachement bon quand même. Alors il buvait, buvait, buvait, même si l’alcool lui brûlait la gorge et qu’une envie de pisser lui assaillait les couilles. Le brigadier ne s’était même pas rendu compte que son lieutenant était parti. Eh ben. Pour quelqu’un qui devait suivre son supérieur coûte que coûte, il était plutôt nul. Même carrément.
Le dernier garçon autour de la table, Grégoire, avait bien remarqué la disparition du lieutenant. Après tout, Magalie avait bien fait un signe de main en partant, non ? Ou alors c’était lui qui hallucinait. Peu importait : il s’en contrefichait. Lui, il devait rester sur le vaisseau. Il disait pas non pour aller boire un verre, mais vu qu’il y avait de l’alcool à bord, pourquoi bouger ?
« Eh, elle est où Magalie ? »
Richard posait et reposait cette question sans arrêt. Il commençait à se dire que quelque chose de bizarre était en train de se passer. Pourquoi ça ? L’alcool lui embrumait la tête. Bientôt, il n’arriverait plus ni à parler, ni à marcher. Déjà, il ne réfléchissait plus. Que pouvait-il bien se passer ? Il ne comprenait pas pourquoi les deux autres ne se bougeaient pas le cul. Sur un coup de tête, et surtout parce qu’il arrivait encore à penser un minimum, l’architecte se leva, bouscula la table et sa chaise, le tout avant de s’éloigner en grommelant quelques mots incompréhensibles.
« Lieutenant ? Vous êtes où lieutenant ? Lieutenaaant ? »
Plus il appelait Magalie, plus la voix de Richard devenait aigüe et incertaine. Il ne savait pas dans quelle direction aller, il n’avait aucune idée d’où il se trouvait : en bref, il s’était perdu dans un vaisseau spatial qui lui semblait petit au départ mais qui en réalité était immense. Il avait descendu les escaliers. Puis ouvert une porte. De cette porte, il se retrouva dans un couloir. Il avait marché, marché, avant de se rendre compte qu’il tournait en rond. Epuisé, la tête retournée et l’estomac pas loin de se vider, Richard s’appuya contre un mur. Du moins, contre ce qu’il croyait être un mur. Il tomba à la renverse. Le choc lui ôta l’air des poumons. Il mit une éternité avant de se rendre compte qu’il avait atterri dans un second couloir. Il se releva tant bien que mal tout en prenant appui sur le mur. Il en avait oublié Magalie, sa disparition et son envie de pisser – qui s’était au passage, sans raison, transformée en envie de dégueuler. Ce fut à ce moment précis que Richard se rendit compte qu’il était véritablement paumé. Si l’architecte avait voulu retourner en arrière, revenir sur ses pas, il aurait fallu dans un premier temps qu’il se souvienne de l’endroit par lequel il était arrivé. Or, l’alcool l’empêchait de réfléchir. Et s’il ne pouvait pas réfléchir, alors il ne pouvait pas sortir. Il avança donc au petit bonheur la chance, suivant son instinct pour le moins douteux en cet instant. Après avoir tourné un long moment dans les couloirs du vaisseau, Richard finit par tomber sur une porte qui l’intrigua fortement. En posant la main dessus, il sentit un courant d’air frais. Il se demanda ce qu’il y avait de l’autre côté. Il appuya de toutes ses forces sur la clenche, la porte céda lentement, comme si elle n’avait pas été ouverte depuis des mois. Le bruit des gonds lui hérissa le poil, mais l’architecte ne sembla pas s’en rendre compte. Il passa de l’autre côté et compris que – ô miracle – il avait fini par retrouver son chemin.
« Lieutenant ? »
Richard avança dans la soute du vaisseau. Bon dieu, mais comment diable était-il arrivé jusqu’ici ? Son esprit commençait à lui jouer des tours. Il regarda tout autour de lui : les parois en acier étaient à leur place ainsi que les boulons qui les tenaient accrochées les unes aux autres, le sol lui paraissait à peu près droit. Ses yeux finirent par se poser sur la trappe du vaisseau, grande ouverte. C’était donc de là d’où venait l’air frais qu’il sentait depuis tout à l’heure ! Content d’avoir compris cela, Richard en avait oublié – encore une fois – ce pour quoi il avait laissé le rhum et les copains. Il se dirigea vers la trappe d’un pas lourd qui résonnait dans tout l’habitacle.
« Lieutenant ? »
La voix de Richie montait de plus en plus dans les aigus : il ne s’en rendait pas compte. Si ça avait été le cas, il en serait littéralement mort de honte. Non mais, sérieusement, Richard MacHolland, le brave parmi les braves, le plus viril des hommes, qui parlait comme une femmelette ? Im-po-ssi-ble. Nan mais oh. Alertés par les cris dans la soute du vaisseau, Léopold et Greg descendirent en courant dans les escaliers. Enfin, Greg courut dans les escaliers tandis que Léopold se déplaçait tant bien que mal en faisant le crabe pour éviter de tomber.
« Richard ?
- MacHolland ? »
Les voix des deux garçons surprirent l’intéressé. L’architecte, pas habitué à être appelé autrement que « Monsieur MacHolland » quand il était bourré, ne réagit pas immédiatement. Que ce soit en dîner d’affaire où les politesses restaient de mises, ou même dans les toilettes du bar avec les nanas que ça excitait, il se faisait toujours appeler « Monsieur MacHolland ». Alors pourquoi, pourquoi deux zozos l’appelaient par son prénom ? Richard. C’était d’un moche en plus. Richard. Ça râpait sur la langue. Quand quelqu’un prononçait son prénom, Richie avait l’impression de l’entendre dégueuler. C’était l’unique raison pour laquelle il acceptait – et préférait, mais ça il ne le disait pas – d’être surnommé « Richie ». Mais il préférait « Monsieur MacHolland ». Combien de fois allait-il devoir le dire ?
« Richard ?
- MacHolland ? »
Ils en faisaient exprès. Ça les amusait. Richard commençait à devenir rouge. Il s’énervait. Pas une seule fois il ne leur avait dit qu’il voulait être appelé uniquement par son nom de famille. Mais c’était logique. Ils avaient fait des recherches sur lui après tout, non ? Peut-être pas finalement. Richard soupira et se retourna. Le tableau qui s’offrit à ses yeux le fit éclater de rire – d’un rire gras du genre désagréable. Léopold s’appuyait contre le mur en espérant que ce dernier le soutiendrait et l’aiderait à rester debout. Manque de chance, sa technique n’avait pas grand succès : plus les secondes passaient, plus le brigadier glissait contre le mur. Bientôt, il s’effondrerait de tout son poids, MacHolland en était certain. A côté de lui, Grégoire se tenait le plus droit possible, soit penché en avant, l’œil agar à moitié fermé, et la figure plus blanche que le cul de Jenna en plein hiver. D’accord, le point de comparaison n’était peut-être pas judicieux : après tout, Jenna faisait des séances d’auto bronzage toutes les semaines, et tout y passait. A un moment, ça avait même tellement intrigué Richard qu’il avait arrêté de sortir le soir, sa femme lui plaisait un peu plus que d’habitude, c’était pas rien.
« Bordel de merde, Richard MacHolland ? »
Cette fois, la voix qui avait prononcé le prénom de l’architecte n’était ni celle de Grégoire, ni celle de Léopold. Lorsque Richard l’entendit, il sursauta et grinça des dents. Il se retourna lentement vers la trappe. Là, en bas, une femme à l’allure féline grimpait la rampe. Richard sentit aussitôt son engin se mettre en route malgré l’alcool qui circulait dans son sang. Oui, cette fille, il la connaissait. Il n’arrivait pas pour autant à remettre un nom sur ce visage – et ce cul, c’était surtout ça qu’il avait retenu. La jeune femme aux longs cheveux blonds flottant sur ses épaules avança encore un peu plus. Une fois arrivée au niveau de Richard – qui n’arrivait pas à déterminer quand il l’avait baisée – elle lui saisit le paquet. L’onde de fraicheur de sa main et les ongles longs transpercèrent la paroi du jean. Richard se mordit les lèvres. Il baissa les yeux vers la demoiselle. Il n’arrivait pas à se souvenir de cette fille. Oui, il l’avait bien rencontrée. Oui, elle avait bien été l’une de ses conquêtes. Mais non, il ne se souvenait ni de son nom, ni de l’endroit où ils avaient fait connaissance.
« Tu te souviens de moi ? »
Entourés de cristaux translucides, comme des dizaines de petits diamants, ses yeux roses se plongèrent dans ceux de Richard. Elle n’avait pas hésité une seconde en le tutoyant. Elle n’avait pas non plus hésité lorsqu’elle lui avait saisi le paquet juste avant. De ce coup-là, Richard oublia une nouvelle fois la mission qu’il s’était donné. Léopold et Grégoire aussi. Les deux hommes s’étaient d’ailleurs redressés et rapprochés. Le brigadier baissa les yeux vers ses pieds lorsqu’il se rendit compte d’où se trouvait la main gauche de la jeune femme. Grégoire, lui, se mit à sourire de toutes ses dents : il était impatient de voir la suite des évènements.
« Non ? »
Plus il s’attardait à répondre, plus la pression qu’elle effectuait sur ses couilles était forte. Richard grinça des dents.
« Pourtant, tu t’étais bien éclaté avec moi. »
La jeune femme ne semblait plus attendre de réponse de la part de l’architecte. Ce dernier prit peur. Il se souvenait bien l’avoir prise à l’arrière du bar dans le centre de Chicago, celui où il allait tous les jeudi soirs, mais c’était tout. Et s’il avait lâché toute la purée ? Ses oreilles bourdonnèrent, prêtes à retenir le mot qu’il sentait arriver à toute vitesse. « Grossesse ». « Enfant ». « Papa ». Non, non, non, non. Non. A la place de tout cela, Richard se reçut une énorme claque dans la gueule. Ça, il ne l’avait pas senti venir. Et ses oreilles n’avaient pas réussi à la retenir.
« Voilà tout ce que tu mérites.
- Hein ? »
Ce fut la seule réaction que put avoir Richard. Les choses allaient trop vite pour son cerveau imbibé de rhum. D’abord cette fille au corps de dingue arrivait vers lui dans sa mini-jupe et son débardeur qui allait bientôt déborder, lui prenait les couilles dans sa main, et finalement lui envoyait sa main sur la joue ? Il se frotta la figure, fit quelques mouvements de mâchoire. Là, ça allait mieux. La douleur passait. L’alcool sembla se diluer dans son sang : d’un coup, Richard avait l’esprit plus clair. Il se rappelait son objectif : retrouver Magalie Pierce. Par contre, il ne se souvenait toujours pas du nom de cette fille qui, face à lui, le fixait avec ses deux yeux en amande. Il tenta :
« Rubis ? »
Deuxième claque. Visiblement, il s’était trompé.
« J’y crois pas ! Tu m’as offert un verre, tu m’as baisée derrière le bar, et t’es même pas foutu de te souvenir de mon nom ?
- Je…
- Non, ferme-là ! »
La jeune femme – toujours sans prénom – lui tordit le paquet d’un coup sec qui arracha un cri aigu à l’architecte. Et quelques larmes.
« Regarde-moi Richard, lui ordonna-t-elle.
- Je… Richard soupira. Sentant qu’il n’avait pas le choix – la fille lui tordant toujours les couilles dans tous les sens -, il leva les yeux. D’accord.
- Tu sais vraiment pas qui je suis ?
- Comment je saurais ?
- Tu savais bien dire le bon prénom quand tu me plaquais contre le bar, releva l’extraterrestre.
- J’ai autre chose à faire, déclara Richard.
- Mais t’es qu’un putain de connard ! »
Cette fois-ci, la claque fut magistrale. Sans lui laisser le temps de réagir, la jeune femme s’en alla. Richard la regarda partir sans un mot. Greg s’approcha de l’architecte et lui tapa sur l’épaule.
« Eh bah dis donc. Je savais que t’avais une sacrée réputation, mais de là à même pas réussir à te rappeler de cette nana… Waouh, siffla-t-il.
- On a autre chose à faire, répéta Richard.
- Elle est où le lieutenant ? demanda alors Léopold, faisant écho aux pensées de l’architecte.
- C’est ça qu’on doit faire ! Bordel, c’est ça ! »
Heureux de retrouver enfin son esprit et ses jambes – ainsi que son entrejambe quoi que douloureuse – Richie sauta en bas du vaisseau en faisant de grands signes à ses deux nouveaux amis. Tous ensemble, ils allèrent jusqu’à l’entrée de la boîte de nuit. Vu l’heure qu’il était, plus personne n’attendait pour entrer à l’intérieur. Seul le videur était là, en train de s’endormir. Avant toute chose, Richard regarda tout autour de lui : pas de signe de la femme féline à l’horizon. Soulagé, il toussota. Le videur sursauta puis se redressa. Il dominait facilement l’architecte de deux têtes, ses muscles étaient aussi gros que les cuisses de Léopold – pour dire à quel point ils étaient énormes. Pas le moins du monde impressionné, Richard se tint droit et offrit au videur son regard le plus méprisant.
« Nous voudrions entrer. »
Pas de « s’il vous plait », pas de « bonsoir », rien. Après tout, à quoi ça pouvait bien servir ? A part faire joli, admettons.
« Faut payer d’abord, déclara le videur, pas plus aimable. »
Léopold s’avança, tout benêt, en fouillant dans ses poches. Il sortit deux billets violets qu’il tendit au videur. Ce dernier ouvrit la porte en déclarant machinalement :
« Bienvenue au Club Illusion, n’oubliez pas que la réalité peut prendre différentes formes. »
Sans remercier l’homme aux gros bras, Richard entra dans la boîte de nuit. Là, il était tout à fait dans son élément. Il roula des mécaniques, se déplaça entre les personnes qui dansaient tel un serpent jusqu’à arriver au comptoir du bar. Il commanda trois pintes de bière blonde sans demander leur avis à ses deux compagnons. Le serveur hocha la tête. Léopold posa trois pièces en échange des verres et attrapa le sien sans remercier Richard. Ce dernier prit sa pinte, en but une gorgée puis déambula dans la salle. Il s’attarda une seconde pour regarder tout autour de lui. Lorsqu’ils étaient entrés, la couleur de la pièce n’avait pas frappé l’architecte. Maintenant qu’il l’observait plus attentivement, il se dit que le choix était plutôt osé. Il ne savait pas bien s’il s’agissait de la couleur des murs ou de la lumière, mais le bleu qui l’agressait était tellement flashy qu’il en avait mal aux yeux. Richard but encore une gorgée.
« Eh MacHolland ! le héla Grégoire. Tu te ramènes ?
- J’arrive. »
Il rejoignit le pilote et le brigadier. Ensemble, ils passèrent dans une deuxième salle sans remarquer que la première changeait d’atmosphère. Le bleu passait lentement au rouge. Ce fut la dernière chose que vit Richard avant d’être embarqué dans la foule épaisse de la pièce violette. Là, les gens dansaient, chantaient, sautaient en l’air. Ils prenaient vraiment du bon temps. Richard recommençait à avoir mal au crâne. Il se laissa happer par la foule de danseurs. Il ne voyait plus ni Léopold ni Grégoire. Alors il but une nouvelle gorgée. Sous ses yeux, les gens se déhanchaient de plus en plus sensuellement, pourtant aucune musique ne se laissait entendre. Oui, l’endroit était totalement silencieux, tellement que c’en était assourdissant. Richard regarda tout autour de lui. Là, dans un coin, un couple se galochait et se tripotait. Aucun signe du lieutenant ici. Les danseurs le repoussèrent jusqu’à la sortie de la salle où se tenaient ses deux compagnons : d’un regard entendu, ils entrèrent dans la troisième salle.
« Vous l’avez toujours pas vu ? demanda Richard.
- Non.
- Que des jupes courtes, fit Grégoire pour seule et unique réponse.
- Alors guette les jupes plus longues, lui suggéra l’architecte. »
Lorsque Richard entra dans la troisième salle de la boite de nuit, il manqua de tomber par terre. Ou plutôt, de tomber au plafond. La pièce était totalement retournée, si bien qu’un instant Richard douta du fait qu’il était encore trop bourré pour chercher Magalie. Il se souvint alors de la mise en garde du videur : « n’oubliez pas que la réalité peut prendre différentes formes ». Tout s’expliquait donc.
« Bordel de merde, jura Léopold alors qu’il venait de trébucher sur le plafonnier. C’est quoi ça encore ?
- L’œuvre d’un mec de Mercure, déclara Grégoire comme s’il s’agissait d’une évidence.
- Comment ça ? demanda l’architecte, pas très au courant des pratiques extraterrestres.
- Bah… Tu vois bien non ? »
Tout en parlant, le pilote fit un grand geste visant à désigner l’ensemble de la pièce retournée sur elle-même et qui, en plus de ça, semblait tourner lentement. Richard se sentait perdre l’équilibre. Et il sentait aussi la gerbe lui monter dans la gorge. Il ravala l’acide et toussa dans l’espoir de faire passer le goût âcre qu’il avait dans la bouche. Il but encore une gorgée. Deux, le goût de la bière était meilleur que celui du vomi.
« Alors les mercuriens sont des pros de quoi ? De l’illusion ?
- Ding ding ding ! Nous avons un gagnant ! s’exclama Grégoire plein d’ironie.
- Pourquoi tu croyais que la boite de nuit s’appelait comme ça ?
- Pas bête, avoua l’architecte. »
Le Club Illusion était donc tenu par un groupe d’illusionnistes mercuriens. C’était bon à savoir. Et ça promettait pas mal de surprises pour les salles à venir. Richard fit donc attention à l’endroit où il posait le pied : ce n’était pas le moment de tomber alors qu’il lui restait encore la moitié de sa bière à avaler.
« Vous savez combien il reste de salles à visiter ? demanda l’architecte alors qu’ils entraient dans une nouvelle pièce et que la précédente disparaissaient après leur passage. »
Aucun de ses deux amis n’eut le plaisir de lui répondre : une voix mécanique leur coupa le sifflet :
« Bienvenue dans la dernière salle du Club Illusion ! Ici, vivez l’expérience la plus incroyable de toute votre vie ! Pensez à quelque chose et voyez par vous-même ce qui se passe ! »
Richard identifia le robot à l’entrée de la pièce. Ce ne fut qu’à ce moment-là qu’il se rendit compte que la pièce était non seulement à l’endroit, du moins autant qu’il était possible, et qu’elle était entièrement blanche du sol au plafond. Lorsqu’il se retourna, Richard fronça les sourcils : Léopold et Grégoire avaient disparu tout comme l’entrée de la pièce qui n’existait plus. Richard était entièrement enfermé dans une pièce vierge, seul, sans repères et sans aucune idée de comment en sortir. Il n’osa plus bouger. Son esprit dévia. Sans raison, il se mit à penser à la fête foraine dans laquelle son père l’emmenait sans l’accord de sa mère quand il était gamin. Ça, c’était quand papa n’était pas dans l’espace ou en mission top secrète. La pièce se transforma en un clin d’œil, filant la nausée à Richard au passage. L’architecte déambula entre les attractions, oubliant qu’il se trouvait dans une pièce fermée : il se cogna une ou deux fois dans un mur comme s’il s’était cogné dans une attraction, produisant un bruit de ferraille désagréable aux oreilles. Bientôt, Richard n’osa plus bouger. Il porta la pinte à sa bouche avant de se rendre compte qu’il ne la tenait plus : tout comme Léopold et Grégoire, la pinte de bière avait disparu. Un clown immense se profilait à l’horizon. Ses jambes se remirent en route toutes seules, dirigeant l’architecte tout droit vers la bouche béante du clown au gros nez rouge et au teint jaunissant. Le parc était soudainement devenu vieillissant, les attractions se morcelaient, les lumières étaient éteintes, les musiques grésillaient dans les haut-parleurs. Richard sentit son cœur battre un peu plus fort. Non, il n’avait pas peur. Il n’avait jamais peur. Il… appréhendait juste un peu ce qui allait se passer. Poussé par une figure invisible, Richard entra dans la bouche du clown. Il se pinça le nez : une odeur nauséabonde le prenait à la gorge. Il toussa un bon coup, avança malgré lui jusqu’à voir la lumière au bout du tunnel.
« Non mais c’est quoi ce bordel ? »
MacHolland jura à voix haute, se croyant seul. Pourtant, une fois à l’autre bout du tunnel, il se rendit compte que ce n’était pas du tout le cas. Des dizaines et des dizaines de paires d’yeux le fixaient avec attention et étonnement.
« Ben quoi ? aboya-t-il après un maigrichon qui le regardait, un air moqueur collé sur la figure.
- R…Rien…Rien. »
Le jeune homme, mit mal à l’aise, s’écarta vivement pour laisser le passage libre à MacHolland. L’air frais frappa le visage de l’architecte qui comprit enfin qu’il se trouvait à l’extérieur de la boîte de nuit. Lui qui n’avait rien compris à l’expérience qu’il venait de vivre, il se mit à l’écart. De là, il pouvait observer tout le monde. Il reconnut alors la chevelure brune qu’il cherchait depuis plus d’une heure maintenant. Il s’écria :
« Lieutenant ! »
La jeune femme se retourna. Le teint verdâtre de Maggie ne surprit qu’à moitié l’architecte, après tout ce qu’ils avaient bu, c’était logique qu’elle fut malade. Magalie se mit à sourire en apercevant Richard : enfin un visage connu ! Elle qui s’était perdue dans les salles et qui avait perdu la notion du temps, elle était bien heureuse de voir enfin un visage connu. Peu de temps après leurs retrouvailles, Léopold et Grégoire sortirent d’un même pas de la boite de nuit. Soulagés de s’être tous retrouvés – et surtout d’avoir résolu le mystère autour de la disparition du lieutenant – les quatre compagnons retournèrent en silence jusqu’au vaisseau.
Enfin, non.
Parce que le vaisseau avait totalement disparu.
Alors que l’heure n’était pas à la réjouissance, Richard s’exclama, tout content d’avoir résolu le deuxième mystère de la soirée :
« Eh ! La fille, c’était la barmaid Rosie ! »
Quelle bonne soirée, n’est-ce pas ?
En fait, de là où j'en suis haha, j'apprécie l'histoire, mais je pense que le principal problème est le personnage de Richard. C'est pas qu'il soit un connard ou un anti-héros, rien à voir, mais sa personnalité est très caricaturale. En fait, il est tellement dans le cliché que baaah, on y croit pas trop haha, contrairement à Greg, Leopold, Jenna ou même Maggie. Il manque de nuances et de subtilité, pour vraiment qu'on se prenne à l'aimer ou à le détester vraiment haha
Oui, je comprends ce que tu veux dire sur Richard, et j'y pensais justement aujourd'hui, du coup jusqu'à la fin du premier jet je vais rester sur ma lancée, mais en réécriture je le retravaillerai pour le rendre plus subtile. Merci :)
Très bon chapitre, dont le climax est bien évidemment le passage dans la boite de nuit, super ambiance, très bonnes descriptions, j'avais l'impression d'y être.
De très bons moments : la rencontre avec Rosie la barmaid (qui a vraiment un grain, wouaw, j'ai trouvé aussi qu'elle allait un peu loin : qu'est ce que Richard a foutu ?), le passage où tout le monde est bourré (scène clichée, mais mon dieu j'adore), et le cliffhanger de fin qui annonce du lourd.
Plus je lis, plus je me dis que tu devrais remplacer la catégorie "action" par "humour". On est en présence d'une belle bande de bras cassés, qui me font souvent penser aux moments humoristiques de Cowboy Bebop.
J'aime aussi beaucoup le côté "une planète=un pouvoir" qui fait très La Passe-Miroir.
Continue !
Que veux-tu, elles sont pas bien douées ces filles-là...
Contente que l'histoire te plaise ! j'avais un gros doute, du fait qu'on s'éloigne de plus en plus de l'affaire policière.
Eh oui, je sais que je suis allée dans le cliché et TRES loin dans la scène avec Rosie, mais j'ai tendance à pousser la chose jusqu'au bout, je pense que j'atténuerai sûrement tout ça dans une future réécriture.
Je crois que c'est ce que je vais faire ! Depuis quelques temps je me pose la question aussi, et je pense que je vais suivre ton conseil et changer la catégorie du texte. Alors par contre, je ne connais pas du tout Cowboy Bepop...
Ahhhh démasquée ! J'ai lu la saga entière il y a quelques semaines, je crois que malgré moi j'ai réutilisé certaines idées !
Encore merci pour ton commentaire, en espérant te retrouver lors du prochain chapitre ! :)
Ce chapitre était surprenant, je m’attendais à ce qu’il arrive quelque chose à Maggie, mais rien.
Encore pas mal de mots crus, je sais c’est ton style.
Je comprend que la fille s’en prenne à Macholland mais c’était un peu trop violent surtout comment elle l’a attrapé.
A plus.
Merci pour ton commentaire, et, oui, désolé je sais bien que c'est assez violent, autant verbalement que physiquement, désolée pour ça.
Rendez-vous au prochain chapitre, j'espère :)