Chapitre 7 - Le coin à protéger

Dans un écrin luxuriant prend racine une communauté aux habitudes de vie peu communes. Le cycle lunaire y organise les plantations et les récoltes sur plus de mille-trois-cents hectares. Ici on ne tire pas sur la laitue pour la faire pousser plus vite, pas plus qu'on ne l'arrose d'insecticide ; l'eau suffit. Les arbres fruitiers suivent le souffle d'un vent presque maritime qui rafraîchit les dormeurs dans leurs hamacs. Dans ce cadre idyllique se déroulera la dernière étape de l'itinéraire révolutionnaire dessiné par Raphaël.

Ce carré de verdure fait vivre un village d'un peu plus de six mille habitants. Chaque maison a été construite collectivement avec des matériaux de récupération. La notion de déchet est inconnue ici. Selon un dicton local « Un déchet est un futur engrais. ». Pour ce qui est de la main-d’œuvre, c'est la sueur de pas moins de douze habitants qui permet de sortir de terre un nouveau logement en quelques semaines. La plupart des habitations gravitent autour du potager qui siège au centre du village et qui fait également office de parc. En étant assis au milieu du potager, on peut voir une petite rivière longer un lavoir de pierre. Elle hydrate les cultures et accueille ceux qui veulent barboter lors des beaux jours. L'eau du quotidien est tirée de la pluie ou de la rivière selon les usages. Le chauffage lui aussi a plusieurs sources ; une part vient de la combustion des déchets, une autre provient des animaux d'élevage. La nuit quand ils rejoignent leurs abris sous les habitations, ils génèrent naturellement de la chaleur. Ce qui choque le plus les curieux de passage est la conception du temps qui règne en ces terres. Le monde vit au rythme de la nature, il n'y a pas de réveil. Le soleil a repris sa place d'horloge pour l'homme, ce qui le rapproche un peu plus de l'ensemble du règne animal et végétal.

Sous l'arbre à côté du moulin on peut tendre l'oreille et apprécier le son de la vie. Il se compose naturellement du chant des oiseaux et des grenouilles, auxquelles s'ajoute le clapotis de l'eau qui ruisselle. Mais figurez-vous que si l'on tend encore davantage l'oreille on peut percevoir quelque chose de plus léger, de plus discret. On peut si l'on y prête suffisamment attention entendre la liberté résonner jusque dans les plaines.

Tout ceci est le fruit d'une population soudée, qui à partir de bric et de broc a réussi à bâtir un modèle de vie qui la satisfait. Ils sont fiers de l'indépendance qu'ils ont acquise ; non sans mal. Il a fallu se battre pour construire et défendre ce lopin de terre. Des tours de guet sont toujours gardées chaque soir afin de sonner l'alerte au cas où le gouvernement chercherait à les déloger.

Dans cette harmonie, l'amour de ses proches suffit. L'eau fraîche ne tarit pas, pas plus que les opportunités pour les garnements de se projeter et d'un jour peut-être ressembler à leurs parents. Jouer au bûcheron qui plante davantage d'arbres qu'il n'en coupe ou réviser ses maths en incarnant le commis aux ressources qui est chargé de les distribuer sont autant de loisirs qui flirtent avec les traditionnelles cabanes. Une contre-culture a émergée, dans celle-ci le gage lorsque l'on est capturé est de devenir caissier. On doit donc rester assis, jusqu'à la fin de la partie. Ne voyez pas là un jugement de valeur, mais seulement l'expression d'une lecture d'un monde extérieur perçue comme morne.

Théo contemple son propre silence et joue avec un stylo à la table où s'agrègent les intervenants au fil des minutes. Beaucoup de monde veut s'exprimer concernant les ambitions de Théo et ses amis. Très rapidement ils sont reçus plus formellement par un représentant du coin. Il arbore un sourire avenant qui ne cache pas la fierté qu'il a à occuper son poste.

« Bonjour, je suis le commissaire au peuple, bienvenue à vous à notre table.

– Ce qui veut dire ? s’interroge Théo.

– Commissaire veut dire que je suis investi de fonctions temporaires et au peuple indique que je représente la communauté. Je porte ce titre suite au dernier tirage au sort où mon nom est sorti. Je comprends que vous soyez perdu, vous ne savez pas ce que c'est que la démocratie.

– Peut-être, en tout cas vous avez l'air ravi d'exercer vos fonctions.

– Oui je me suis préparé des années en attendant d'avoir cet honneur... »

La conversation coupe court suite à une quinte de toux qui rappelle à l'essentiel le jovial représentant de la communauté. Celle-ci vient d'une femme à la coupe au carré assise à quelques chaises de là. Autour de cet échange qui s'amorce, des personnalités se démarquent telles que cette femme. Elle se dit anarchiste. Sa seule condition pour accepter de rejoindre la mobilisation est l'autonomie de la zone après la révolution. Ceci est exclu par Raphaël, pour lui refuser l'état revient à priver le peuple de nombreuses infrastructures telles que l'école moderne ou encore les progrès de la médecine. Elle rétorque que ces « bienfaits » seront certainement à payer de par leur servitude, ce qui est impossible à envisager. Raphaël ne comprend pas cette attaque et tente de la rassurer en assurant que la société en devenir aspirerait à l'égalité et l'expression de tous avec des élections justes. Ces mots hérissent celle qui était jusque là douce et ouverte : « Vous nous offrez une démocratie représentative, la bonne blague. Choisissez vos maîtres sans nous ; nous, nous sommes libres ! ». À côté d'elle se tient un homme d'une soixantaine d'années légèrement dégarni qui acquiesce la prise de parole qui vient de se conclure. Raphaël le connaît, il est pointilliste. Être pointilliste c'est être membre d'un mouvement révolutionnaire qui se décrit comme plus irréprochable que les autres. Chloé aura rapidement cette information sur le sens du nom de cette organisation en interrogeant les personnes qui l'entourent. Il faut dire que le carton plié de présentation du pointilliste est particulièrement imposant à côté de celui de ses voisins et n'a pas manqué de l'interpeller. Pueblo lui expliquera et précisera qu'ils se nomment ainsi, car ils sont connus pour être pointilleux en règle général. Bien souvent cette attitude est accompagnée par une certaine forme de paranoïa, ou à minima de méfiance. Il n'est pas nécessaire d'être fin psychologue pour deviner les craintes du pointilliste concernant les nouveaux venus. Rien qu'en voyant sa posture voûtée, les mains jointes, avec un regard soucieux, on sait qu'il n'est pas serein et partage son sentiment en s'adressant à tous :

« Qu'est-ce qui garantit qu'ils ne soient pas des traîtres ou des personnes à la recherche de gloire personnelle qui voudraient nous emmener dans une bataille qui n'est pas la nôtre ? » Cette crainte offusque Abdel et Raphaël qui s'indignent des soupçons qui leur sont portés. Ils étalent l'ensemble de leurs soutiens et citent la myriade d'actions déjà réalisées telles que celles d'éducation populaire par la diffusion de divers supports, la mise en place d'un jardin solidaire dans la cité et bien d'autres... Ils ne comprennent pas comment ils ont pu en arriver à devoir justifier leurs intentions. Ils ne pensaient pas être venus à leur procès. Pueblo tente de tempérer la vigueur des propos de ses amis qui pourraient être mal interprétés. Il propose d'accepter l'indépendance du « Coin à défendre ». Il est important de respecter l'expression d'un mode de vie différent, mais il rappelle que si leur action réussit, la porte sera toujours ouverte pour établir des échanges multiples avec le reste du territoire. « On peut constater que les actions qui avaient jusque-là un caractère local commencent à avoir des échos dans d'autres villes et qu'il devient de plus en plus raisonnable de penser et de préparer la réussite de nos actions. » ajoute-t-il. La parole est reprise par un habitant qui fait remarquer la qualité de vie déjà acquise sur le village. Il interroge la légitimité d'une telle prise de risque pouvant tout remettre en cause pour une hypothétique amélioration.

Un tapage houleux emporte les personnes en présence au contact de cette éventualité. Tout le monde se divise sur la marche à suivre et se querelle sur le choix à faire pour l'avenir de la communauté. Puis du brouhaha ressort finalement une remarque qui ramène le calme : « Il ne faut pas non plus oublier notre principal problème, si ce n'est le dernier. C'est bien le ravitaillement du village qui le met en péril avant toute chose. On perd encore régulièrement des gens qui sont embarqués par les forces de l’ordre quand ils partent prendre des fournitures en ville. Combien d'amis sont actuellement en cellules ? Nous n’avons aucune nouvelle d'eux et il est impossible de tenter quoi que ce soit pour les libérer, cela reviendrait à condamner tout ce qu'on a construit. Si l’on quitte le village, il sera rasé dans les heures qui suivent...

– Vous êtes donc prisonniers chez vous si j'ai bien compris ? demande Raphaël.

– Oui on peut dire ça... C'est pourquoi même si votre plan est bien attentionné il est clair que si nous quittons le village pour vous rejoindre, il y a de grandes chances qu'il soit détruit en notre absence.

Raphaël réfléchit un instant à ce qui semblait être une impasse. Il prend la mesure de la menace quotidienne qui plane et lance :

– Je vous avais parlé de risque. Le premier danger qui rôde débute derrière vos murs et il s'étend bien au-delà. Vous avez fait preuve de courage et d'une capacité de résistance exceptionnelle jusque-là, mais il est évident que si rien ne change, un jour ils vous auront. Je ne sais pas comment, mais ils ont les moyens et le temps de mener tous les assauts qu'il faudra et inexorablement l'un d'entre eux réussira, car vous êtes dans une position vulnérable. À l'inverse si vous vous libérez de la menace en luttant directement à la racine du pouvoir hostile, vous garantissez à vous et à l'ensemble des habitants une sérénité durable. Il faut que vous y pensiez.

– J'en ai trop entendu ! Nous ne sommes pas des animaux en cages ! affirme l'anarchiste. Nous avons effectivement des difficultés à assurer la sécurité des personnes qui quittent ces murs, mais n'oublions pas qu'il s'agit de murs que nous tenons depuis déjà huit ans !

– Je vous le reconnais complètement et c'est déjà un acte incroyable, reconnaît Raphaël. Mais ceci est-il suffisant ? Si les autorités ont cessé de tenter de vous déloger pour le moment, c'est qu'ils vous tolèrent. Ils pensent peut-être que s'ils envoient l'armée ils attireraient l'attention sur vous et vos motivations. D'un autre côté, ils peuvent trouver intéressant d'avoir une concentration de ceux qu'ils définissent comme marginaux en dehors de la société. Dans tous les cas on comprendra votre décision, mais si vous saisissez la chance de mettre fin à tout ça vous n'aurez jamais de doutes concernant votre liberté. ».

De longues heures de débats permettent la chute de multiples suspicions des uns envers les autres. De leurs cendres un accord pour faire front commun naît.

Pour fêter celui-ci, il a été décidé d'organiser une soirée qui rassemblera tous les militants. Il est prévu qu'elle se tienne au centre du village. La date du vingt-six juin a été retenue pour lancer la grande manifestation qui devrait mener au Grand Soir. C'est dans dix jours exactement que se décidera l'avenir de nombreuses vies.

La soirée quant à elle, est prévue pour demain soir. Il est donc proposé à ceux qui le souhaitent d'être hébergés. Abdel et Raphaël acceptent avec joie. Pueblo décline la proposition, car il a à charge le transport des deux plus jeunes membres du groupe. Il se doit d'éviter des inquiétudes inutiles à leurs parents, mais ils reviendront tous demain.

Une maison de fortune est donc bâtie pour accueillir les nouveaux arrivants. Raphaël surprend Abdel en laissant s'exprimer sa passion pour le bricolage. Avec trois clous et un marteau, il érige rapidement une sobre habitation. Une fois que les quatre planches et le toit tiennent en place, ils parcourent le village. Chacun mène sa promenade et profite de ce lieu exceptionnel. Tout est si simple et sobre. Il paraîtrait qu'à défaut d'avoir inventé la roue, ici on la fait tourner plus rond.

Abdel en se promenant passe sous une arche de lierre. Il rejoint un banc et admire les vaguelettes qui frappent la berge du lavoir. À côté de celui-ci un vieil homme arborant une chemise et un chapeau de paille lui fait signe. Il s'approche et est aussitôt invité à participer à une partie de dames :

« Alors on fait une partie ? C'est pas très amusant de jouer seul, tu sais.

– Si vous y tenez, oui pourquoi pas. répond timidement Abdel.

– Formidable ! Installe-toi et sers-toi un verre, les bouteilles sont à tes pieds elles sont là pour ça. Tu devrais trouver du jus de pommes, de raisin ou un peu de cidre ; tout est maison. Et puis il doit y avoir un verre à côté dans le sac, j'en ai toujours un au cas où.

– Merci, et vous voulez que je vous resserve dans la foulée ?

– Non tant que mon bras se lève j'aime autant le faire, et bordel je l'ai usé en ayant le poing levé. Tu sais que ça fait huit ans que je suis là. Tu le crois pas hein, je suis sûr que t'imaginais que j’étais arrivé là y a peu pour me faire bronzer, avoue !

– Heu non j'ai jamais pensé ça, au contraire, vous êtes vaillant...

– Mais te justifie pas, je te taquine ! Tes trop sérieux mon gars, le coupe le vieil homme.

– Ahah oui vous avez sûrement raison, et du coup ça a été quoi la raison qui a servi d'amorce pour construire le village ?

– C'est une très bonne question. Toi t'es pas idiot et ça se voit. Figure-toi qu'au départ le coin à défendre a été construit pour empêcher la construction d'une mine de charbon.

– Pas mal, et ça s'est passé comment ?

– Ah c'était la guerre ! Tous les jours on tentait de nous déloger, on nous a matraqués, gazés ! Au sommet de la violence, ils ont même ouvert le feu ! A ce moment, de lourds souvenirs reviennent à l'esprit du pauvre homme qui en perd son enthousiasme. Enfin t'as compris...

– Et maintenant, ça va ?

– Oui ça va. Au moins on est pas bassinés de bêtises au quotidien. Le pouvoir d'achat on connaît pas. C'est la qualité de vie qui compte. Qu'est-ce que ça m’apporterait d'acheter des babioles au kilo ? Le sommet de la crétinerie qui m'ait été rapporté ça s’appelle le greenwashing. Ça consisterait à peindre la camelote en vert et dire que c'est recyclable, d'origine naturelle ou encore que ça profite à celui qui l'a produite. Tout ça, ce sont des inepties ! Ça repose toujours sur l'exploitation d'enfants et en plus ça ne prend toujours pas en compte la pollution industrielle liée à sa production ou son transport. Enfin on refait le monde ou on commence ?
Les doigts rouillés par l’arthrite du vieil homme jouent le premier mouvement.

– Heu, oui ! Abdel s'engage donc dans la première partie de dames de la soirée. ».

Raphaël de son côté explore les environs. Une toile sur son tréteau à l'entrée d'une tente l'attire et lui donne envie de faire une halte rapide pour l'admirer. Il est tard et il commence à faire sombre ; il doit s'approcher pour distinguer l’œuvre. Une fois face à elle il remarque un bouquet de fleurs violettes.

« Vous aimez ? » Cette question vient d'être posée par une silhouette que Raphaël distingue du coin de l’œil. Celle-ci ajoute :

« C'est une anémone violette. J'aime beaucoup peindre les fleurs, c'est à la fois beau et éphémère ; un peu comme la vie, mais l'art tente de faire l'impossible en l'immortalisant. »

Sur ces mots, elle s'avance aux côtés de Raphaël en montant l'intensité de sa lampe à huile. Cette lueur permet au bougre d'entrevoir un visage aux traits fins et innocents qui invitent à ne penser qu'au beau, au bon, et à la paix.

La présenter en quelques mots serait vain. Il existe une foule de façons de partiellement la décrire, mais aucune ne lui rendrait honneur.

Si l'on devait s'y risquer, on pourrait relever la sobriété de sa posture, de sa douceur. On sent tout de suite qu'elle n’a rien à prouver à qui que ce soit. Partout où elle passe, les regards dévient de leurs trajectoires. Hallucinés, enivrés, sont des états qu'elle suscite sur son passage. Il n'y a personne qui lui ressemble. Elle connaît comme seule frontière celle du pinceau et de ses idées.

Bouche bée par tant de beauté, Raphaël est traversé par une kyrielle de sentiments plus forts les uns que les autres. Lorsqu'il retrouve ses esprits il adopte une voix grave, bande ses muscles, bombe le torse et rentre le ventre puis répond :

« Oui c'est magnifique, mais pas autant que toi. C'est ta passion la peinture, tu peins beaucoup ?

– Tous les jours je me garde du temps pour tenter d’embellir mes toiles. Aujourd'hui c'est ce qui prend clairement le plus de place dans ma tente, tu veux les voir ?

Le jeune homme rougit et vire écarlate à l'idée d'entrer dans la tente de la belle.

– Oui bien sûr ! lance-t-il d'un ton tonitruant. Tu sais moi l'art j'en fais aussi. Je joue un peu de guitare et on me reconnaît un certain talent.

La demoiselle trouve la dernière remarque un brin présomptueuse et le personnage légèrement bruyant, mais attendrissant.

Sous la tente, accolées les unes sur les autres des dizaines d’œuvres jonchent le sol. Le sillage des coups de pinceau dans leur peinture forme des paysages, de petits animaux ou encore des portraits. Plusieurs de ces toiles semblent familières, Raphaël pense reconnaître une maison du village, un arbre, le visage d'un habitant qu'il aurait croisé depuis son arrivée.

« J'ai gagné un fan on dirait, annonce souriante celle qui l'accueille sous son toit.

– Comment ne pas être fan ? répond enjoué Raphaël.

– Dis-moi, toi c'est quoi qui te plaît dans l'art ? Dans la musique plus particulièrement vu que tu joues de la guitare ? demande-t-elle la tête entre les coudes à plat ventre sur son sac de couchage disposé au milieu de la tente.

Après une rapide réflexion, Raphaël donne sa vision de la chose.

– Ce que j'aime dans l'art c'est qu'il n'y a pas à apprendre à l'apprécier. Tout le monde est aussi légitime qu'un autre. L'art transcende les conditions.

– T'as une belle manière de penser. »

Troublé par ce compliment inattendu, des balbutiements incompréhensibles émanent de Raphaël. Une fois la parole retrouvée, il souhaite une bonne nuit timidement :

« Je dois y aller. Demain il y a la fête je vais sûrement aider à installer des trucs lourds ; tout ça. »

En guise d'au revoir il reçoit une bise sur chaque joue, ainsi qu'une invitation à se revoir lors de la fête.

Raphaël rentre dans sa cabane le cœur léger, porté par le parfum de l'amour. Il n'est pas étranger au flirt, mais cette fille a quelque chose de différent. C'est charmé que sur son oreiller le jeune homme s'impatiente d'être à demain. Il rêve de trouver une guitare et pouvoir jouer une sérénade à sa belle, puis entre deux douces pensées sa conscience s'évapore dans la douce chaleur des songes.

Après une nuit fertile de promesses pour la journée en devenir, le soleil baigne de sa lumière la petite bourgade. Dès le matin on peut entendre la percussion des haches sur le bois en train d'être coupé pour la fête de ce soir. Les préparatifs sont en route. Raphaël reçoit la visite d'Abdel à son réveil ; on les demande pour disposer les tables et mettre en place la scène. La brise du matin et l'eau de la rivière rafraîchissent les volontaires dans leurs efforts.

« Théo, lève-toi. On est dimanche, ton réveil a sonné à 9h et tu n'as pas bougé. » Théo se lève, constate sa grasse matinée et se met à table pour le petit déjeuner. Il dévore ses tartines de confiture et travaille ses cours. Il ne les oublie pas, mais n'a plus vraiment la tête à cela. Heureusement il s'en sort toujours, ses derniers contrôles sont bons, mais l'aide que lui a offerte Chloé n'y est pas pour rien.

L'astre solaire suit sa course et c'est à son zénith que Théo entend le tacot de Pueblo arriver devant chez lui. Il embrasse sa mère et fait un câlin à Mistigri avant de partir. Derrière son volant Pueblo salue la mère de Théo d'un « Bonjour ! » tonique. En retour elle lui répond :

« Bonjour, vous allez bien ?

– Oui très bien merci le temps est avec nous, on devrait profiter du bon air pour manger un bout.

– Amusez-vous bien et faites attention.

– Je vous le ramène ce soir, bonne après-midi ! »

À bord sur le siège passager Théo salue de la main sa mère en même temps qu'ils s'éloignent, et ce jusqu'à ce qu'elle ne soit plus à portée de vue.

Ils ne sont pas les seuls à s'approcher du coin où se tient la fête. Un flux de voitures, de vélos et de curieux est drainé par l’événement. Ils participent à un exode exceptionnel de la ville à la campagne ; du convenu à l'inconnu.

Les tables se dressent à l'approche des convives ; un pain doré et croustillant y est disposé. Mère nature apporte fruits et laitues qui complètent l’assiette. De nombreuses bouteilles de boissons locales, fermentées ou non, ne tardent pas à les rejoindre. Les verres destinés au service amusent les locaux. Ce sont des gobelets publicitaires récupérés qui incarnent ici la seule trace de sociétés privées. Ils se marient à merveille avec la décoration avec leurs couleurs vives et bariolées.

Chloé parcourt déjà le chantier qui prépare, çà et là, la fête. Elle fait partie des premiers arrivés. Son taxi lui a octroyé ce privilège. Sa mère ne voulait pas qu'elle loupe son cours de solfège. Elle est donc partie juste après celui-ci. Au gré de sa visite, elle croise dans le village une petite classe. Une vingtaine d'enfants de cinq ou six ans ont cours en extérieur. Ils sont assis sur de petites chaises en bois devant leur professeur qui leur apprend à lire et écrire. Il n'y a pas d'échos dans l'air des dernières insultes entendues dans des séries de télé-réalité. Il n'y a qu'une ou deux têtes blondes qui préfèrent observer le travail des fourmis qui passent sur leur table que le contenu du cours. « Toute attention doit avoir ses limites. » songe-t-elle. Au moins ils sont loin des divertissements qui cultivent l'inculture pour avoir des personnes malléables et influençables. L'air empli de pédagogie inspire Chloé qui décide de s'installer à côté de la classe et sort son carnet. Elle souhaite y transcrire l’agitation ambiante. Sous sa plume prend forme un portrait du moment. Tel un artisan, elle façonne les phrases pour créer quelque chose de nouveau.

Les allées deviennent rapidement saturées par le passage de la foule. Tout le monde y est courtois et ravi de s'aborder avec légèreté. Chacun échange sur sa vie, sa famille, ses activités.

La tête ailleurs, Abdel sirote une boisson, une fois les sollicitations épuisées. Son verre devra attendre, car il est interrompu par l'agitation qui vient jusqu'à lui. Un fêtard visiblement un brin éméché souhaite le provoquer au bras de fer. Abdel décline poliment pour ne pas le vexer d'une quelconque façon, d'autant que l'issue de cette épreuve de force est évidente. Celui-ci insiste en même temps qu'il lutte pour ne pas rejoindre le sol. Ses amis rient derrière lui. L'un d'entre eux appuie sa proposition en ajoutant que « ce ne sera pas long » et « ça lui donnera une raison d’aller se poser sous un arbre ». Abdel consent à jouer le jeu face à l'insistance et le caractère amusant de l'ivrogne. Il suffit d'un instant pour que le poing de son adversaire frappe la table. Il rigole. Après une accolade et le don de son verre à Abdel, il repart avec ses amis.

Notre jeune et ingénu héros lui s'est mis à table. Il est comme peiné par son vœu de silence. Ne pouvoir échanger que des « Bonjour », « Au revoir » et « Comment ça va ? » est un handicap social qu'il appréhende dans l'avenir. Pensif il remue ses pommes de terre jusqu'à ce qu'il soit abordé par Chloé :

« T'es là, je te cherchais. T'as vu, les groupes commencent à jouer sur scène, on pourrait se rapprocher ?

– Je sais pas. la moue du garçon montre son désarroi qui ne demande qu'à être entendu.

– Qu'est-ce qu'il y a encore ? Il y a toujours un souci avec toi. On est la veille de la résolution d'un problème de société, tout le monde fait la fête, et toi t'es là. Tu essayes d'hypnotiser tes patates, c'est ça ?

– Non, laisse-moi tranquille, c'est pas le moment.

– Non c'est surtout pas le moment de te laisser tranquille il faut que tu arrêtes de te miner. Tout va aller mieux et comme t'es parti, tu n'es pas prêt de savoir l'apprécier. »

Parmi la flopée de fêtards, Chloé reconnaît les lunettes aux branches de bois de l'homme qu'elle a croisé dans la cité de Raphaël.

« Attends, attends, j'ai vu le gars désagréable dont je t'ai parlé l'autre fois.

– De qui tu parles ?

– Lui là, il est à côté à la table à côté du comptoir.

– Celui qui a une chemise à carreaux et des lunettes ?

– Oui celui-là. Je t'en avais parlé, qu'il n’était pas dans notre perspective et assez grossier. Je peux comprendre, chacun a ses opinions, mais pourquoi venir ici ? Il veut faire la révolution lui aussi ? J'espère qu'il n'est pas là pour tout saboter.

– Tu te prends trop la tête, répond poussivement Théo.

– Bon d’accord tu as gagné, tu m'as énervée, je vais te prouver que ton pouvoir c'est du flan.

– Ah et comment ?

– On va faire un test tout simplement.

– Non, c'est dangereux, c'est pas parce que tu ne te rends pas compte du risque qu'il n'existe pas.

– T'inquiète pas, regarde. Sur la table il y a des poivrons. Je déteste les poivrons. Dis-moi de manger les poivrons. Dépêche ! »

La simplicité du procédé laisse Théo pantois. Il n'y a pas de risque dans l'exercice c'est sûr. Il se prête donc à celui-ci :

« Chloé, mange ces poivrons, dit-il avec détermination.

– Non, je ne vais pas manger ces poivrons, car je n'aime pas ça. Tu vois on s'est pris la tête pour du vent !

– Non c'est pas possible, il y a eu trop de trucs. Peut-être que ça marche pas sur les filles.

Chloé dépitée roule les yeux vers le ciel.

– Bon je vais te montrer qu'il n'y a rien jusqu'au bout. On va voir l'homme aux lunettes. Il va dire un truc sans importance. Tu vas lui dire de faire le contraire et ce sera bouclé. »

Ils réalisent rapidement l'exercice, Théo se lève et ensemble ils s'approchent de leur cobaye. Une fois les politesses d'usage accomplies, Théo demande s’il y a un élément sans importance avec lequel l'homme est en désaccord ? Il répond avec un flegme non dissimulé qu'il a entendu une idée sotte. Il s'agirait de mettre en place un « plafond » aux revenus que l'on pourrait gagner. Il est pour lui naturel qu'il n'y ait pas de limite au mérite que puisse avoir une personne et qu'il en soit de même pour son salaire.

Théo hésite, il ne sait quoi faire. Poussé par les regards que lui lance Chloé et par l'appréciation futile du sujet par son interlocuteur, il lui répond :

« Ce n'est pas une idée ridicule. Pourquoi des personnes gagneraient dix fois plus que ce que gagnent les moins bien lotis. Comme me l'a dit un ami « Le travail est une part importante de la vie. Elle ne devrait pas être motivée par la cupidité. », qu'en pensez-vous ?

L'attente crispe Théo. Il est pendu aux lèvres de cet homme qui après une grimace passe un coup de chiffon sur ses lunettes.

– Vous n'avez visiblement rien compris à la valeur du travail. On vous a mis des inepties dans la tête. Laissez le temps à la maturité de faire son œuvre et vous serez comme moi en total désaccord avec ces pensées gauchistes. »

Théo est soulagé. Il a les yeux écarquillés de bonheur. Il n'attend rien de plus de son interlocuteur et serre dans ses bras Chloé en la remerciant avant de quitter le comptoir. L'homme aux lunettes est pour sa part satisfait de la réaction du jeune. Il pensait avoir suscité chez lui une révélation. Il remet donc satisfait ses carreaux propres en place.

« C'est bon, on a fait ce tu voulais. Tu es rassuré ? Demande Chloé à Théo à proximité de la scène.

– Oui merci beaucoup. Je suis toujours un peu perdu, mais ça va. J'ai dû me faire beaucoup d'idées.

– Dis-moi tu pourrais faire quelque chose pour me faire plaisir ? demande-t-elle en rougissant.

– Oui bien sûr, je t'écoute ! répond-il enthousiaste.

– Je voudrais que tu lises mon carnet. Tu as bien aimé mon poème l'autre fois et j'aimerais que tu lises les autres.

– Oui je m'y mets tout de suite !

– Non non non, je voudrais que tu le lises quand je ne suis pas là. Ça te laisse le temps de l'apprécier comme ça. Range-le dans une poche tout de suite par contre. Je serais déçue que tu me le perdes.

– T'en fais pas, ça sera mon trésor jusqu'à ce que je te le rende. »

Les festivités poursuivent leur lancée comme coupées du monde dans une euphorie sans pareille. Chacun en est persuadé le monde ne va pas tarder à changer. Autour d'un feu crépitant sont attroupées plusieurs personnes qui forgent des liens toujours plus solides en riant.

Sur sa chaise bancale aux pieds qui tremblent, il la regarde. Elle le distingue à son sweat, rouge comme une bouée, à laquelle une part d'elle veut s'accrocher. Lui s'adresse à elle avec des mots chantants et lui fait la cour ; elle lui parle de la vie et ne veut pas de discours. Ensemble ils passent le temps, s'oublient dans l'odeur de l'autre et font semblant d'être indifférents. D'un coup ils se réveillent, ils doivent se quitter, mais savent que leurs retrouvailles auront le goût du miel et contemplent le ciel.

La fraternité donne une seconde vie à bien des esprits. Le froid abyssal de l'indifférence s'est brisé à l'instant où les personnes ont commencé à se parler. De tout leur soûl la masse entonne des chants et slogans en prévision de demain. Enivré par l'approche de ce moment historique, on s’époumone davantage pour attiser toujours plus le foyer de la fraternité.

Plus tard dans la nuit, Théo a des difficultés à trouver le sommeil. Il se remue sous sa couette, se tourne sur le côté pour tenter de se rendormir promptement, mais c'est sans succès. Il regarde la lune depuis son lit et apprécie sa couleur nacre. À ses pieds Mistigri n'est pas perturbé par le ballet nocturne du jeune garçon. Son sommeil est imperturbable.

Il semble y avoir quelque chose. Là au fond de la chambre. Théo a un sentiment étrange. Il fixe les ténèbres qui prennent place au bout de la pièce et tente d'y distinguer ce qu'il croit l'observer. Ça s'approche et est suivi par une odeur de brûlé, de suie...

« Bonsoir mon cher. Je viens par politesse et humanisme, pour vous dispenser de souffrances inutiles. »

Terrorisé et hissant les draps contre lui comme un rempart Théo ne sait pas quoi faire face à cette apparition. La créature s'avance et est suivie par des ombres qui telles des flammes s'étendent sur les murs. La lune permet de faire luire un petit objet brillant au niveau de son visage. Il est cerclé d'or. Théo reconnaît finalement un monocle qui ne donne pas plus de cohérence à l'accoutrement de ce sinistre individu. Individu qui tente de se redresser en quittant sa posture voûté ; ce qu'il réussit avant de poursuivre sur un ton consensuel :

« On est silencieux à ce que je vois. On est effrayé, on a peur du méchant qui sort de l'ombre ! Voilà un comportement sain et naturel. Suis donc ce que te dicte ton instinct et arrête de propager des chimères. ordonne-t-il avant de marquer une pause. »

Il dévisage le garçon avant que son peignoir fulmine et qu'il ajoute :

« À moins que tu souhaites mourir. Je n'y vois pas d'objection. Je serais ravi de me servir de vos dépouilles comme composte. Ça fait partie de mes hobbies. »

Ces paroles funestes sont suivies d'un rire lugubre. Son ombre s'étend et n'épargne aucune surface. La lune s'y noie. Théo est pétrifié jusqu'à ce qu'il sursaute en sueur dans son lit.

Il est seul, du moins sans cette effrayante apparition. Un moment il oublie la compagnie de Mistigri qui reste fidèle au poste à ses pieds.

 

Ce cauchemar n’augure rien de bon. Le spectre de la guerre vient-il d'être jeté ? Ou est-ce le fruit de peurs qui coagulent dans l’inconscient du jeune garçon. La nuit est entamée, mais pourra-t-elle encore remplir sa mission en portant conseil ? À défaut, tel une bougie dans la nuit noire, Théo persistera et résistera à ces vents contradictoires.

 

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