7 - Le demi-prince
Themerid
Cinq pas, peut-être six entre le lit et la fenêtre où il pourrait de nouveau s’appuyer. Un monde. Le prince baissa les yeux vers ses jambes amaigries qui tremblaient déjà de l’effort accompli pour le hisser sur ses deux pieds. Une vague de dégoût pour ce que son corps était devenu lui fit plisser les lèvres. Les folles cavalcades dans les bois d’Arc-Ansange, les entraînements à l’épée ne dataient pourtant pas tant que ça ; certes, il n’était déjà qu’un fardeau pesant sur l’épaule de Venzald, à l’époque, mais il pouvait au moins tenir debout.
Il compta jusqu’à trois, la main crispée sur le montant sculpté, puis se lança maladroitement. Le premier pas, trop grand, le déséquilibra ; il trébucha sur le troisième, sentit ses genoux se dérober au quatrième et s’écroula sur le velours pourpre de la banquette qui meublait l’alcôve. Pitoyable. S’efforçant d’ignorer les pulsations douloureuses dans sa poitrine, il se redressa en position assise et appuya le front sur le verre froid. Au moins, si Elvire arrivait, elle ne le trouverait pas frissonnant, vautré sur le parquet comme un chouvreau nouveau-né.
Dehors, une escouade de pélégris quittait la cour, probablement pour se répandre dans les rues de la ville en appliquant l’incessante oppression sur les habitants de Terce. On aurait dit un seul soldat répliqué des dizaines de fois : les uniformes verts aux ferrures rutilantes, le pas parfaitement cadencé et surtout les grilles qui dissimulaient leurs visages… Pourquoi supprimer à ce point leur identité ? Pour effrayer davantage les ennemis de l’Ordre ? Ça fonctionnait, admit Themerid en réprimant un frisson, mais est-ce que c’était le seul but de ces masques ?
Son regard se porta plus loin, balaya les quartiers en étages de la capitale jusqu’à la Carenfère qui s’écoulait paisiblement en contrebas. Le même décor qu’il avait admiré depuis qu’Einold les avait ramenés d’Arc-Ansange, Venzald et lui. Depuis sa chambre princière, il avait du mal à croire aux exactions commises par le Haut-Savoir que lui avaient racontées Flore et Elvire. Non qu’il doute des mauvaises intentions de l’Ordre, mais tout de même… des pendus aux paupières coupées ? Des fillettes séparées de leurs mères ? Les prisons pleines de gens dont l’unique tort avait consisté à sortir trop tard ou à vouloir se servir d’une plume ? Il peinait à concevoir ces horreurs. Et surtout à admettre qu’il avait bien fallu que ces décrets immondes soient ratifiés par le régent.
À son réveil, il avait espéré une visite d’Abzal. Il croyait toujours que son oncle pourrait lui expliquer pourquoi il avait accepté une alliance avec l’Ordre. Depuis, les deux sœurs de Hénan et même Johan, le jeune valet à qui Flore semblait accorder toute sa confiance, lui avaient raconté ce qu’il avait manqué. Il ne savait plus s’il tenait à rencontrer son mentor, à présent. Si tout cela était vrai, comment douter de sa trahison ?
Finalement, ce n’était pas si mal d’être inconscient…
Il entendit claquer la porte de l’antichambre et essuya précipitamment ses yeux humides. Après avoir frappé, Flore s’introduisit dans la pièce. Lorsque son regard se fixa sur le lit vide, elle s’arrêta si brusquement qu’Elvire la bouscula en entrant à sa suite.
– Themerid ! Tu t’es levé ! s’exclama Flore en le voyant enfin.
Elle se précipita sur lui avec un grand sourire et lui attrapa les deux mains. Derrière elle, Elvire l’observait avec plus de réserves. Son regard inquiet augmenta encore l’amertume du prince.
– J’ai à peine réussi à me traîner jusqu’ici, lâcha-t-il avec une moue ironique.
– Oh… Mais c’est bien normal, répondit Flore. Ça reviendra. Je suis sûre que dans quelques jours tu pourras te promener dans la cour !
– Possible, admit Themerid sans conviction. Peut-être aussi que la fatigue de cette nuit ne m’aide pas à tenir sur mes jambes.
– Tu n’as pas dormi ? demanda Elvire, les sourcils toujours froncés par la sollicitude. Pourquoi ?
Le prince se détourna vers la fenêtre, conscient d’en avoir trop dit pour se taire maintenant. Comment allaient-elles réagir ? Quoi qu’il en soit, elles avaient le droit de savoir.
– Depuis que je suis réveillé, je… je vois Venzald.
Le silence qui suivit sa déclaration l’incita à se retourner. Flore et Elvire le dévisageaient tristement, cherchant les mots pour le consoler. Il comprit qu’elles s’étaient méprises sur ce qu’il voulait dire.
– Non, non, ce n’était pas mon imagination, rectifia-t-il. Je ne deviens pas fou.
Il baissa les yeux sur sa paume gauche et caressa du pouce la quatrième ligne.
– Venzald et moi, nous sommes des bouchevreux. J’ai des visions. C’est comme si j’entrais dans sa tête. Mais je crois qu’il ne sent pas ma présence. D’ailleurs, je pense que j’ai aussi des visions du passé, ce qui m’a permis — même si j’ai eu du mal à tout remettre dans l’ordre — de comprendre à peu près son cheminement. Ou plutôt le leur : Alix est avec lui, ainsi que Maître Elric, mon grand-père et Ensgarde, la rebouteuse.
Les deux sœurs poussèrent en même temps des exclamations de surprise, puis se mirent à poser mille questions. Themerid demanda leur aide pour s’allonger sur le lit, puis il leur rapporta ce qu’il avait vu : la fuite à travers le pays traqués par les pélégris, l’arrivée à Tiahyne, le bateau, puis la séparation du groupe.
Lorsqu’il se tut, Flore, assise à même le lit à ses côtés, le dévisageait de ses yeux clairs comme si elle essayait de voir à travers lui.
– Tu entends sa voix ? souffla-t-elle en se penchant vers lui.
Elle leva une main tremblante vers la joue de Themerid et son visage se rapprocha encore du sien.
– Et est-ce que… tu le vois, aussi ?
Elle paraissait en transe. Le prince avait la sensation que ce n’était pas lui qu’elle regardait.
– Flore ! intervint Elvire d’une voix amusée lorsque ses doigts touchèrent la mâchoire du garçon. C’est Themerid, pas Venzald…
La jeune fille sursauta, retira sa main, se redressa en rougissant, puis se leva pour arpenter la chambre.
– Quel don du ciel ! s’exclama-t-elle, soudain frénétique. Quel soulagement d’entendre qu’ils sont vivants ! Je suis si impatiente que Venzald rejoigne Alix pour être certaine qu’elle aussi se porte bien. C’est dommage que tu ne puisses pas lui parler. As-tu essayé, au moins ?
– Je ne sais même pas comment m’y prendre.
– Il faudrait quelqu’un pour t’aider ! Un devineur !
– Je ne suis pas sûr de le vouloir, laissa tomber Themerid en baissant les yeux.
– Quoi ? Mais si, voyons…
Un signe d’Elvire interrompit sa sœur.
– Tu souffres ?
– Oui, répondit le prince. Chaque vision est une torture : malgré la joie de voir mon frère, une douleur m’étreint le coeur et devient de plus en plus intense. Plusieurs fois, j’ai cru qu’il allait s’arrêter ou que mes côtes allaient se fendre tant la pression était forte. Et comme je ne contrôle rien, je ne parviens pas à sortir de ma transe.
Il avait porté une main à sa poitrine comme si la douleur revenait.
– Si je ressens cela simplement en le regardant, ce sera sûrement plus aigu encore si je communique avec lui, non ?
– Justement, insista Flore, un devineur pourrait répondre à ces questions !
– Mais voici plusieurs lunes que Johan et toi essayez en vain d’en trouver, fit remarquer Elvire. Ce n’est pas si facile…
Un coup fut frappé à la porte qui s’ouvrit sur Johan. Celui-ci hésita un instant, puis s’inclina vers le prince. Chaque irruption du jeune homme créait une sorte de malaise : ses rapports avec Flore et même avec Elvire avaient perdu leur formalisme, mais depuis le réveil de Themerid, il ne savait comment se comporter. Le prince non plus, d’ailleurs : il avait beau connaître tous les services qu’il leur rendait et lui en être reconnaissant, une partie de lui s’offusquait de cette familiarité. Comme il se détestait de ressentir cela, il tentait de chercher des raisons qui justifieraient sa réserve. Pourquoi Johan prenait-il de tels risques ? La réponse sautait aux yeux : pour Flore, qu’il couvait de regards transis. De quel droit convoitait-il l’amour de Venzald ? C’était facile pour lui : il était grand, bien fait, doté d’un visage avenant et d’un sourire qui creusait une fossette ridicule dans sa joue. Themerid remonta son épaule droite pour masquer la dissymétrie de sa carrure et se promit de mettre la jeune fille en garde.
Malgré sa gêne, Johan avait du mal à cacher son excitation :
– Je voulais vous apporter moi-même une nouvelle qui vous fera plaisir, dit-il avec un large sourire vers les deux sœurs. Dame Renaude est rentrée aux Cimiantes !
Themerid oublia sa méfiance pour savourer le soulagement qui l’envahissait. Quant à Elvire et Flore, elles en avaient les larmes aux yeux.
– Où est-elle ? Pouvons-nous lui rendre visite ? demanda l’aînée.
– Elle se repose dans ses appartements, répondit Johan dont le sourire s’effaça. Il se peut que vous ayez un choc en la voyant : elle a beaucoup changé.
Elvire se raidit et Flore couvrit sa bouche de sa main comme pour s’empêcher de gémir.
– Des nouvelles de la ville ? questionna Themerid pour faire diversion.
Johan se balança d’un pied sur l’autre.
– J’ai été désigné par l’intendant pour une course vers la porte d’Avrin. Le « recrutement » des filles a commencé. Les pauvres gens défilaient devant des Érudits qui inscrivaient le nom de leurs enfants sur des registres, puis les petites étaient groupées à l’écart en attendant d’être emmenées. Il y avait des files entières, des centaines et des centaines de parents et d’enfants qui pleuraient d’être séparés et personne pour répondre à leurs questions. J’ai vu des pélégris qui arrachaient de force les fillettes à leurs mères quand les adieux se prolongeaient trop à leur goût, puis ils chassaient les parents. Une femme a voulu protester, repartir avec sa petite ; elle a été arrêtée. Partout, des gens hurlaient des noms, pleuraient… C’était horrible. Et ça fait plusieurs jours que ça dure. Le régent lui-même a ouvert les soi-disant écoles lors d’une cérémonie, d’après ce que j’ai appris. Elles se trouvent à l’écart de la ville, au nord. Une pour les fillettes du peuple, une pour leurs aînées et la dernière pour les demoiselles de la noblesse.
– De la noblesse ? releva Themerid après un silence. Mais alors, vous risquez…
Aucune des deux jeunes femmes ne répondit. Elvire s’entoura de ses bras comme si elle avait froid.
– Si nous sommes emmenées nous aussi, s’exclama enfin Flore en s’approchant d’une des fenêtres, alors nous pourrons peut-être nous rendre utiles, soutenir nos semblables, organiser une évasion, que sais-je ? Je n’en peux plus de rester sans rien faire en regardant ces injustices se produire. Si les filles souffrent, je veux supporter ça avec elles ; si elles apprennent à se défendre, je les aiderai. Tout, plutôt que d’être ainsi tenue à l’écart ! Je veux me battre !
– Moi aussi, souffla Elvire d’une voix si faible que Themerid l’entendit à peine.
Pourtant son visage était résolu comme celui de sa sœur.
Allongé sur le lit, Themerid se laissa pénétrer par les paroles de Flore. Il attendit de ressentir à son tour cette bouffée de rage qui animait ses compagnes, cet élan de révolte qui transformait la douce Flore en furie vengeresse et rendait à Elvire sa pugnacité de toujours. Mais rien ne vint, sinon une écrasante fatigue. Si elles avaient la naïveté de croire qu’elle pouvait agir contre ce gâchis, tant mieux pour elle. Quant à lui, il savait qu’il était faible, inutile, et seul. Il s’enfonça dans ses oreillers.
Il allait les prier de partir lorsqu’un nouveau coup fut frappé à la porte. Le battant s’écarta sur une servante qui annonça :
– Dame Renaude.
Quand elle s’avança dans la pièce, le prince compris qu’elle soutenait la vieille femme, incapable de marcher seule. Le même effarement que le sien s’affichait sur le visage des sœurs tandis qu’elles regardaient, figées, la silhouette courbée, rétrécie, vacillante qui traversait la pièce avec une lenteur effrayante en s’appuyant d’une main sur le bras de la domestique et sur une épaisse canne en bois clair de l’autre. Lorsque Johan se précipita pour approcher une bergère, les filles réagirent enfin en s’avançant vers la nourrice, la figure ornée de sourires crispés qui ne trompaient personne. Elles prirent la place de la servante qui s’éclipsa avec un regard inquiet pour sa maîtresse.
Renaude insista d’une voix chevrotante pour aller jusqu’au lit. La bienséance aurait voulu que Themerid se lève pour lui épargner cet effort puisqu’il en était capable, mais la vision de cette femme qu’il ne reconnaissait pas avait achevé de lui couper les jambes. Il parvint tout de même à s’asseoir sur le bord de la couche.
– Prince, je suis si heureuse de vous voir réveillé, dit-elle en lui attrapant une main. J’étais certaine que vous nous reviendriez. Je constate que vous avez déjà repris des forces, c’est bien. Il vous faut continuer car il va falloir nous battre.
Elle serrait la paume du garçon avec conviction, mais il sentait à peine la pression de ses doigts striés d’éraflures. Malgré son impeccable coiffure, on distinguait la peau pelée de son crâne, là où les cheveux étaient tombés par plaques. Les yeux si vifs s’étaient brouillés, comme recouverts d’un voile entre les paupières rougies et larmoyantes. Themerid aurait obéi à Dame Renaude sans une protestation, mais ce n’était pas elle ; c’était une autre femme, vieille, brisée, qui parlait de se battre sans même pouvoir se mouvoir seule.
Il remercia sans un sourire, puis la suivit des yeux pendant qu’Elvire l’aidait à s’installer.
Aux questions d’Elvire et de Flore, la nourrice ne répondit que vaguement. Les geôles étaient des endroits épouvantables : humides, obscurs, d’une crasse effrayante ; les prisonniers s’entassaient tant dans les cellules qu’on pouvait à peine s’asseoir au sol ; les maladies se propageaient rapidement, les rares repas consistaient en une bouillie de blé liquide qui sentait l’eau croupie. Chaque jour des gens mouraient et parfois les cadavres n’étaient évacués que le lendemain ou le surlendemain. Malgré l’effort qu’elle produisait pour cacher la faiblesse de sa voix et de son corps, Renaude fut plusieurs fois saisie de longs frissons en décrivant ce qu’elle avait vécu.
Elle écouta ensuite Flore et Elvire rapporter les dernières nouvelles en terminant par le décret sur l’éducation des jeunes filles. À mesure qu’elle parlait, Flore s’animait de nouveau. Elle se levait, virait, appuyait ses propos de grands gestes des mains. N’y tenant plus, elle se tourna vers Themerid :
– Il faut que tu apprennes à utiliser ton pouvoir ! C’est une chance inouïe ! Pense à ce que nous pourrions sans doute faire : rassembler d’autres devineurs, lever une armée. Peut-être connaître l’avenir ! Tu dois le faire, Themerid !
Agacé par ce « nous » qu’elle employait comme si cette encombrante découverte ne le touchait pas en premier lieu, le prince exhala un soupir avant de répéter les arguments évoqués quelques heures plus tôt :
– Même si je dois souffrir ? Et en mourir ? Oui, tu vas me dire qu’il faut me faire aider d’un bouchevreux, mais comme on ignore comment en trouver…
Flore allait insister lorsque Renaude l’interrompit.
– Je sais où se cachent certains d’entre eux.
***
Lorsque la nourrice avait été jetée dans une des geôles de la forteresse du fleuve vêtue d’une robe, certes sobre et froissée par le traitement rude infligé par les pélégris, mais dont l’étoffe fine ne trompait pas sur sa condition, la plupart des prisonniers l’avaient évitée comme une pestiférée. Elle avait d’abord fait profil bas, raconta-t-elle, puis, pour détourner son esprit de sa propre situation, elle s’était efforcée de venir en aide aux plus mal en point de ses codétenus. La crasse, la fatigue et la faim qui s’étaient abattues sur elle comme sur les autres avaient fait oublier ses origines en quelques jours ; on avait cessé de la regarder de travers. Une nuit, à l’heure grise où le silence sinistre de la cellule n’était troublé que par les gémissements des malades et les clapotis des gouttes tombant de la voûte sur le sol recouvert d’eau croupie, une femme s’était rapprochée d’elle avec des mouvements épuisés. Renaude la reconnue pour avoir pensé plus tôt que son visage livide, ses yeux fiévreux cernés de noirs et la toux caverneuse qui la secouait sans interruption ne laissaient rien augurer de bon. Elle s’était accroupie tout près d’elle, le regard rivé dans le sien en une question muette. Enfin, effrayée par son propre geste, elle avait saisi sa main. Alors que la nourrice sentait couler un courant frais tout le long de son bras vers les doigts de la femme, ses prunelles s’étaient éclaircies au point de se confondre, dans la pénombre, avec le blanc de l’œil. Quand elle avait lâché, une quinte de toux l’avait obligée à s’agenouiller, une main crispée sur la poitrine et l’autre appuyée sur le sol fangeux. Renaude l’avait aidée à s’asseoir contre elle et l’avait entourée de son bras jusqu’à ce que les secousses s’apaisent.
– Pardon, avait murmuré la malade. Je n’aurais pas dû regarder votre esprit sans votre accord, c’est très mal. Mais j’avais besoin d’être sûre.
– Que vouliez-vous savoir ? interrogea Renaude en la rassurant d’un sourire.
– Que vous n’aviez rien contre nous. Que vous êtes aussi bonne que vous le paraissez. Et que vous avez l’espoir d’être libérée.
Renaude avait dû s’avouer que c’était vrai. Elle ne doutait pas un instant que Flore ou Elvire avaient intercédé en sa faveur auprès d’Abzal. Restait à voir si le régent possédait encore un peu de pouvoir.
– Je m’appelle Marthe. Mon fils et ma petite-fille, avait expliqué la femme dans un murmure entrecoupé. Ils sont… comme moi. Nous vivions cachés depuis les premières rafles. Nous voulions fuir la ville avec d’autres quand j’ai été arrêtée, il y a trois lunes. J’ai cédé à la tentation de récupérer une lettre dans mon ancienne maison. J’ai été prise seule dans les rues. Je suis certaine que mon garçon ne partira pas sans moi, mais je vais mourir et il n’en saura rien.
Renaude n’avait pas protesté ; les tremblements, les lèvres craquelées et bleuies confirmaient que cette femme ne survivrait pas plus de quelques jours.
– Quand vous sortirez d’ici, faites-les prévenir, je vous en prie. Dites-leur qu’ils partent loin, qu’ils n’ont plus à m’attendre.
La vieille nourrice avait acquiescé, puis avait écouté les indications pour trouver leur refuge : la cave d’un entrepôt marchand en ruine, près de la porte d’Avrin.
La bouchevreuse était morte deux jours plus tard.
***
Renaude termina son récit épuisée. Elle s’efforçait de retrouver son strict maintien de toujours, mais Themerid pensa que la courbure que formaient ses épaules, le tremblement de ses doigts et les larmes accrochées à l’ourlet des paupières ne partiraient plus jamais. Elle paraissait minuscule dans la grande bergère. Elvire s’agenouilla à ses pieds et lui prit les mains sans rien dire.
– Voulez-vous que je vous apporte un châle, Madame ? demanda timidement Johan. Ou un bol de bouillon ?
– J’irai, coupa Flore en se lançant dans des aller-retours à travers la chambre. Il faut prévenir ce pauvre homme et sa fille !
– Non ! s’écria Elvire.
– Johan m’accompagnera ? plaida Flore avec un regard interrogateur vers le valet.
Celui-ci baissa les yeux en secouant doucement la tête.
– Pas cette fois, souffla-t-il. C’est trop risqué, Demoiselle. La porte d’Avrin grouille de pélégris à cause du recensement des filles. Traîner dans ce quartier en ce moment me semble une idée très dangereuse, surtout pour vous.
Flore s’immobilisa, les mains sur les hanches. Elle avait relevé le menton et ses pupilles lançaient des éclairs.
– Pourquoi surtout pour moi ?
– Parce que tu es une fille, intervint Themerid en s’accrochant au montant de son lit pour se mettre debout. Et que tes yeux peuvent te valoir la potence !
Flore s’approcha de lui en le pointant du doigt, une moue de défi sur les lèvres.
– Je te rappelle que c’est pour toi aussi, qu’il faut trouver un devineur. Tu préfères rester dans ta chambre, laisser l’Ordre, Abzal et Bréol répandre la mort sur ton royaume ? Livrer ton frère et ma sœur aux pélégris quand ils reviendront de leur quête ?
Themerid sentait son cœur accélérer douloureusement contre ses côtes, mais il s’empêcha de porter la main à sa poitrine. Flore ne savait pas ce qu’elle disait, elle avait mal, c’était tout. Et sa souffrance la rendait folle, et blessante.
– Ta longue absence t’aurait-elle fait devenir lâche, Themerid ?
Le prince inspira lentement par le nez sans la quitter des yeux.
– Je ne suis pas lâche, mais lucide. Et si je dois l’être pour toi aussi, soit.
Il se redressa autant que possible, avec la conscience amère que sa faiblesse et sa dissymétrie devaient le rendre ridicule. Il dépassait à peine la jeune femme mais il se rapprocha encore pour la toiser.
– Je t’interdis, tu entends ? Je t’interdis de tenter cette folie. Reste aux Cimiantes jusqu’à nouvel ordre.
Quelque chose traversa le regard de Flore. Une lueur d’incendie que Themerid n’y avait jamais vu. Puis elle baissa les yeux et ses épaules s’affaissèrent.
– D’accord. Tu as raison. C’est que… je voudrais tellement sauver ces gens. Et si tu pouvais communiquer avec Venzald, nous aurions aussi des nouvelles d’Alix. Pardonne-moi, Themerid, je sais bien que tu n’es pas lâche.
***
Le prince ouvrit les yeux dans la pénombre et grimaça. La douleur familière qui irradiait depuis son cœur descendit le long de ses membres, puis s’étiola lentement. Dans l’obscurité nocturne, la vision qui l’avait arraché au sommeil persistait devant ses yeux. Flore, dehors, en pleine nuit ; à la lueur d’un fanal, une large tache écarlate brillait sur sa chemise. Etait-ce un simple songe ou une prémonition due à la mange-pensée ?
Le pouls affolé, il se redressa avec peine et appela pour qu’on lui envoie Johan.
– Est-ce que Flore se trouve bien au château ? demanda-t-il dès que le valet eut passé le seuil.
Johan ressortit aussitôt, un masque d’angoisse sur le visage. Elle doit dormir paisiblement, se tança Themerid, et toi, tu envoies un domestique épris d’elle pour l’espionner dans son sommeil… Il tenta de sourire pour se convaincre, mais plus le temps passait, plus il sentait qu’il n’avait pas rêvé.
Les pas rapides de Johan se firent entendre dans l’antichambre.
– Je reviens de leurs appartements, annonça-t-il en entrant. Elle n’y est pas.
Le retour de Themerid ! On voit que sa longue inconscience a des séquelles physiques et morales, je trouve que c'est bien rendu. Sa "lâcheté" est intéressante, c'est bien de ne pas avoir que des personnages braves et courageux en toutes circonstances. Sans que ça le rende antipathique d'ailleurs.
Tu m'as fait très peur avec Renaude, j'ai imaginé des trucs assez glauques^^ Finalement elle s'en sort pas si mal par rapport à ce que j'avais pu penser.
Bon, je voir venir une petite folie de Flore, ça sent le roussi xD Et hâte de revoir la manteau bleu, ça commence à faire un bout de temps...
Quelques remarques :
"Et surtout à admettre qu’il avait bien fallu que ces décrets immondes soient ratifiés par le régent." -> à admettre que ces décrets immondes aient été ratifiés ?
"Renaude la reconnue" -> reconnut
Un plaisir,
A bientôt !
Ah oui, nous sommes juste après le réveil de Themerid et en effet, le pauvre a du mal à revenir à la vie ! Il faut dire que le contexte n'est pas très réjouissant, en plus du fait qu'il vit seulement maintenant la séparation d'avec son frère. Et comme tu dis, tous les personnages ne peuvent pas être héroïques tout le temps !
Renaude ne s'en sort pas si mal, mais à partir de là, elle est plus en retrait dans l'histoire.
No comment sur la "petite folie de Flore", puisque tu as lu la suite... ;)
Détails
en appliquant l’incessante oppression sur les habitants de Terce : cette tournure ne me convainc pas (appliquer une oppression). Répandre ?
Merci pour ta lecture et tous tes commentaires !
C'est super ce chapitre entièrement focalisé sur Themerid. C'est un peu le miroir du chapitre précédent quelque part : on a eu Venzald, maintenant Themerid. Ç a nous permet de vraiment prendre conscience de leurs réactions si différentes face à toute cette situation.
Themerid m'a fait de la peine dans ce chapitre. Et d'un autre côté j'avais quand même bien envie de le secouer. Je l'ai trouvé un peu lâche, comme Flore, même si ce qu'elle finit par faire est un tantinet dangereux quand même, hein... et pourtant, comment en vouloir à Themerid qui a le cœur si fragile et a déjà tellement souffert ? Bref, c'est compliqué tout ça. Mais je trouve que le dosage de conflits entre les personnages est très bien pour le moment !
De manière générale l'ensemble du chapitre a un ton assez triste et inquiétant. Cela dit, le retour de Renaude, sa révélation qui va pouvoir les aider, puis la défiance de Flore envers Themerid et sa disparition en fin de chapitre permettent de monter en tension et de nous tenir en haleine. Bref, je trouve que le rythme est très bon ici.
C'était exactement ce que je cherchais dans ce chapitre : faire en sorte que les lecteurices hésitent entre pleurer pour Themerid et lui donner des claques XD. Donc oui, je sais, il n'est pas vraiment mis en valeur. Mais ce serait trop facile ! C'est intéressant aussi, les passages où les héros ont des défaillances humaines et nous déçoivent ;).
Tu résumes bien le ton du chapitre et même de la première partie : elle s'appelle "Plus loin" et dans ma tête, ça faisait référence autant à la situation géographique de Venzald et de son groupe qu'aux mesures que l'Ordre met en place dans le royaume.
Attention au prochain chapitre : il secoue un peu ;) (oui, je te fais du teasing, carrément ! XD).
Merci pour ton adorable commentaire et ton enthousiasme, ça fait vraiment plaisir ♥ !
Je l'ai beaucoup aimé, il a conscience de ses faiblesses, voit l'injustice qui règne dans son royaume, Abzal qui ne passe même pas le voir....
Renaude.... Donc Abzal a tenu parole et elle a fini par être libérée. Marquée, mal en point, mais vivante - pour le moment.
Venzald risque de tuer son frère s'il continue, attention attention !
Et Flore qui promet de ne rien faire de stupide avant de partir seule, de nuit... cette fois, c'est très très mauvais, surtout que ces derniers chapitres ont été gentils pour nos héros.
En effet, Flore n'écoute rien ni personne, surtout pas ceux qui lui donnent des ordres. Comme tu as lu le prochain chapitre, tu as vu que les conséquences de ses initiatives ne sont pas sans conséquences...
Bon Themerid, va falloir reprendre des forces et te reprendre du moral hein !
Themerid est pas au mieux de sa forme, n'est-ce pas ? On a bien envie de le secouer
Oh mais que vois-je ? Non pas un, mais deux nouveaux chapitres ! Je vais me régaler !
Le dédain de Themerid pour lui-même et sa condition physique est frappant. Si la séparation a aidé Venzald a gagner en indépendance et à reconnaître son talent; les désavantages de ce divorce se ressentent fortement chez Themeride. En plus, il se réveille dans une réalité terrible, où il ne peut que croire ce que ses amis lui disent. Il n'a contrôle ni sur la situation, ni sur son propre corps. C'est poignant; il m'a fait énormément de peine! Sa douleur à la poitrine m'inquiète, il me semble que ça dure depuis un moment, non ? Est-elle due au fait que son frère communique avec lui ou est-ce pas lié ? Plus on avance dans le chapitre, plus on voit comme Themerid est mal dans sa peau. Il ressent de la colère pour Johan, semble même jaloux et honteux de son apparence non symétrique alors que finalement, Flore est la dulcinée de son frère et non pas la sienne. Un instant, je me suis demandée si Venzald ne voyait pas à Travers ses yeux à ce moment-là. Ca pourrait expliquer pourquoi il a l'air de prendre la chose si personnellement.
Trop triste, la bouchevreuse malade... Elle m'a rappelé la Dame ToT ! Ce chapitre est une spirale émotionnelle pour moi !
Oh, qu'elle est dure Flore envers Themerid ! Il n'y a pas à dire: l'état de tension dans lequel ils se trouvent rend tout le monde particulièrement irritable. Ahh je savais que Flore n'allait pas juste croiser les bras et obtempérer. La furie dans ses yeux, le fait qu'elle "laisse tomber" aussi vite... et la voilà qui disparaît. Va-t-elle partir se battre, monter une résistance ?
Je ne peux pas les laisser là; vite, la suite !
Remarques:
-> qu'elle pouvait agir contre ce gâchis, tant mieux pour elle -> elles pouvaient ( pour elles
-> Lorsque la nourrice avait été jetée... -> je trouve cette phrase un poil longue et elle met beaucoup d'importance sur sa robe, alors que finalement, celle-ci n'a rien de particulier (en lisant, j'ai cru que cette robe l'aiderait je ne sais comment à s'échapper, par exemple). Je la raccourcirais ;)
-> effrayée par son propre geste -> Lequel ? D'avoir fixé Renaude? Est-ce qu'on peut qualifier un regard de geste ? Je pense que je remplacerais "geste" par un autre terme.
-> Renaude la reconnue -> reconnut
En ce qui concerne Themerid, il réagit différemment de Venzald à leur séparation, et il semble abattu alors que Venzald se révèle, mais il ne faut pas oublier qu'il dormait pendant plusieurs mois. Venzald aussi a été très déprimé, mais c'était dans le tome 1, pendant que lui, Albérac, Alix et Ensgarde fuyaient à travers Cazalyne. Themerid réagit donc avec du retard, mais comme Venzald a réussi à rebondir, peut-être que Themerid va surmonter ça aussi ;)
Quant à sa réaction par rapport à Johan, ce n'est pas tout à fait personnel : en fait, il est jaloux par procuration, parce qu'il estime que Flore est promise à son frère (et on peut imaginer que la notion de propriété entre deux siamois peut être très "partagée"). En plus, tout ça n'est pas très clair dans sa tête : en fait, il est globalement déprimé et du coup, il voit tout en noir et là, c'est Johan qui prend.
Ca ne m'étonne pas tellement que la mort de la bouchevreuse en prison te rappelle celle de la dame : j'ai écrit la scène alors que je venais d'enregistrer le chapitre 2 de Hêtrefoux (qui sera en ligne mercredi soir, d'ailleurs ;) ). Alors je n'y ai pas fait attention mais il se peut tout à fait que mon écriture ait été influencée par ma lecture, puisque le chapitre 2 raconte justement la mort de la Dame !
Flore est un peu dure avec Themerid, mais elle est d'une nature entière et elle veut le faire réagir. Elle ne s'y prend peut-être pas comme il faut... XD De la même manière qu'elle ne s'y prend pas forcément comme il faut quand elle fait croire qu'elle va obéir alors qu'elle sort toute seule ensuite, sans avoir prévenu personne, malgré le danger. C'est une rebelle, dans le sens "type de personnalité" et elle commence à prendre des libertés avec les règles...
Merci pour tes remarques, je vais regarder ça. Quand je disais "effrayée par son propre geste, je parlais du moment où elle lui prend la main pour "lire" son esprit. Mais comme c'est placé après, ce n'est peut-être pas très clair.
Je file répondre à ton trèèèèès intéressant commentaire suivant ;)
Hé ben je n'ai pas grand-chose à dire sur ce chapitre, du coup je suis un peu fangirl, mais un peu atterrée par les événements.
C'est chouette ce petit panorama des derniers décrets fait par Themerid, ça fait très naturel ! Toi qui craignais aussi que son rejet de Johan ne le fasse paraître antipathique, je trouve que son rejet semble plus légitimé par le fait qu'il soit épris de Flore, dont Venzald est aussi amoureux. Son mépris pour son statut de serviteur semble juste surgir parce qu'il est jaloux pour Venzald. Enfin, c'est ainsi que je l'ai vécu !
Le moment où il m'est apparut antipathique, c'est lorsqu'il choisit de ne rien faire plutôt que de souffrir. Bon, je peux concevoir que cette affaire de bouchevreux l'effraie, mais j'aurais cru que pour être en meilleur contact avec son frère il l'aurait fait. les soeurs se démènent lorsque lui est en mode "ah, oh non, je suis faible, ouille, mon frère me contacte mais je préfère qu'il se taise parce que bobo, je vais aller me recoucher". Bon je suis méchante, j'ai aussi l'impression qu'il couve une petite dépression, mais il m'a agacée durant ce chapitre.
C'est très pratique ce retour de Renaude pour pimper les événements ! Mais la vache, elle a prit pire qu'un coup de vieux !
Ach ach ach natürlich que Flore est partie ! D'un côté je suis très contente parce que je suis fière de son empouvoirement, et de l'autre je suis horrifiée parce que la sitaution est pire que tendue et c'est du suicide. Mais j'apprécie beaucoup qu'elle y soit allée sans Johan : "tu veux pas me soutenir ? tant pis, j'irai seule!". Encore je trouvais étrange qu'elle se calme aussi rapidement devant Themerid qui s'imagine qu'il peut donner des ordres.
C'est très bien fait toutes cesrelations entre eux, je trouve, d'ailleurs. FLore qui essaie de voir Venzald à travers Themerid, Themerid qui blesse sans s'en apercevoir Flore et Elvire par sa lâcheté (oui je pense qu'il a des choix lâches dans ce chapitre, très bien justifiés et compréhensibles mais lâches) mais qui s'insurge d'etre blessé par Flore et essaie de lui rabattre le caquet. Je sens que ça évolue entre eux et c'est ultra intéressant.
Bref.
Bravo pour ce chapitre fort bien écrit et géré ! A quand la suite ?
Plein de bisous !
Et ce que tu as ressenti va aussi dans ce sens : dans l'ensemble, ça correspond à ce que je voulais faire passer. En particulier le fait que Themerid ne soit pas très sympathique dans ce chapitre. Comme tu l'as senti, ça s'explique parce qu'il fait un genre de dépression (l'équivalent de la phase apathique de Venzald dans le tome 1), mais c'est vrai que ça le rend un peu lâche et un peu egocentré. Et sa réaction avec Flore est la cerise sur le gâteau.
Bon, la contrepartie, c'est qu'il va falloir que je rame pour le rendre de nouveau sympa aux yeux des lecteurs, après. Mais c'est plus intéressant comme ça.
Pour ce qui est de ses motivations par rapport à Johan, je voyais plutôt ça à l'inverse : comme il n'est pas fier de penser que ce n'est "qu'un valet", il détourne le truc en jalousie par procuration. Mais ce n'est pas grave que tu le comprennes dans l'autre sens : ce n'est pas très clair dans sa tête non plus.
Oui, Renaude a morflé, la pauvre... Je n'étais pas sûre d'avoir réussi à bien rendre ça, mais vu ta réaction, j'en déduis que ça marche.
Et Flore, enfin... Je comprends que tu soies enthousiaste, mais finalement (et je vais insister là-dessus dans le chapitre suivant, mais pas trop) elle décide presque d'y aller parce qu'elle ne supporte pas que Themerid le lui interdise. Et aussi parce qu'elle n'en peut plus d'être enfermée. Donc, pas forcément pour de bonnes raisons. Tête de mule, quoi...
La suite arrive (je suis remontée comme un coucou), mais je crois que le chapitre va être monstrueux parce que j'en suis déjà à 1500 mots au quart du chapitre... il va falloir que je coupe le début... Bref, je devrais le terminer ce week-end : il y a une ou deux scènes auxquelles j'ai hâte de me frotter, parce que c'est complètement nouveau et que je veux voir si j'y arrive.
Merci pour ta lecture et ton adorable commentaire !
Bisouuuuuuuuus ♥