Chapitre 7 : Le détroit

 

Valerio crut suffoquer lorsqu’il émergea de l’intérieur doré du palais de Busnital. La fumée avait envahi le ciel de la capitale talienne, masquant son bleu éclatant derrière des nuages jaunâtres. Malgré les efforts d’une partie de son armée, plus de deux mille cadavres s’entassaient encore dans les rues de la ville, attendant d’être jetés dans des fosses communes. Leur chair en putréfaction faisait planer une sérieuse menace d’épidémie, aussi l’Artrê avait-il ordonné qu’on brûle les corps sur d’immenses bûchers. L’entreprise était périlleuse car la sécheresse battait son plein, augmentant le risque d’incendie, sans compter sur le vent qui avait décidé de rabattre les panaches de fumée vers la terre, un véritable dilemme qu’il avait dû trancher.

Valerio plaqua son voile sur son nez pour se protéger de l’âpreté des effluves puissantes.

— Mes aïeux, quelle flambée ! s’exclama Longinus, imperturbable. Ça brûle bien, les sudistes.

— Hâtons-nous, grinça son supérieur en montant en selle. À ce rythme nous allons finir asphyxiés.

— Ou mourir de chaud, ajouta le combattant, franchement avec la chaleur de ce pays, on avait pas besoin de ça.

Valerio sourit légèrement sous son voile, écouter son vice-comandant râler le mettait de bonne humeur sans qu’il ne sache trop pourquoi. Il talonna son cheval et se lança vers le port où les attendait le navire-amiral. Ils devaient quitter Busnital pour un port au sud-est de Heddish duquel ils prépareraient leur assaut sur leur prochaine et dernière cible : l’Empire d’Hek-Rê.

Mais alors qu’ils atteignaient le littoral, un grondement résonna au loin. Le prêtre repoussa son voile pour être sûr qu’il avait bien vu. Face à lui, à quelques pâtés de maisons, le navire-amiral s’était soudain enflammé. Le cœur battant, il chercha des yeux le reste de l’incendie, sans le voir. Seul son bateau brûlait.

À cet instant, des silhouettes surgirent de l’ombre des ruelles adjacentes. Avant qu’il n’ait le temps de réaliser quoi que ce soit, son cheval se cabra, une flèche plantée dans la croupe. Il frappa durement le sol et se releva de justesse pour éviter le lame vibrante d’un sabre talien. Il attrapa sa propre arme et para le coup suivant. Il était cerné par trois assaillants enrubannés. Des rebelles taliens, sans aucun doute. Ils avaient cousu sur leur torse l’étendard de leur nation, décroché de la flèche du palais quelques semaines auparavant.

Valerio profita d’une seconde de répit pour se débarrasser de son voile. Une fois la vision claire, il répliqua. Ses adversaires furent surpris pour sa vélocité, il se servit leur brève hésitation pour fendre la gorge de l’un d’entre eux. Le hurlement du malheureux se perdit en gargouillement alors que ses camarades rugissaient de rage. Le jeune homme recula face à leurs assauts, plusieurs coups entaillèrent sa toge sans heureusement parvenir jusqu’à sa peau. Ces habits princiers le ralentissaient terriblement mais ils faisaient de même pour les lames de ses adversaires qui se prenaient dedans. Les étoffes se retrouvèrent vite en lambeaux, lui permettant de gagner en mobilité, sans qu’il ne parvienne cependant à prendre l’avantage. Il se plaça dos à un mur pour prévenir tout attaque traître. Un troisième compère vint alors joindre le combat, réduisant encore ses chances de victoire.

Soudain, un rire se tordit dans l’air, attirant l’attention des rebelles. Il n’en fallut pas plus à Valerio pour en désarmer un et se servir de son sabre pour en tuer un autre. Pris d’un regain d’énergie, il vint à bout du troisième qu’il acheva d’un furieux coup de pommeau. Il s’autorisa alors à tourner la tête, essoufflé, vers l’origine de l’étrange rire.

Longinus faisait face à une dizaine d’assaillants dont la majorité gisait déjà au sol. Il maintenait les survivants loin de lui, les empêchant de venir le chatouiller de leurs sabres recourbés, tandis que lui n’avait qu’à tendre le bras pour que sa lance les atteigne. Les Taliens tournaient autour de lui comme des mouches enragées, s’engouffrant tête baissée dans les ouvertures qu’il leur offrait afin qu’il vienne à sa portée.

Au-delà de cette valse sanglante, les yeux de Valerio restèrent fixés sur l’immense sourire qui fendant en deux le visage de son vice-commandant. Cette vision terrifiante acheva de calmer l’ardeur du combat qui se consumait en lui. Il vérifia que les ruelles ne crachaient plus de nouveaux combattants et attendit que Longinus ait fini de s’amuser.

— Aaaah, ça fait du bien, un peu d’action ! clama le jeune homme en retirant la pointe de sa lance de l’œil d’un rebelle.

Les soldats de la Trinité profitèrent de cet instant pour accourir, avant de stopper net devant le massacre.

— Vous êtes en retard, les gars, commenta Longinus. Si ça se trouve notre bon commandant est…

Il aperçut Valerio.

— … Vivant. Dommage.

L’intéressé le dévisagea en silence sans écouter les excuses paniquées de ses sous-fifres.

— Dites-donc, vous êtes vachement mignon sous votre voile, Votre Sainteté, remarqua le vice-commandant.

— Dites-moi…

Il capta les iris verts de Longinus et s’y implantant durement.

— Est-ce que vous aimez tuer ?

— Hein ? Heu non, pas spécialement.

— Alors pourquoi êtes-vous si heureux d’avoir abrégé la vie de ces hommes ?

— Ah, ça ! Faites pas gaffe, je me contrôle pas trop quand je me bats… C’est l’excitation, je peux pas me retenir. J’adore ça, vous comprenez ? Combattre au péril de ma vie. Ça me fait vibrer, ça me fait me sentir vivant.

Un rictus fébrile tordait ses lèvres. Valerio, lui affichait un air sombre.

— Je vois.

Il se détourna et alla ramasser son voile, auquel était accroché sa petite couronne.

— Vous vous êtes bien battu, en tout cas, conclut-il. C’est le moins que l’on puisse dire.

— Et ça vous étonne ? Je vous rappelle que je suis le plus puissant guerrier de tout Caèrne, et même, sans doute, du monde entier !

— Pas le plus modeste, en tout cas, c’est certain.

— La modestie, c’est l’excuse des faibles. Moi, je n’ai pas besoin de modestie.

Tandis que Longinus se répandait en vantardises, Valerio se pencha sur son cheval. Le pauvre animal se vidait de son sang, il doutait de pouvoir le guérir.

— Achevez-le, ordonna-t-il tristement à ses soldats. Faites de même pour les rebelles, sauf deux. Il va falloir les faire parler.

Les prêtes, dépités de ne pas être arrivés à temps, obéirent avec empressement. Longinus cessa alors sa tirade pour examiner le champ de bataille.

— Tiens, vous en avez vaincu quatre, quand même. Vous m’impressionnez ! Je pensais que vous n’étiez bon qu’à comploter dans vos fauteuils en or !

— J’ai reçu une formation militaire d’un grand maître, l’ancien commandant de la Garde Atriale, Beningus. Je n’ai pas à rougir.

Le visage de Longinus s’éclaira.

— C’est vrai ? Moi aussi ! Enfin, il n’était pas commandant à ce moment-là, mais il était déjà sacrément fort ! Il y a peu de personne à qui j’accorde mon respecte en ce monde, et il y tient une place choix.

Valerio baissa le regard sur les pavés ensanglantés.

— Moi aussi, je l’admirais beaucoup, murmura-t-il.

— Hein ? Qu’est-ce que vous avez dit ?

— Je…

— Votre Sainteté !

Un soldat accourut.

— C’est bien ce que nous pensions, le navire-amiral a été brulé par les rebelles ! Nous n’avons pas pu le sauver…

— Quel malheur ! s’exclama Longinus. Tous mes bijoux y étaient !

— Je vois, déclara froidement Valerio. Dans ce cas nous allons nous faire un plaisir de faire parler ces deux-là.

Il se tourna vers les deux rebelles à moitié conscients qui venaient d’être déposés à ses pieds. Malgré l’ombre qu’il projetait sur eux, il les vit très nettement pâlir. Et ils avaient bien raison.

 

*

 

— Ouah, c’est génial !

Fiona se dévissait le cou pour admirer les acrobaties de Khalil dans les cordages. Ce dernier se mouvait comme un écureuil intrépide et parvint au sommet du mât de misaine en quelques secondes. Il se pencha vers sa nouvelle amie avec un grand sourire.

— Bravo ! s’émerveilla-t-elle.

Elle se tourna vers Lohan qui observait la scène depuis le bastingage.

— Je peux monter avec lui ? s’enquit-elle en trépignant. On doit avoir une sacré belle vue de là-haut !

— Tu n’es pas habituée, c’est trop dangereux.

— Mais…

— On a qu’à l’attacher !

Khalil descendit le long mât pour se retrouver juste au-dessus d’eux.

— On lui fait un harnais avec des bouts, ça marchera bien ! continua-t-il.

Lohan haussa les épaules.

— Ce n’est pas moi le capitaine, dit-il en s’éloignant.

Il retourna scruter le paysage tandis que Khalil sautait sur le pont pour fabriquer son fameux harnais. Fiona fut préparée en quelques minutes et se lança à l’assaut du mât de misaine à la suite du jeune garçon.

Lohan, lui, fixait la mer mouchetée d’îles du Détroit de Siffrig. Leurs falaises ocres n’étaient garnies que d’une végétation rachitique qui laissait place à leur couleur flamboyante. Cela faisait plus de cinq ans qu’il n’avait pas vu la Calbanie, il n’avait pas vraiment réalisé à quel point elle lui avait manqué. Au loin, une bande rouge ceinturait l’horizon. Il s’agissait de la côté nord de Heddish. Là où il était né.

Le cri strident de Fiona interrompit ses pensées. Il fit volte-face pour voir son ancienne élève chuter depuis les hauteurs du mât. Son cœur eut à peine le temps de bondir qu’elle fut stoppée nette par son harnais. Après un moment de silence, elle releva la tête et éclata de rire.

— Ça décoiffe ! s’exclama-t-elle tandis que Khalil la rejoignait, nettement moins euphorique.

Lohan soupira et décida d’aller se ressourcer à la poupe, puisque la proue était trop bruyante.

Il s’appuya sur le bastingage arrière et laissa le vent jouer avec ses cheveux. Il ne laissa pas des couleurs si contrastées de cette mer dont le bleu intense se confrontait sans cesse à l’ardeur rougeoyante des terres. Mais malgré le plaisir qu’il avait de redécouvrir cette beauté familière, elle ne faisait que le renvoyer plus durement à ses propres questions. À sa trahison à moitié consommée de la rébellion, à Asha, à cette vengeance qui lui semblait soudainement si dérisoire.

— C’est magnifique.

Lohan sursauta et se tourna vers Zehara. La jeune femme n’avait pas prononcé un mot depuis le bref échange qu’ils avaient eu lors de leur départ. Il avait même douté qu’elle lui avait réellement parlé, car après tout cela signifiait trahir le prince pour qui elle risquait sa vie et celle de son enfant. Elle avait visiblement trouvé un moyen de le surprendre encore.

Zehara se plaça à ses côtés et posa ses yeux sur le paysage souverain. Son profil dévoilait la courbure ample que son ventre dessinait sous ses étoffes. S’engager dans un tel voyage sans être certaine de parvenir à destination à temps était périlleux. Courageux, ou plus sûrement inconscient.

— « Cal » signifie rouge, si je ne me trompe pas ? Ce pays porte bien son nom.

Il ne répondit pas.

— Où êtes vous nés, exactement ? s’enquit-elle après quelques secondes de silence.

— À Calda, sur la côte, grinça-t-il.

Zehara baissa la tête.

— Quand Calda a été envahi par la Trinité, nous aurions dû réagir. Au lieu de ça, nous avons sagement attendu d’être conquis à notre tour.

— Busnital était de mèche avec la Trinité. J’y étais, j’ai vu les navires. Fraîchement sorti des chantiers taliens. La Trinité s’est vue confier la tâche de conquérir cette région rebelle que votre gouvernement n’arrivait pas à maîtriser. Il pensait bien sûr récupérer ces territoires, mais c’était mal connaître les ambitions de la Grande Prêtresse.

— J’ignorais cela, souffla la jeune femme.

Lohan fronça le nez, agacé. Ne comprenait-elle pas qu’il ne comptait pas discuter avec elle ?

— Voulez-vous me tuer ? demanda-t-elle soudain.

Il sursauta.

— Comment ça ?

Elle se tourna sèchement vers lui.

— Pensez-vous que toutes les horreurs que mon peuple a fait subir au vôtre mériteraient une sentence de mort ?

— Je…

— Dans ce cas, puisque vous semblez me considérer responsable de toutes les guerres de ces trois cent dernières années, vous devriez me tuer sur le champ.

Ses prunelles brunes s’enfoncèrent profondément dans celle de son interlocuteur qui demeura pantois. Après un temps empli de tension, elle rompit le contact et se retourna vers la mer.

— Si vous n’êtes pas prêt à me tuer, c’est que vous ne me considérez pas réellement responsable des guerres qui opposent nos deux nations. J’aimerais donc que vous cessiez d’être si désagréable. Si vous consentez à me traiter comme n’importe qui d’autre, je me servirai de l’oreille du prince pour améliorer autant que je peux la situation en Calbinie. Enfin, encore faut-il que ces terres soient restituées à l’Empire de Naotmöt.

Elle lui jeta un regard déterminé.

— En cela nous avons un but commun, n’est-ce pas ?

Lohan reprit tant bien que mal contenance.

— Certainement.

— Bien.

Il la regarda s’éloigner fièrement, alors que ses voiles volaient autour d’elle, soulevés par le vent.

 

*

 

Le bois s’alanguissait de grincements réguliers, le vent fouettait bruyamment la navire qui glissait sur l’eau dans un gargouillement ample. Keira aurait peut-être pu apprécier l’odeur salée des embruns et la caresse du soleil si elle n’avait pas été trop occupée à lutter contre la nausée qui lui creusait l’abdomen.

Elle était recroquevillée entre Ealys et Calybrid, qui n’étaient pas dans un meilleur état, guettant le moment où elle serait forcée de se relever pour rendre le peu qu’elle avait pu ingérer la veille. Les Sylviens, hormis Andraz qui avait déjà connu la mer, Oèn, étonnamment, et Haul dont la tribu était insulaire, souffraient de puissantes nausées depuis qu’ils avaient embarqués, quatre jours auparavant. N’ayant presque rien avalés depuis lors, ils étaient ensevelis sous un lourd harassement qui les poussaient à passer leurs journées blottis les uns contre les autres, adossés au bastingage.

Keira balaya le pont d’un regard fiévreux. Haul se tenait à l’écart du groupe, usant de ses couteaux fraîchement aiguisés pour sculpter une mystérieuse statuette dans un morceau de bois flottant pêché un peu plus tôt. Oèn somnolait sous le soleil écrasant du détroit tandis qu’Andraz discutait avec le capitaine humain. Le reste de l’équipage s’occupait de l’entretien du navire sans prêter attention à leurs passagers. Comme eux, ils parlaient à peine helmët, la seule langue qu’ils avaient en commun, ce qui n’encourageait pas les interactions. Non que les Sylviens aient eu envie d’en engager, déjà suffisamment déboussolés par les regards libres que ces êtres redoutés posaient sur eux.

— Je veux mourir… gémit Rhun, allongé sur le dos face à Keira.

Des places rouges commençaient à se former sur son corps exposé à l’ardeur du cagnar calbien, se mélangeant tant bien que mal avec son teint verdâtre.

— Oh, arrête de te plaindre, fais un effort ! fit sèchement Cadfael.

Il s’était sans doute trop penché en avant en disant cela car il bondit aussitôt sur ses pieds pour offrir un peu de bile à la mer. Ce faisant, il bouscula Idris qui ne réagit même, trop occupée à assassiner l’horizon du regard, ses doigts broyant le bastingage.

— Il veut toujours paraître plus fort qu’il ne l’est, celui-là, soupira Calybrid.

Malgré son air serein, elle ne tint pas longtemps face à l’odeur écœurante que son camarade avait largué dans l’air, et se plia sur le garde-corps. Keira sentit la nausée s’épaissir devant ce spectacle, mais le contenu de son estomac ne remonta pas jusqu’à ses lèvres, seulement son goût amer. Calybrid se rassit près d’elle après s’être essuyé la bouche. Un sourire souleva ses joues terreuses.

— À ce rythme-là, je serai aussi légère que mon petit frère dans quelques jours, commenta-t-elle.

Sa camarade la dévisagea un instant.

— Pourquoi tu te forces à sourire ? finit-elle par demander. Ça se voit et ça ne sert à rien.

Une étincelle s’alluma dans les iris émeraudes de la jeune femme.

— C’est là que tu te trompes. Sourire, c’est donner envie de sourire. C’est donner un peu de joie, un peu d’espoir. En plus, ça ne coûte rien.

Elle baissa les yeux sur un souvenir nébuleux.

— J’ai décidé, il y a très longtemps, que toute ma vie durant, j’allais donner de la joie aux gens. Même si je n’en ai pas moi-même. Un sourire, c’est si peu, mais ça peut offrir tant. Tu comprends ?

— Je… je crois.

— Je trouve ça admirable, déclara Gala, assise aux côtés de l’Ambienne.

— C’est vrai, souffla Keira.

— C’est moins difficile que ça en a l’air ! On prend vite l’habitude.

— Tuez-moi… se lamenta Rhun.

Les jeunes Sylviens levèrent les yeux vers la haute silhouette d’Andraz qui s’approchait d’eux, le front barré d’un plis soucieux.

— Dâ, couina son fils en le voyant l’enjamber, achève-moi s’il te plaaaaaaaaaaiiiiiit….

Le Hekaour s’autorisa un bref sourire.

— Très peu pour moi. Ta mère n’apprécierait pas, et je tiens à la vie.

— … Ça se tient… concéda Rhun d’une voix pâteuse.

— Mais trêve de plaisanteries, coupa son père. Je vais devoir vous demander de descendre dans les cales. Une tempête approche, et le capitaine ne veut pas vous avoir dans les pattes. Vous risquez en plus de passer par dessus le bord.

— Une tempête ? s’inquiéta Keira. Mais il n’y a pas un nuage dans le ciel…

— Le temps est très changeant dans le détroit. C’est pour ça qu’il ne faut pas attendre.

Les Sylviens échangèrent des regards anxieux.

— Tuez-moooooooiiiii… commenta Rhun.

 

*

 

Une violente secousse propulsa Keira contre la coque. Elle s’amortit comme elle put avant d’être renvoyée de l’autre côté par le mouvement du navire. Elle se tassa un peu plus entre deux caisses de marchandises, les épaules comprimées en alternance, blottie contre Ealys et Idris. Gala et Calybrid avaient trouvé des tonneaux pour refuge et s’y agrippaient désespérément. Un peu plus loin, Oèn et Haul s’étaient accrochés à un filet. Un autre servait à un maintenir Rhun à la base du mât, trop faible pour se retenir seul, veillé par son père assis juste à côté. Le jeune Rauraque poussa une longue plainte inarticulée alors que la bateau plongeait dans la houle furieuse, invisible mais bien tangible pour les passagers piégés dans les cales. La vibration du choc se répandit dans toute la coque, faisant claquer les dents de Keira. Plus haut, les mugissements du vent retentissaient même à travers l’épaisseur du bois, bien loin cependant d’égaler les grondements de la mer déchainée.

La jeune Sylvienne profita d’une brève accalmie pour se jeter sur un seau qu’elle remplit encore un peu plus de bile amère. Une partie se renversa sur le sol pour rejoindre le fond de la cale, diluée par une petite mare d’eau de mer où se mêlaient d’autres liquides douteux.

Le gargouillement puissant de l’eau saturait l’air entre deux rugissements, donnant l’impression à Keira que l’onde avait déjà ouvert une brèche dans leur enveloppe protectrice. Il lui semblait improbable que ce frêle navire puisse résister autant de temps à la force dévastatrice des éléments. Elle enfonça ses ongles dans ses cuisses rougies pour ne pas hurler. Elle devait s’efforcer, à l’instar de Calybrid, à ne pas couler un peu plus le moral du groupe. Mais entre quelques larmes fuyardes perlait un désespoir douloureux.

Une nouvelle secousse la fit percuter Idris. La guerrière ne réagit toujours pas, la tête enfoncée dans ses bras, recroquevillée tel un sac de cordes épaisses, noueuses et tremblantes. Sa camarades préféra détourner le regard, voir la puissante Adanate dans cette position si fragile lui donnait un malaise indéfinissable. Elle jeta un coup d’œil à sa sœur, mais cette dernière s’était presque totalement coupée de son corps en une méditation salvatrice. Elle paraissait dormir paisiblement. Keira l’enviait, et lui en voulait de l’abandonner ainsi. Elle se rabattit donc vers le sommeil, mais ne parvint pas à le trouver au milieu des hurlements de la tempête.

La trape menant au pont s’ouvre brusquement, un torrent se déversa sur le frêle escalier qui y menait.

— Quelqu’un, viens, aide ! lança une silhouette trempée dans ce carré de lumière froide.

Les Sylviens échangèrent un regard paniqué. Ils étaient terrifiés, affamés et malades, que voulaient-ils qu’ils fassent ? Andraz se leva alors et rejoignit le pont sans un mot, sous les yeux fiévreux de son fils. Haul se mit lui aussi sur ses jambes. Le teint pâle, il se déplaça néanmoins avec agilité et disparut vite derrière un rideau de pluie.

— Je viens aussi ! cria Oèn en se levant tant bien que mal.

En passant devant elle, il croisa le regard de Keira.

— Pourquoi tu me fixes comme ça ? s’enquit-il. Je ne vais pas mourir si c’est ça qui t’inquiète. Je…

Le reste de sa phrase se perdit dans le grondement puissant qui traversa la coque. Le jeune guerrier se rattrapa à un bout tandis que le bateau se couchait partiellement. Keira n’avait pas détaché ses yeux de lui, ignorant le choc qui secouait son dos martyrisé. Elle voulait le retenir par la seul force de ses prunelles, mais en vain. La matelot humain n’attendit pas plus et referma la trape derrière le Laevi. La cale retrouva son obscurité puante, seulement troublée par une risible petite lampe suspendue.

 

*

 

Keira sentait la douceur du sommeil imbiber ses membres. Elle somnolait avec délice, observant vaguement les sensations de la tempête qui lui apparaissaient derrière un voile. Ils pouvaient couler, elle s’en fichait.

Ils pouvaient couler…

Un craquement déchira le voile.

Keira ouvrit brusquement les yeux. Elle vit de l’écume. Un raz-de-marée engloutit les cales en un claquement de doigt. La jeune fille, affolée, battit des bras dans l’eau pâteuse, mais ceux-ci semblaient avoir la consistance de l’argile mouillée. Elle ne sut comment, elle attrapa l’escalier qui menait au pont. Elle poussa la trape et émergea de la cale en prenant une grand inspiration. Dehors, un chaos indescriptible la cueillit.

— Qu’est-ce que tu fais là, il faut que tu te mettes à l’abris en bas ! hurla Oèn, au-dessus d’elle.

Elle leva les yeux vers son ombre auréolée de pluie. Avant qu’elle n’ait pu répondre, le bateau fut ébranlé. Elle se coucha, la silhouette nébuleuse d’Oèn fut aspirée hors de sa vision.

Alors, Keira vit distinctement son corps voler au-dessus de l’eau. Ses iris brillèrent, fermement agrippées aux siennes. Elle se lança en avant, et d’un bond, franchit le bastingage, sa main tendue jusqu’à l’écartèlement. Oèn disparut dans l’écume. Elle, sembla voler.

Puis l’eau froide de la mer la happa.

 

Elle se débattit dans un tourbillon de bulles, sa tête émergea très vite de l’onde glacée et elle réalisa qu’elle était au sec. La vision de la cale crasseuse s’imposa.

Keira eut une inspiration hésitante.

Un cauchemar.

Elle avait simplement basculé la tête la première dans une flaque.

À cet instant, la trape s’ouvrit, le visage d’Oèn apparut, auréolé de lumière.

— Vous pouvez sortir, ça s’est calmé ! lança-t-il d’une voix joyeuse.

Pâles et tremblants, ils s’aventurèrent au-dehors. Haul et Andraz soutenaient Rhun dont le corps était strié par les marques rouges laissés par les cordages. Keira fut éblouie, pourtant le soleil était encore loin. Les nuages s’affinaient simplement, quelques trouées se profilaient ça-et-là. Derrière eux, le ciel était noir, la tempête les quittait et, comme avec regret, leur jetait encore quelques unes de ses bourrasques.

Le soulagement qui déferla sur les Sylviens n’avait rien à envier à la force de la houle. Keira dévorait des yeux ce paysage miraculeux. Ses prunelles se posèrent sur Oèn qui la regardait. Elle le revit sombrer dans la mer, elle se revit sauter à sa suite sans la moindre hésitation. L’aurait-elle fait dans la réalité ?

Keira sourit à son ancien compagnon.

Elle n’avait pas à se poser la question. La réponse était évidente.

Mille fois.

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Alice_Lath
Posté le 16/06/2021
Et le come-back du coup, pour un second chapitre dans la foulée du premier ! Que dire que dire... Tout d'abord, pour la première partie, j'ai trouvé les répartis de Longinus mieux ajustées, moins maladroite que la fois d'avant. En revanche, pour le combat, les "tissus princiers" arrêtent certes les coups de taille, mais pas les coups d'estoc, qui peuvent les épingler et entraver un peu plus les mouvements de l'adversaire. J'ignore le niveau de compétence en combat des rebelles, mais je suis étonnée qu'ils n'aient pas tenté. En dehors de ça, rien à redire, je sais pas pourquoi, mais l'incendie du vaisseau amiral m'a fait sourire
Pour la seconde partie, Rhun m'a faite rire je dois dire haha, il était assez comique. Le cauchemar de Keira était également saisissant, j'étais bien dans la lecture. Je trouve juste à nouveau dommage que son changement d'esprit vis-à-vis d'Oen fasse aussi soudain, j'ai l'impression qu'elle n'a pas tant douté que cela
AudreyLys
Posté le 17/06/2021
Mmmh c’est vrai pour les coup d’estoc mais vue que les adversaires utilisent des sabres sarrasin je suis pas sure que ce soit très pratique non plus
Ah bon pourquoi ça te fait sourire ? X)
Encore une fois Keira se rend compte qu’elle aime Oèn mais pas forcément qu’elle veut reconnect leur relation
Tu lis beaucoup dis donc ! Fais attention quand même x) Et merci <3
Alice_Lath
Posté le 17/06/2021
Je sais pas haha, la réaction, l'étonnement, ça m'a fait sourire
C'est pas pratique pour des coups d'estoc, mais bon, c'est mieux que rien haha et ça peut quand même faire le taf
AudreyLys
Posté le 17/06/2021
Ah bon x)
Oki je reverrai ça !
Alice_Lath
Posté le 17/06/2021
Après, faut que tu voies avec un spécialiste, ptet que je me gourre pour l'estoc, je suis pas une spécialiste des armes médiévales
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