Chapitre 7 - Le voyage tabulaire

Par Zig

Chapitre 7 : Le voyage tabulaire.

 

Armand partit en trombe, comme un chat sous la pluie. L'un des chats en question – qui n'avait personnellement aucun problème avec l'eau, cela dit en passant – l'observa fouiller frénétiquement dans le bureau, jusqu'à trouver un papier et un crayon. Une fois bien équipé, l'apprenti Fossoyeur bondit sur ses jambes et fila dans la pièce principale et, plus exactement, vers l'alcôve qui hébergeait son lit.

Et surtout son herbier.

Par des gestes précieux, il s'empara du fragile ouvrage, qui reposait auprès d'un coffret marqué d'un tournesol. Il ressentit un pincement. Bref. Bizarre. Quelque part au fond de lui. Un attendrissement touchant lorsqu'il effleura la vieille couverture en faux cuir.

Molly avait raison : il connaissait la solution, M. Pierre avait pris soin de la lui apprendre. A sa manière. Sa manière de taiseux, l'air de ne rien faire d'important.

Son maître lui manquait.

Son silence plein de bruits, lui manquait.

Il serra plus fort son herbier et retrouva Molly dans la chambre de son maître. Sans un bruit, il se mit au travail. Comprenant qu'elle ne devait pas le déranger, l'animal prit son mal en patience, observant les actes de son protégé.

Les pages blanches tournaient entre les doigts longs, parcourant les fleurs dessinées aux côtés de mots écrits serrés, dans une belle écriture penchée. Des sens cachés, partout. Cette langue qu'Armand avait intériorisée, faite sienne au point de ne même plus y réfléchir. Sa main gauche feuilletait, sa droite notait et, de temps à autre, il reprenait l'un des carnets aux couvertures bleues ou rouges. Rapidement, il ne conserva que les trois livres bleus rois. Intriguée, Molly l'interrogea sur les raisons de son choix.

« Pourquoi pas les rouges ? »

Armand ouvrit les premières pages, tapotant le feuillet du doigt, pour mettre en valeur les plantes qui s'y trouvaient dessinées.

« De la Valériane officinale sur le premier, du trèfle sur le second et de l'armoise sur la troisième. Ce sont trois plantes liées à la magie blanche or on cherche un sort qui ressemble plus à de la magie noire, vue que... enfin... la magie blanche n'enferme pas des gens dans des pots de confiture.

— Des Ghûls... pas vraiment des « gens ».

— Oui mais... quoiqu'il en soit il faut quelque chose d'assez fort pour les bloquer, et la magie blanche ne peut pas nuire ».

Après avoir mis de côté les carnets à couverture rouges et carmin, il s'empara des livrets bleus afin de poursuivre ses explications.

« De la Grande Ciguë, du Pavot et de la Grande Chélidoine...

— Des plantes de magie noire ?

— C'est ça. La Ciguë est très toxique, je pense que c'est pour indiquer les sorts dangereux. Le pavot et la Chélidoine sont tous les deux ambigus mais M. Pierre a reproduit un pavot rouge, qui représente le soir. Je ne sais pas si ça a son importance, mais je suppose que je trouverai plus d'indications en parcourant ses notes ».

En effet il y avait, plus bas sur la première page, un sommaire court mais efficace, présentant le contenu des notes. Armand les parcourut du regard avant de comprendre ce qu'elles représentaient.

« C'est une sorte de sommaire. Il y a une liste de plantes, mais elles sont toujours associées à d'autres fleurs ou arbres, ou graine ; et ces alliances ne semblent pas naturelles. Je pense qu'en allant chercher dans le symbolisme, je trouverai ce que je cherche ».

Molly n'y comprenait pas grand chose – et s'en moquait pas mal, pour être honnête. Elle restait simplement là, à jouer les attentives et se lécher les pattes. Elle se prélassa, longtemps, laissant son partenaire se perdre dans les notes, oublier de manger, de boire, entièrement focalisé sur sa tâche. Il devenait fébrile, le regard allumé, un peu fou. Ses mains tremblaient tandis qu'il s'approchait du but, le cœur battant, les nerfs à fleur de peau. Il sentait. Tout. L'air autour, l'odeur de la poussière, la force de tout ce qui vivait et mourrait dans ces murs.

Et il la trouva. La formule. Second carnet, pages 21 et 22 . Quenouille et bruyère. Docilité, protection, et solitude.

De part et d'autre de la pliure, M. Pierre avait organisé les informations en dépit du bon sens. De multiples données se rencontraient, pas toujours en rapport – du moins à première vue – et le tout formait un joyeux bordel qu'Armand mit du temps à organiser. Il commença par rayer les indications véridiques, celles se rapportant aux plantes mentionnées, puis classa le reste en fonction des points communs. Finalement il ne lui resta plus qu'une formule – dans une langue qu'il ne connaissait pas – et des mouvements à effectuer. Si tout ça ne ressemblait pas à une formule magique, il se demandait bien ce que ça pouvait être.

Il avait donc trouvé le moyen d'enfermer des personnes dans des bocaux, mais il n'avait pas le moindre idée de la manière dont on pouvait les faire sortir ! Cela dit, tout bien pesé, il était désormais plus simple à Armand de décrypter les carnets, et donc de chercher une solution.

« Il parle un peu d'herbe à chat ? questionna Molly, ennuyée à mourir.

— Pas dans celui-ci, en tout cas. Mais j'ai peut-être trouvé ce qui pourrait nous aider : mélisse et Strelizia.

— Traduction ?

— Rapports sociaux et liberté. De ce que je vois, j'ai l'impression que ça peut donner ou rendre la parole. C'est possiblement pour contraindre à dire la vérité, ça doit dépendre de la manière dont on le lance. »

Avec une patience identique, il écrivit tout ce qui ne se rattachait pas à la plante et opéra de la même manière qu'auparavant, répétant les mêmes mécanismes jusqu'à trouver du sens. Plus il s'entraînait et plus ça lui paraissait simple. Jamais la pensée de M. Pierre ne lui était apparue avec une telle clarté.

« Mais ça ne va pas aider à les faire sortir...

Non, mais nous n'avons peut-être pas besoin de leur rendre leur liberté. Elles sont bien où elles sont, tu ne penses pas ? »

Molly laissa échapper un long miaulement anarchique, qui ressemblait presque à un rire.

En plus glaçant.

« Tu commences à avoir mauvais esprit, M. Armand. C'est moi qui te déteins dessus ? »

Il fit la moue, déçu par sa propre méchanceté.

« Elles m'embêtent tout le temps, et je n'ai pas besoin d'être embêté en ce moment. »

D'ailleurs, il chercha rapidement le moyen de les faire taire à nouveau, juste au cas où. Une fois satisfait par ses recherches, il passa dans la pièce à vivre, son livre en main et la « formule » tournant dans sa tête. Le processus lui semblait complexe et long, rien à voir avec les sortilèges utilisés par des gens comme Vincent ou David. Même Féval – pourtant considéré comme un maître magicien – n'utilisait pas autant d'éléments pour arriver à ses fins. Maintenant qu'il y réfléchissait, il n'avait jamais vu son propre maître utiliser ce genre d'artifice. D'un point de vue extérieur, M. Pierre présentait les caractéristiques typiques d'un humain isolé, un peu botaniste peut-être – et excellent cuisinier – mais certainement pas sorcier.

« Dis Molly, tous les Fossoyeurs utilisent la magie ? »

Sa queue s'agita, ses moustaches frétillèrent et elle bondit sur la table de la cuisine, s'étirant avant de faire ses griffes sur le bois de chêne.

« Je ne sais pas, je suppose que oui. Dans les faits ils n'en ont pas autant besoin que les Marchands, ou les Divinités, puisqu'ils ne quittent jamais le cimetière.

— Pourquoi ? enchaîna Armand. Pourquoi les Fossoyeurs ne quittent-ils pas le cimetière ?

— Tu demanderas à ton maître, c'est à lui de te répondre. Mais rapidement : c'est votre domaine, votre territoire, et il est très important pour l'Imaginaire.

— C'est quoi ? L'Imaginaire ? »

Une nouvelle fois, il n'obtint pas de réponse. A croire que tout le monde connaissait vaguement le concept, sans être capable d'en établir une définition précise.

« Ça a un lien avec le Mausolée ? insista le jeune homme 

— Je ne sais pas. Je suis souvent ici, parce que l'endroit m'apaise, mais je ne suis qu'une invité, et je ne connais pas le secret des tombes. Ces questions tu aurais dû les poser avant, à la bonne personne.

— Je n'y avais jamais pensé, se défendit-il. Je n'en avais pas besoin.

— Désormais tu en auras besoin, alors tâche de ne pas mourir idiot. Tâche de ne pas mourir tout court, d'ailleurs ».

Un sage conseil, qu'il avait prévu de suivre jusqu'au bout, même si – à l'heure actuelle – son objectif principal se tournait vers la recherche de M. Pierre.

Sur l'étagère du coin repas, le bocal des Ghûls n'avait pas bougé. Il trônait sagement entre de la sauce tomate et des poivrons à l'huile, au milieu des moutons de poussière et des cadavres d'insecte. Le nuage vivant s'agitait fortement au sein de sa cage de verre, au point qu'il semblait se battre avec lui-même pour gagner plus de place. Connaissant Gigim et Dakini, Armand ne doutait pas de leur capacité à se chamailler, même enfermés dans un bocal.

Peu confiant, l'apprenti avança son visage vers la vitre, pour annoncer le plus clairement possible.

« Je vais vous rendre la parole, parce que je n'ai pas trouvé comment vous faire sortir ».

Pieux mensonge, mais mensonge quand même. Il espérait que ça passerait inaperçu.

« S'il vous plaît, soyez polis et coopératifs, sinon j'ai le pouvoir de vous faire taire à nouveau ».

Comme la brume ne s'agitait plus, Armand prit ce signe comme un assentiment. Il se recula donc, déposant le contenant au centre de la table, parmi les cartes éparses et les restes de la partie de tarot.

« Si je vous fais mal euh... désolé ».

Même s'il ne l'était pas vraiment : encore un autre mensonge. Bizarrement, il n'arrivait pas à se sentir coupable.

Prenant son courage à deux mains – et surtout son ouvrage, sans quoi l'opération risquait de tourner court – Armand inspira un grand coup, voire même plusieurs. Il se répéta plusieurs fois l'ordre en boucle, pour essayer de le maîtriser. Une fois prêt, il constitua un air sérieux, se plaça bien en face du bocal et le fixa de toute son intensité. Le jour était mort depuis longtemps et seul éclairaient désormais les bougies moribondes qu'il avait allumées en passant plus tôt. Les lueurs dansantes, mère d'ombres mouvantes, donnaient à la pièce un aspect mystique, qu'Armand trouvait fort à propos. Il se sentait magicien, sorcier, perdu au milieu de sa maison, dans son immense cimetière plein de brouillard et de Malemorts. Sans oublier les squelettes. Et les Flétrissés. Et tous les autres locataires de la nécropole. Il y en avait beaucoup. Un recensement serait à envisager, dans un avenir proche. Mais pas maintenant. Maintenant il devait faire parler des Ghûls.

« Vorbeşte »

Il attendit. Un peu. Puis beaucoup. Rien ne se produisit.

« Tu l'as bien prononcé ? s'enquit Molly.

— Je ne sais pas, j'ai mis les accents là où c'était indiqué.

— Saute à pieds joints, pour voir ? »

Armand s’exécuta, même s'il se sentait idiot.

« Tu penses que ça va marcher ? s'interrogea l'apprenti.

— Non, mais c'était drôle et je m'ennuyais. »

Le jeune homme hésita fortement à lui lancer le carnet au visage mais se retint. Un problème à la fois, il n'avait pas envie de soigner une fracture du crâne dans l'immédiat. Encore moins sur un chat. Comment soignait-on ce type de blessure chez un chat, d'ailleurs ?

« Je ré-essaye ?

— Peut-être qu'elles ne veulent juste pas parler »

Deux paires d'yeux se tournèrent vers le bocal, où le binôme nuageux s'excitait toujours en décalé. Vu leur agitation, les Ghûls avaient des choses à dire mais pas les moyens de le faire. Armand se plongea à nouveau dans ses notes, à la recherche d'un indice supplémentaire. Il raya mentalement ce qu'il y avait à rayer, et tenta d'organiser les données différemment. Le résultat ne donna rien de probant et il conclut alors que sa première interprétation était la bonne. A une exception prête. Il restait un mot.

« Molly... M. Pierre t'a déjà parlé de voix qu'il aurait entendu avant ?

— M. Pierre ne me parle pas beaucoup, tu sais ? C'est un ami de David, et je crois que je le mets mal à l'aise. On échange quelques banalités, je lui apporte une poignée de nouvelles mais ça s'arrête-là. Tu te doutes bien que s'il entendait des voix, il ne m'aurait rien dit. »

Pas plus avancé, Armand tourna les pages, cherchant méticuleusement. A chaque page, chaque formule, chaque plante, le même mot revenait.

Voix.

Jamais avec un déterminant.

Pluriel ou singulier ?

« Peut-être qu'il faut le dire à deux ? suggéra finalement Armand, ne voyant rien d'autre.

— M. Pierre n'a pas eu d'aide pour les enfermer, je ne vois pas pourquoi ce serait différent avec le contre-sort ».

L'argument portait, logique. Et n'aidait pas du tout Armand.

« Peut-être que c'est une sorte de voix intérieure...

— Oui bien sûr, on est sur une formule en langue étrangère, qui suit les préceptes bouddhistes ».

Le jeune homme n'avait pas la moindre idée de ce qu'était un bouddhiste mais il hocha la tête, histoire de ne pas passer pour un idiot. Fatigué, il prit une chaise qu'il plaça face à la table, avant de s'écrouler dessus. Son index alla tapoter le verre, réveillant les Ghûls qui se mirent en colère.

« Et vous alors ? Vous savez ? Comment on fait de la magie ? J'ai l'impression d'avoir tous les ingrédients mais pas la bonne recette. »

Une des deux brumes – plus sombre, probablement Dakini – s'excita furieusement contre le bord. Armand se concentra, essayant de voir ce qu'elle cherchait à dire. Une moustache chatouilleuse vint effleurer la joue de l'apprenti, signe que Molly venait à son secours. Même à deux, même avec des yeux de chat, ils peinaient à comprendre le message. Les mots se formaient vite, troubles, puis se délitaient pour en créer d'autres. L'exercice devait requérir une forte dose d'énergie car plus Dakini essayait d'écrire, plus ce qu'elle signifiait se floutait.

« En toi ? crut déchiffrer Molly. Je crois qu'elle dit que c'est en toi. »

Après une hésitation, Armand abandonna. Il souffla et repoussa le pot, trop embrouillé pour arriver à penser droit. Entre la partie de carte, l'arrivée de Vincent, sa décision de trouver M. Pierre et l'énigme des carnets, il n'avait ni dormi ni mangé. Ses yeux le piquaient et ses muscles lui faisaient mal.

« Je vais aller me reposer, on verra ça demain matin. Rentre chez toi, Molly.

— Je préfère rester ici, refusa l'animal. Tu es tout seul, sans protection.

— J'ai Féval. Et Utùg, quelque part. »

Et l'intégralité du cimetière, qui veillait sur lui en toute circonstance.

« Ni Féval ni Utùg ne savent protéger l'esprit d'un humain. Je chasserai tes cauchemars ce soir, et tu me feras un petit déjeuner demain matin. »

Avachi sur la table, Armand sourit. Un sourire fatigué, un peu automate.

« Avec du thon sur du pain ?

Exactement. Fais-moi des tartines de thon au pain, et tu dormiras comme un bébé »

Un beau projet, qui plaisait à Armand.

Un objectif dans l'immédiat.

Sans plus attendre il se traîna jusqu'à sa couchette, retirant à peine son pantalon avant de s'effondrer, tête sur l'oreiller. A sa gauche, la grande verrière colorée filtrait la lune et les étoiles. Il ferma les yeux, se laissa guider.

« Bonne nuit Molly.

Bonne nuit. A demain ».

 

***

C'était comme une musique, lointaine, qui grignotait doucement un morceau de lui. Il y avait des paroles qu'il ne comprenait pas, trop ténues, trop fortes et pleines d'un sens qu'il savait sage. Dans un noir approximatif, bercé par les lumières nocturnes, Armand ouvrit les yeux. Le plafond sculpté de son lit entraîna un vertige, s'infiltrant dans sa tête en arabesques nauséeuses. Il respirait plus fort, mais ne comprit pas immédiatement que le souffle venait de lui.

La mélopée. Des oreilles bouchées. La chanteuse dans sa tête.

Incapable d'emboîter la moindre pensée, d'accumuler les informations, il resta à fixer ce qu'il pouvait fixer, ahuri par les silhouettes étranges des sculptures de lune.

Un battement de cil.

Une respiration.

Il se trouvait debout devant la table.

Des flash de lumière vrillaient ses pupilles mais il n'y avait pas d'orage dehors. En réalité, à part lui-même et le chant, il n'y avait pas le moindre bruit.

Quel était le mot, déjà ? Celui du sort ? Il avait beau lancer des hameçons dans le fond de son crâne, rien ne remontait à la surface.

Il comprit qu'il n'en avait pas besoin.

Immobile, droit dans cette nuit étrange aux contrastes perturbants, il restait une ligne vague et décalée.

Molly parlait, posait des questions, mais il ne la voyait pas. Même juste devant ses yeux, même à moitié sur ses épaules.

Une chose bougeait en lui. Son poil dru chatouillait ses entrailles. La fourrure épaisse faisait un bruit de frottement.

Il ouvrit la bouche.

Quelque chose sortit, jaillit, que Molly ne semblait pas voir.

Chacun son tour.

Et la voix des Ghûls fusa, colérique et puissante. Un hurlement d'enfant dans une cage de verre.

L'air sentait le monoï.

Le monde se saturait.

« On se calme »

Ordonna Armand, sa voix vibrante. Les Ghûls se figèrent aussitôt. Quatre yeux mauvais, d'un rouge de flamme, percèrent les nuages de leur habitant. Des dents pointues déchirèrent ensuite des sourires fendus. Elles ne criaient plus. Crachaient leurs mots. Qu'Armand n'entendait pas.

Molly miaulait, et les sons qu'elle produisait arrivaient plus tard, comme filtrés par du tissu. L'apprenti Fossoyeur se concentrait, focalisé sur son objectif : seule pensée claire qui tranchait tout le reste.

« Où est M. Pierre ? demanda-t-il sans cérémonie.

Que nous donneras-tu en échange ? La liberté ? »

Au vu du sourire qui persistait dans l'espace, les Ghûls avaient prévu de continuer, jouer plus, demander plus, le chercher – comme à leur habitude – mais quelque chose les retint.

Et le sourire disparut. Pour la première fois. Parce que les mots invisibles passaient les lèvres d'Armand, et que ceux des Ghûls disparaissaient à nouveau, plongés dans le silence magique. Les monstres s'agitèrent, paniqués. Molly miaula à nouveau. Incompréhensible.

Et Armand répéta sa question.

« Où est M. Pierre ? »

Formant deux anguilles lumineuses, électriques, les Ghûls montrèrent leur colère, rebondissant sur les parois à toute vitesse, avant de ralentir et de s'immobiliser.

« Il est dans son tableau ».

Armand tourna la tête : il savait où regarder. Là, sur le mur, à la seule place libre d'étagères et de rangements.

Le tableau.

Il n'était pas joli, ni très grand, ni très petit. Même si Armand pouvait difficilement comparer – n'ayant toujours connu que celui-là – il le trouvait plus que quelconque dans son tracé et l'usage des couleurs. Pourtant il le fascinait depuis son enfance. Il y avait du soleil, des arbres, un monde du dehors que le jeune homme ne connaissait pas. Parfois, quand M. Pierre était occupé et qu'Armand s'ennuyait – souvent, donc – il imaginait la vie là-bas, à partir de cette fenêtre vers l'imaginaire. Pas celui avec un I, une majuscule. Non. Celui dans sa tête.

« Comment on fait pour le rejoindre ? »

Les Ghûls ne répondirent pas, obligeant Armand à répéter, avec plus de dureté dans la voix et – même s'il ne s'en rendait pas compte – une pointe de magie.

« Comment entre-t-on dans ce tableau ? »

Une ambiance étrange circulait dans la pièce, avivée par le comportement anormal d'Armand, la peur palpable des Ghûls, et l'agitation de Molly – que l'apprenti Fossoyeur ne prenait toujours pas en compte. La lune brillait plus fort, blafardant les visages et contrastant les meubles. Aucune bougie n'avait été allumée, et les teintes bleuâtres des reflets dessinaient des fantômes.

Lentement, Armand se saisit du pot, le plaça contre sa poitrine et se dirigea vers le tableau. Il ne clignait pas des yeux, l'attention fixée sur le paysage : un chemin, des arbres, une étendue bleue au loin. Un homme qui marche. Seul.

Non. Vraiment rien d'unique dans cette composition.

Si ce n'était sa musique. Jamais il n'avait entendu cette plainte légère, mais pleine de tristesse. Le paysage pleurait, portait le deuil des personnes chères qui ne sont plus. Il y avait du passé, du loin, du souvenir et du disparu. Le requiem le traversait, complètement, capable d'épouser ce qu'il avait de plus intime. Ses tripes faisait caisse de résonance, sonnant son âme.

Alors il l'entendit. Encore. Comme à chaque fois qu'il effleurait ce quelque chose en lui, qui dormait sagement là.

La cathédrale.

Il tendit la main, le bocal toujours serré contre lui. A l'intérieur, les prisonnières se déchaînaient, paniquées.

La queue de Molly battait la cadence.

Le son. Envoûtant. L'horloge qui marque. Le temps qui passe. La force de la toile.

Il sentait le bois du cadre, alors même qu'il ne le touchait pas. Sous ses doigts s'étalaient les petites écailles du temps, les morceaux rugueux du fil d'arbre. La chanson des scies. L'émotion s'intensifiait. La déchirure de la mort. L'attente de ceux qui restent.

« Éloigne-toi de ce tableau, maintenant ! »

Féval criait, hurlait même, arrivant à percer la muraille dressée autour d'Armand. Il était apparu comme une mauvaise bruine, cachant le soleil pour le troubler, le menacer. Refusant de laisser le ciel s'assombrir, l'apprenti Fossoyeur posa définitivement sa main, bien à plat. Provoquant une vive réaction chez Féval.

« Armand, recule ! Arrête ! »

Deux ordres. Deux ordres qu'Armand évacua d'un claquement de langue. C'était trop tard : les nuances de vert envahissaient déjà sa main, grignotant son bras pour remonter vers le cou. Caressante, la peinture le séduisait, glissant à son oreille une invitation toute personnelle. Il ne ressentait aucune douleur ni aucune peur. De la confiance. De l'excitation. La sensation qu'il se rendait là où il devait être, dans un domaine qui lui appartenait. Pour la première fois de sa vie, il ne serait plus le protégé d'un lieu, mais son maître.

Comme Armand ne réagissait pas, Féval s'empara du carnet sur la table, puis de Molly qui – malgré ses protestations outrées – prit place sur les épaules de la Ghûl. Le gardien eut tout juste le temps de saisir un morceau de vêtement, avant que le groupe ne soit définitivement aspiré par la peinture.

Malgré le temps déformé – la magie avait cette vilaine manie de brouiller l'instant – tout s'était déroulé très vite. Quelques mouvements, une mise en garde, une tentative de cohésion et un départ.

Pour quelle destination ? Seules les Ghûls le savaient.

Et elles tremblaient dans leur bocal.

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Dragonwing
Posté le 06/10/2022
J'aime beaucoup la progression de ce chapitre. Le déchiffrage du code, la tentative ratée de magie, puis ce virement soudain quand Armand se réveille en pleine nuit... A se demander si c'était une bonne idée de réveiller cette magie qui somnolait en lui. Du coup il semble fort probable que le mot "voix" répété partout dans le carnet de M. Pierre ait un rapport avec les voix sous l'Horloge, ce qui ne me rassure pas des masses.

J'apprécie qu'Armand ait décidé de rouler les Ghûls dans la farine en prétendant ne pas pouvoir les libérer XD T'as bien raison, ça leur fera les pieds !
Zig
Posté le 03/11/2022
Eh beh moi c'est un chapitre que je n'aime pas du tout ! J'ai eu énormément de mal à l'écrire parce que c'était une "charnière" avant les chapitres que j'avais vraiment envie d'écrire depuis très longtemps. Je le trouve parfois un peu cliché, lent et mal huilé...
Il va probablement subir un gros retravail, mais c'est chouette si un regard extérieur l'apprécie. Merci beaucoup !
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