0 - Le soleil prisonnier

Par Zig
Notes de l’auteur : On progresse tout doucement !
Bonne lecture ^^

« Et ça ? C'est quoi ?

— Une Achillée millefeuille. Ne la cueille pas, tu la tuerais.

— Et ça ? C'est aussi une achié ? Elle ressemble !

— Pas tout à fait, c'est une Grande Berce. Tu vois ? Elle est plus haute, et la tige est beaucoup plus épaisse. »

Consciencieux, l'enfant prit le temps de se pencher pour comparer, appliquant aux plantes les différences relevées par son maître.

«  C'est blanc. Et vert. C'est pareil.

— On peut être de la même couleur sans être pareil, fit remarquer le Fossoyeur. Par exemple, nous sommes tous les deux humains, mais je ne suis pas toi et tu n'es pas moi.

— Moi, j'ai envie d'être toi ! »

M. Pierre se tut, prit un air plus froid. C'était sa manière à lui de chercher ses mots, le meilleur moyen de les tourner dans sa bouche, pour qu'ils prennent la bonne forme. Parfois, il adoptait aussi cette attitude quand il était ému, mais ça n'arrivait pas souvent.

« Tu as envie d'être comme moi, nuança l'homme, mais pas tout à fait moi non plus. Personne n'a vraiment envie de ressembler aux autres, c'est ce qu'on appelle l'individualité. Et les plantes ont aussi la leur. »

Toujours peu convaincu – il fallait dire aussi que les concepts abordés par M. Pierre étaient complexes – Armand fit la moue.

« Si on me compare, ça ne me vexe pas. Les plantes sont un peu soupe au lait, quand même.

— Ce sont des pissenlits ? »

Armand leva la tête, incapable de comprendre. Son maître riait mais pas avec la gorge : juste avec ses yeux.

« Pourquoi des pissenlits ?

— Laisse tomber, c'était idiot. Retiens simplement que les plantes ont leur ego, et qu'elles peuvent facilement se vexer.

— C'est quoi, un égo ? »

Alors qu'il posait la question, le petit garçon effleura du bout des doigts une longue plante, qui lui arrivait presque à la poitrine. Les minuscules fleurs s'enroulèrent autour de son ongle, comme pour supplier de continuer la caresse. Elle déposèrent une perle de pollen, qu'Armand alla étaler sur une autre fleur juste à côté. Baiser d'une plante à une autre.

De son côté, M. Pierre s'était accroupi au dessus d'un bosquet bas, dont il récoltait les longues feuilles duveteuses et d'un vert grisé.

« C'est... difficile à expliquer. Je ne suis pas très intelligent, tu sais ? Je n'ai pas les bons mots pour des choses si compliquées.

— C'est pas vrai ! s'offusqua l'enfant.

— Que c'est difficile ?

— Que tu n'es pas très intelligent. Tu es le plus génial, M. Pierre ! »

Un sourire. C'était rare, un sourire. Presque aussi rare qu'un vrai soleil sur le cimetière. Et Armand fut aussitôt fasciné, créant une joie en écho.

« Tu sais, M. Pierre, moi aussi j'aime bien les compliments.

— C'est une manière de m'en demander ? »

L'enfant baissa les yeux, un peu gêné. Il ne pensait pas être si lisible.

« Tu le mérites, finit par annoncer le maître. Tu es un petit garçon curieux, et tu apprends très vite. J'aurais aimé être comme toi, quand j'étais petit.

— Tu as été petit ?! s'estomaqua Armand ».

Difficile à imaginer... M. Pierre était M. Pierre. Déjà grand, déjà maigre, déjà gris, déjà cerné, déjà fatigué, déjà passionnant. A aucun moment Armand n'avait pensé que M. Pierre avait pu être Petit Pierre. Un enfant comme lui.

« C'est ton papa, qui t'a appris les fleurs ? »

Parce que si M. Pierre avait été enfant, il avait aussi eu des parents, une famille, une maison. Mais les attentes d'Armand ne furent pas comblées : il n'eut aucune réponse. Le sourire s'effaça vite, et la boîte des souvenirs se referma. Avec un gros cadenas. Le même que pour les sentiments trop forts.

« Allez, ne traînons pas. Ton herbier a besoin d'être complété ».

Armand remonta sur sa poitrine le sac en toile confié par son maître. Trop petit, il ne pouvait contenir qu'un nombre limité d'objets, parmi lesquels un gros livre – le fameux herbier – ainsi que des stylos, des crayons de couleur, et un nécessaire à aquarelle. Il ne pleuvait pas, cette après-midi là, mais le ciel menaçait quand même.

Avec ses gestes calmes et lents, M. Pierre rangea dans sa besace les feuilles qu'il venait de cueillir. Il se dirigea ensuite vers la barrière vermoulue qui séparait leur jardin du cimetière, et sur laquelle grimpait joyeusement les insectes et les liserons. Pris d'un doute, Armand sortit son herbier pour le consulter, cherchant dans le sommaire s'il possédait déjà les espèces qu'il voyait. Oui, elles étaient là, bien à leur place au milieu des autres fleurs des champs. Satisfait, il referma l'ouvrage et courut vers l'adulte, faisant voler les pollens et les papillons.

Comme M. Pierre était déjà sorti – et même loin, désormais – le garçon referma la porte à loquet, avant de courir sur le chemin de planches qui protégeait le sol. L'arrière du jardin donnait sur un marécage boueux, où circulait un filet d'eau glacée. Les pierres mousseuses glissaient, ne permettant pas de s'y appuyer pour progresser, ce qui expliquait la mise en place du chemin de bois, cependant pas en meilleur état que le reste. Par crainte de tomber, Armand ralentit le pas, sautant sur les espaces qui paraissaient plus secs et sûrs. L'air sentait l'humidité et le champignon, avec cette effluve de terre forte et molle qui vous prenait au nez. De temps à autre, un bras plein d'os sortait de la mousse pour saluer les marcheurs, avant de s’enfoncer à nouveau dans son abri. Les Morts se montraient toujours polis, même quand on venait les déranger en pleine sieste.

Alors qu'il regardait passer un oiseau – se demandant s'il pourrait récupérer une plume pour son cabinet de curiosité – l'apprenti oublia d'assurer sa marche et dérapa. Sa botte s'enfonça avec un bruit de succion, et il eut toutes les peines du monde à l'extirper. Malheureusement il comprit – mais trop tard – que la chaussure hébergeait un trou certes petit, mais suffisant pour lui inonder la chaussette et lui glacer le pied. Il avait l'habitude de ce genre d'incident, et savait très bien qu'il devrait passer le reste de la journée dans l'inconfort et les ampoules.

Et l'excursion commençait à peine.

« Tu viens ? »

Hurla M. Pierre, dont la silhouette élancée s'effaçait au cœur du brouillard. Après un soupir de fatigue – le seul signe d'agacement qu'il s'autorisait – Armand reprit sa route, rattrapant son maître qui attendait plus loin.

« J'ai marché dans l'eau, signala le petit garçon. Ça m'arrive à chaque fois.

— Tu ne fais pas assez attention. Ton esprit batifole et tu en payes les conséquences.

— C'est parce que tout est beau. Moi j'ai envie de tout voir et tout entendre.

— Ça vaut le coup d'être mouillé pour ça ? lui demanda l'adulte.

— Oui, répondit Armand sans hésiter.

— Alors continue. Et prends l'habitude de prendre des chaussures de rechange ».

Armand comprit soudain pourquoi M. Pierre se promenait toujours avec deux sacs : une besace pour les plantes, un sac à dos pour le change. Et ça le fit rire. Et ça le rendit heureux. Parce qu'ils se ressemblaient, et qu'on est toujours un peu heureux de ressembler à ceux qu'on aime.

Ils continuèrent leur chemin, faisant des pauses régulières, observant le monde alentour. Armand donnait le nom des choses qu'il connaissait et M. Pierre ajoutait de nouveaux savoirs, inlassablement. Lorsqu'ils tombaient sur une nouveauté ils s'arrêtaient, sortaient le papier et les crayons puis esquissaient des dessins simples, faits de traits primaires et de couleurs exactes. Un peu mal à l'aise, Armand corrigeait parfois les fautes de son maître, lui indiquant une erreur d'orthographe, ou la maladresse d'un trait. Le Fossoyeur ne possédait aucun talent pour dessiner et il ne maniait pas bien les lettres non plus. On sentait chez lui une réelle difficulté à tracer les courbes et leur donner du sens. Contrairement à son maître, l'apprenti montrait un vif talent dans l'agencement des mots et leur illustration. Pour son âge il usait d'un vocabulaire riche et construit, allié à une science précise de la construction. Il savait chercher au cœur des choses pour les traduire avec simplicité et pertinence. Comme le disait Féval il avait « le genre de cerveau qui trace des ronds dans des carrés ». Armand ne comprenait pas – même si Molly lui avait expliqué la quadrature du cercle – et il n'était pas certain que Féval se comprenne non plus.

Alors qu'ils croquaient une plante étonnante aux pétales rouges vives et à la tige grasse – probablement un genre d'orchidée, selon M. Pierre – un rayon de soleil vint leur réchauffer le visage et Armand laissa tomber ses affaires, courant après le rais pour en savourer le contact. Il ouvrit les mains pour essayer de le garder contre lui et, à sa grande surprise, il y parvint.

Là.

Juste là.

Dans ses paumes.

Un morceau du soleil.

Surpris, il eut l'immédiat réflexe de le lâcher mais les mains de M. Pierre se refermèrent en étau, et il conserva sa trouvaille.

« N'ouvre surtout pas, je vais chercher une boîte. »

Obéissant, l'apprenti conserva ses mains bien fermées, risquant simplement un rapide coup d’œil entre le pouce et l'index.

Il y avait bien une lueur, dans la sombre prison de chair. Un éclat passait sur sa peau, s'agitant comme une musaraigne, dont les longues moustaches chatouillaient ses mains. Il devait lutter pour ne pas lâcher ni secouer ses extrémités, et fut soulagé lorsque M. Pierre ramena un coffret de bois.

« J'espère qu'il sera assez grand pour le retenir.

— Mais... c'est vraiment du soleil ? s'étonna le petit garçon.

— Bien sûr, c'est toi qui l'as attrapé, non ?

— C'est pas une luciole ? Ou un autre insecte ? »

M. Pierre fit non de la tête, et ouvrit le coffre avant de le tendre vers Armand.

« Essaye de le glisser doucement, normalement c'est la bonne fleur. »

Une fleur ? Mais quelle fleur ? Il s'agissait d'une fleur ou d'un soleil ? Il fallait se décider, à la fin !

Remarquant l'air circonspect de son disciple, le Fossoyeur, attira son attention sur le dessin gravé dans le bois.

« Un tournesol. Un tournesol dans du chêne. C'est le meilleur piège à soleil qui puisse exister ».

Ne posant pas plus de questions – elles viendraient après – Armand plaça ses poings au dessus de la boite, avant d'ouvrir lentement par en dessous. Il sentit le soleil glisser de ses mains, pour aller se réfugier dans la cassette que M. Pierre referma aussitôt. Il lui confia l'objet avec douceur, l'air sérieux.

« C'est très rare, tu devrais lui donner un nom.

— Un nom ?

— Oui, confirma le Fossoyeur. Pour le garder. »

Le garder ? En captivité ? Armand leva la tête, observant le monde autour. Sans le rayon lumineux, les arbres avaient repris leur long silence morne, mangés de brume. Il faisait humide et froid, sombre dans l'épaisseur du drap de brume. Le petit garçon ouvrit et ferma les mains, à la recherche de cette agréable chatouille, de cette sensation douce du soleil sur ses doigts. Il ressentit à nouveau la panique du rayon, cette peur qu'il lui avait transmise, de rester coincé là.

« Si je ne lui donne pas de nom, je peux le relâcher ? »

M. Pierre eut l'air surpris, ses sourcils gris montant vers son front sans rides. Un visage jeune, mais vieux quand même.

« Tu ne le gardes pas ? »

Armand fit non de la tête.

« Moi j'aimerais pas qu'on me garde comme ça, au fond d'une boîte sur une étagère. Dans un cimetière sans soleil. »

Un pic-vert tapait dans un tronc. Des grenouilles coassaient et sautaient dans les flaques, produisant un bruit mouillé d'objet qui tombe. Armand n'était pas certain, mais il crut comprendre que l'une d'entre elle venait de faire un plat. Ses copines se moquaient.

« Je ne voulais pas emprisonner le soleil, insista le garçon. Je voulais juste le caresser. »

M. Pierre lui tendit le coffre. Il avait sur le visage une ombre qu'Armand n'analysait pas aussi bien que le chant des grenouilles.

Ça ressemblait à de la fierté.

« Tu es une bonne personne, Armand. »

Et il lui cala le coffret contre la poitrine, bien contre lui. La chaleur irradiait même à travers les vêtements, valsant avec les battements du cœur. Armand ferma les yeux, pour mieux l'entendre. Il n'y avait ni cris ni pleurs, dans les paroles du soleil ; juste de la peur et une sensation d'étouffement.

Il ouvrit. Le gond de maintien grinça. Le rais jaillit en une fraction, disparut vers le haut pour ne pas finir dévoré par le brouillard.

Il y eut un moment bizarre. De silence. De vide. D’inexistence. Lorsque Armand reprit la parole, il avait la voix enrouée et le visage transi.

« Pourquoi un tournesol  ? Sur la boîte ?

— Parce qu'ils retiennent le soleil comme le nénuphar retient l'eau. La saponaire glisse sur les plaies ; et les roses disent aussi bien « je t'aime » que « je te hais ».

— Tout a un sens ?

— Tout. Les fleurs ont un langage. Les arbres aussi. Et les couleurs. »

Lui n'avait jamais vu de mots dans les couleurs, mais M. Pierre lui en parlait très souvent. Armand entendait, M. Pierre voyait. Ils observaient le monde de manière différente, mais c'était le même monde quand même. Qui se complétait.

« Tu m'apprendras à parler le langage que je ne connais pas ? demanda Armand, fasciné.

— Évidemment. Sinon tu ne maîtriseras jamais la magie ».

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Dragonwing
Posté le 02/10/2022
Alors la botanique, il est capable de l'enseigner. C'est un début... dommage qu'il n'ait pas varié le sujet des cours plus que ça, M. Pierre ^^;; Et décidément, ce monde conserve tous ses mystères. Un rayon de soleil mis en boîte...

C'est bête mais le bug de langage d'Armand, "achié" pour "achillée", m'a beaucoup fait rire ! Gigim et Dakini auraient sans doute eu quelque chose de très grossier à dire si ils avaient entendu ça...
Zig
Posté le 03/11/2022
Toujours ! Je suis persuadée que, même dans le fond de leur bocal sur l'étagère, elles se sont permis une petite blague bien sale !

Alalalala... qu'est-ce que je vais faire des ces deux-là !
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