CHAPITRE 7 - Le vrai

Par Nqadiri

Il existe trois choses impossibles à planifier parfaitement : une transformation digitale, une invasion de la Russie en hiver, et un mariage quand on est Business Developer chez InnovCorp.

6h du matin. Le jour de son mariage, Farid ajuste son oreillette Bluetooth devant le miroir de sa salle de bain. Son reflet lui renvoie l'image d'un homme en chemise et caleçon, coincé entre deux mondes. Le costume trois pièces pour la cérémonie attend sur un cintre. La djellaba brodée que sa mère a choisie repose sur un autre. Au milieu, lui, qui tente de faire tenir ensemble les fragments de qui il est.

"Morning everyone, can you hear me?" Sa voix professionnelle résonne dans la salle de bain pendant que son cœur bat une toute autre mesure. Sur son téléphone, entre deux slides de la présentation Singapore, le dernier message de Leïla brille comme une bouée de sauvetage : "N'oublie pas que je t'épouse toi, pas ton pitch de vente."

"Great visibility on Q4..." Les mots sortent automatiquement pendant que ses pensées dérivent vers elle. Vers son rire quand il avait sorti une analyse SWOT de leur relation. Vers sa façon de transformer chaque moment corporate en petite révolution personnelle.

8h30. La présentation Singapore est terminée. Marc-Antoine a déjà envoyé quatre messages pour le "quick debrief pre-wedding".

"Belle perf sur le call", dit-il quand Farid décroche. "T'as vraiment le mindset qu'il faut. D'ailleurs, en parlant de mindset, j'ai eu une idée GÉNIALE pour optimiser ta journée..."

Mais Farid n'écoute déjà plus. Sur son autre téléphone - celui qui échappe encore au monitoring corporate - des photos de Leïla défilent. Elle qui se prépare chez sa mère. Elle qui fait semblant d'être énervée contre la "productivity approach" de leur mariage. Elle qui reste son point d'ancrage dans ce monde qui tente de les transformer en metrics.

9h15. Sa mère débarque dans son appartement comme une tornade d'amour et de reproches.
"Tu as mangé au moins ? Comment tu peux vendre à jeun ? Et pourquoi tu n'es pas encore habillé ? Ya Rabbi, les consultants ils ont mangé ton cerveau ou quoi ?"

Elle pose un tajine encore fumant sur la table de la cuisine. L'odeur des épices entre en collision avec celle du café corporate qui refroidit dans son mug InnovCorp. Deux mondes, encore. Toujours.

"Maman, j'ai un call dans dix minutes..."

"Inch'Allah ton appel peut attendre que mon fils mange comme un être humain le jour de son mariage."

Dans la cuisine qui sent les épices de sa mère et le café corporate, le téléphone de Farid vibre encore. Cette fois, c'est Leïla qui lui envoie une photo : elle a collé un post-it "Do Not Disturb - Wedding in Progress" sur sa robe de mariée.

"Ta future femme au moins, elle a gardé sa tête", commente sa mère en regardant par-dessus son épaule. "Pas comme toi, à répondre aux machines même le jour de ton mariage."

10h30. Les notifications pleuvent comme une averse de culpabilité digitale :
Teams : "Quick review des slides de lundi ?"
Calendar : "Conflict detected with: VOTRE MARIAGE"
Marc-Antoine : "Super idée : et si on faisait un petit brainstorming pendant que tu enfiles ton costume ?"

Mais au milieu de ce chaos numérique, un message de Leïla brille différemment : "J'espère que tu stresses autant pour nos vœux que pour tes Business Reviews. Au fait, si tu oses sortir un powerpoint pendant la cérémonie, je te quitte dans la foulée."

Il sourit. Son premier vrai sourire de la journée. Pas son sourire commercial, pas celui des photos LinkedIn. Le sien.

11h15. Le costume traditionnel et le costume trois pièces se font toujours face, comme une métaphore de sa vie. Sa mère attrape la djellaba avant qu'il ne puisse protester.

"Mais le dress code corporate..." commence-t-il.

"Le dress code de ta mère", coupe-t-elle, "c'est que mon fils ne se marie pas déguisé en ordinateur ambulant."

Son téléphone vibre. Marc-Antoine encore : "Au fait, petit heads-up, j'ai invité quelques clients clés. Networking opportunity. Tu pourrais peut-être faire un speech sur notre nouvelle offre blockchain pendant..."

Mais le message est interrompu par un appel de Leïla.

"Tu sais quoi ?" dit-elle sans préambule. "Je viens de réaliser un truc. On va se marier. Toi et moi. Pas nos KPIs, pas nos metrics, pas nos objectifs trimestriels. Juste nous. C'est complètement fou, non ?"

Sa voix fait vaciller toutes les certitudes corporate qu'il s'est construit comme une armure. Dans sa poitrine, quelque chose de plus fort que tous les business plans du monde se met à battre.

12h30. Dans la salle des fêtes, deux univers se préparent à entrer en collision. Les cousins installent les décorations pendant que Marc-Antoine tente désespérément d'établir un "workflow optimal des festivités" sur son iPad.

"Tu devrais respirer", suggère Karim, qui a troqué son costume de consultant pour une tenue traditionnelle. "Tu sais, comme dans les workshops de gestion du stress, mais en vrai."

Farid essaie. Mais son cerveau continue de calculer des probabilités, de gérer des risques, de processifier ce qui ne devrait pas l'être. Quinze mois de conditionnement corporate ne s'effacent pas d'un coup.

"Elle est prête", annonce la sœur de Leïla en passant la tête par la porte.

Et soudain, tout s'arrête. Les notifications, les KPIs, les deadlines, même la voix de Marc-Antoine qui parle de "maximiser le ROI émotionnel de la ceremonie". Plus rien n'existe que cette seconde suspendue où il réalise qu'il va vraiment épouser la fille qui a osé mettre "Capitalisme 404" comme titre de profil LinkedIn.

13h. Le temps prend une dimension étrange, qui échappe à toute métrique. Dans la petite pièce où les mariés se préparent, Farid regarde son reflet une dernière fois. La djellaba a gagné la bataille des costumes. Sa mère aussi.

Son téléphone vibre - encore. Mais cette fois, c'est différent. Une photo de Leïla, prise à l'instant. Elle est... 

Les mots lui manquent. Même son vocabulaire corporate, d'habitude si prompt à qualifier l'inquantifiable, reste muet. Elle est juste... Leïla. Celle qui refuse d'être processifiée, optimisée, corporatisée. Celle qui garde son âme intacte quand la sienne commence à se fragmenter en parts de marché.

"Je crois", murmure Karim en regardant par-dessus son épaule, "que c'est ce qu'on appelle un 'game changer' en langage corporate."

Un message suit la photo : "Prêt à disrupter le marché du bonheur avec moi ?"

Le temps s'arrête.

Leïla.

Les mots lui échappent, se bousculent, refusent de se mettre en slides bien ordonnés. Son caftan vert... non, même pas vert, il n'existe pas de mot pour cette couleur-là. Cette couleur qui lui rappelle les soirées d'été à Fès quand il était petit, quand le monde était encore plein de mystères qui n'avaient pas besoin d'être résolus.

Elle est... Comment dire ? Les mots se coincent dans sa gorge. Les vrais, pas ceux qu'il utilise toute la journée. Elle est belle comme un souvenir d'enfance, comme le couscous de sa mère, comme la première fois qu'il l'a vue rire au Café des Anciens Combattants. Belle à lui faire oublier qu'il est devenu ce type en costume qui parle en anglais même quand il dit je t'aime.

Son sourire... Ce sourire-là, il voudrait l'encadrer, le garder précieusement, le protéger de tout ce qui est "scalable" et "optimisable".

Ses cheveux sont une cascade de nuit, comme dans les poèmes que lui lisait sa grand-mère. Il ne se rappelait même plus qu'il connaissait ces mots-là, ces images enfouies sous des couches de "process improvement" et de "value proposition".

Les broderies de son caftan racontent une histoire. Leur histoire peut-être. Les fils d'or dessinent des chemins qui se croisent et s'entremêlent, comme eux deux, perdus puis retrouvés dans ce monde qui voudrait tout mettre en cases.

Il y a quelque chose dans sa façon de se tenir, droite et fière, qui lui rappelle sa mère, toutes les femmes fortes de sa vie qui n'ont jamais eu besoin de PowerPoint pour dire des vérités. Quelque chose qui fait trembler les fondations de sa tour d'ivoire corporate.

Elle est... elle est Leïla. Celle qui garde un livre de poésie sous son laptop. Celle qui met du henné sur ses mains quand les autres se font des manucures business. Celle qui lui rappelle qui il est vraiment, sous les couches de costumes et de vocabulaire emprunté.

Et ses yeux... Ses yeux qui rient toujours un peu, même quand elle est sérieuse. Ces yeux-là, ils voient à travers lui comme à travers du verre. Ils voient le petit Farid qui rêvait d'histoires plus grandes que lui, avant les metrics et les deadlines. Le Farid qui savait encore que certaines choses ne peuvent pas être mesurées, optimisées, processifiées.

Elle a mis du khôl, comme sa mère le jour de son mariage - cette photo jaunie qu'il garde dans son portefeuille, cachée derrière sa carte corporate. Le noir profond fait danser des étoiles dans son regard, des étoiles qui se moquent bien des objectifs trimestriels.

Une mèche rebelle s'échappe et caresse sa joue. Un petit acte de rébellion, tellement elle. Même aujourd'hui, même dans ce caftan qui a traversé les générations, même dans toute cette tradition, elle reste indomptable. Libre.

Et soudain, il comprend. Il comprend pourquoi son cœur bat si fort, pourquoi ses mains tremblent, pourquoi même son oreillette bluetooth semble ridicule maintenant. Ce n'est pas du stress comme avant un closing important. C'est...

C'est de l'amour. Le vrai. Pas le genre qu'on célèbre avec des team buildings ou qu'on mesure en satisfaction ratings. Non, l'amour qui fait peur et qui rend fort en même temps. Celui qui vous prend aux tripes et qui se fout de votre planning prévisionnel.

Elle a mis le bracelet en or de sa grand-mère. Il brille à son poignet comme une promesse plus solide que tous les contrats qu'il a pu signer. Un héritage qui raconte des histoires de femmes fortes, de celles qui ont traversé les mers et les époques en gardant leur fierté intacte.

Sa gorge se serre. Il voudrait lui dire... lui dire quoi ? Tous les mots corporate qu'il a appris s'évaporent. Ne restent que les vrais mots, ceux qui ont le goût du thé à la menthe et l'odeur du jasmin le soir. Ceux qui parlent de maison et de foyer, d'enfants qui courront un jour dans leur salon, de réveils tendres et de disputes passionnées. De vie, simplement.

Elle fait un pas vers lui. Le bruissement de son caftan est comme une mélodie qui efface quinze mois de jargon corporate. 

"Tu as perdu ta langue ?" demande-t-elle avec ce sourire qui a le don de déstabiliser ses plus belles présentations. "Ou tu cherches encore comment dire 'je t'aime' en langage start-up ?"

Il voudrait rire, mais quelque chose dans sa gorge l'en empêche. Quelque chose de plus gros que tous les pitch decks du monde. Quelque chose qui vient du plus profond de lui, de cet endroit que même InnovCorp n'a pas réussi à formater.

Elle est là, devant lui, plus réelle que tous les objectifs qu'il s'est fixés, plus vraie que toutes les success stories qu'il raconte aux clients. Dans sa robe qui capture la lumière comme un secret bien gardé, avec ses yeux qui promettent mille révolutions quotidiennes, elle est son point d'ancrage. Son retour aux sources. Sa...

"Si tu sors une analyse SWOT de notre couple maintenant, je divorce avant même qu'on soit mariés", murmure-t-elle en s'approchant encore.

Le parfum de son henné mêlé à son jasmin habituel lui rappelle leur premier rendez-vous, quand elle s'était moquée de sa cravate "power pitch". Avant qu'il ne devienne ce type qui mesure le temps en quarters. Avant que son vocabulaire ne se peuple de mots qui sonnent faux dans sa bouche.

Elle lève la main pour ajuster sa djellaba, ce geste simple qui dit tout. Qui dit "je te vois, le vrai toi, pas la version corporate que tu essaies d'être". Ses doigts s'attardent un instant sur le tissu, comme une promesse.

"Tu sais", dit-elle doucement, "j'épouse l'homme qui citait de la poésie arabe en douce pendant les cours d'économie. Celui qui rêvait de changer le monde avant de vouloir le disrupter. Il est toujours là, non ?"

Sa voix a cette douceur particulière, celle qui fait fondre même les plus solides de ses certitudes professionnelles. Cette voix qui lui rappelle que derrière le business developer, il y a encore ce garçon qui écrivait des histoires en cachette pendant les cours de finance.

"Il est là", répond-il enfin, et sa voix a un tremblement qui n'a rien à voir avec le stress des business reviews. "Il a juste... un dress code différent maintenant."

Elle rit, et c'est comme si toutes les lumières de la salle s'allumaient en même temps. Ce rire qui l'a fait tomber amoureux au Café des Anciens Combattants, quand elle se moquait de leur plan de révolution corporate.

"Tu te souviens de ce que tu m'as dit ce soir-là ?" demande-t-elle. "Pas la partie sur l'infiltration du système. L'autre chose. Celle que tu as dite quand tu croyais que je ne t'écoutais plus."

Bien sûr qu'il se souvient. C'était peut-être la dernière fois qu'il avait parlé sans filtre corporate, sans réfléchir à l'impact de ses mots, sans préparer son discours.

"J'ai dit que tu étais comme un bug dans la matrice. Le plus beau des bugs."

"Et tu avais peur que ce soit trop geek comme déclaration", sourit-elle. "Si tu savais comme c'était plus sincère que toutes les phrases en anglais que tu me sors maintenant."

Il y a quelque chose dans l'air, quelque chose qui fait oublier les deadlines et les meetings. Quelque chose qui ressemble à de la magie, mais la vraie. Pas celle des "digital transformation" et autres "innovation magics".

Les bruits de la fête commencent à monter de la salle. Il entend la voix de sa mère qui ordonne à tout le monde de se placer, celle de Marc-Antoine qui tente probablement d'établir un process pour les youyous. Mais ici, dans cette petite pièce, le temps appartient encore à eux seuls.

"Tu es magnifique", dit-il enfin. Pas "stunning" comme il dirait en réunion. Juste magnifique. Un mot simple, un vrai mot, qui roule sur sa langue comme une prière.

"Je sais", répond-elle avec ce sourire qui pourrait déstabiliser tout le CAC40. "J'ai A/B testé trois caftans pour optimiser le ratio émotion/impact."

Il rit. Un vrai rire, pas son rire de networking. Elle a toujours su comment le ramener à lui-même, même au plus profond de ses dérives corporate.

La porte s'ouvre sur sa mère : "Ya Allah ! Vous n'êtes pas encore prêts ? Tout le monde attend ! Marc machin-chose est en train de faire je ne sais quoi de la cérémonie !"

Après la mairie, la salle de fête explose de couleurs et de sons quand ils entrent. D'un côté, les familles fusionnées dans un joyeux chaos de youyous et d'embrassades. De l'autre, la section InnovCorp, tout en rangs d'oignons, qui tente désespérément de "processer" cette tempête d'émotions brutes.

Mais Farid ne voit plus que Leïla. Sa main dans la sienne. Leurs deux mondes qui se percutent et s'entremêlent comme les fils d'or de son caftan. Et pour la première fois depuis quinze mois, il se sent complètement, irrémédiablement, merveilleusement présent.

La fête pulse d'une énergie que même le plus ambitieux des plans de transformation digitale ne pourrait capturer. Les familles se mélangent dans une fusion-acquisition naturelle, sans due diligence ni audit préalable.

Dans un coin, Marc-Antoine observe la scène avec un mélange de fascination et de désarroi professionnel. Son iPhone, sorti comme un bouclier, tente désespérément de documenter ce qu'il appellera plus tard dans son rapport "une expérience d'immersion culturelle non structurée".

Au milieu de ce chaos joyeux, Leïla et Farid tournent lentement. Son caftan dessine des vagues d'émeraude dans la lumière à chaque mouvement, comme pour rappeler qu'il existe encore des beautés qui échappent aux métriques. Il a oublié son oreillette quelque part, oublié les trois mails urgents qui attendent, oublié même qu'il doit préparer une propale pour lundi.

"Tu crois qu'ils vont survivre ?" murmure Leïla en regardant la section InnovCorp, maintenant encerclée par une armée de grands-mères armées de plateaux de pâtisseries.

La nuit avance, transformant même les plus rigides des consultants InnovCorp. Les cravates se dénouent, les barrières tombent. Même Marc-Antoine a rangé son téléphone.

Farid regarde Leïla danser avec son père. Son caftan dessine des ombres dorées sur le sol, comme les souvenirs qu'ils sont en train de créer. Des souvenirs qui ne tiendront jamais dans un rapport d'activité.

Il pense à lundi, à la propale qui l'attend, aux calls qu'il devra passer. Mais pour la première fois depuis quinze mois, ces pensées glissent sur lui sans l'atteindre vraiment. Comme si Leïla, en l'épousant, avait aussi épousé sa bataille quotidienne entre qui il est et qui on veut qu'il soit.

Elle revient vers lui, ses yeux brillants de fatigue et de bonheur. "Alors, Business Developer, satisfait du ROI de cette soirée ?"

Il l'attire contre lui. "Certaines choses", murmure-t-il, "méritent d'échapper à tout business plan."

L'empereur est peut-être nu, mais ce soir, dans cette salle où la joie refuse d'être processifiée, deux rebelles ont signé leur plus beau contrat. Sans clause de sortie.

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