Certains appellent ça le succès. D'autres la réussite. Le dictionnaire corporate les considère comme synonymes, mais il existe une différence aussi vaste qu'un open space entre les deux.
Deux manières de les mesurer sur dix-huit mois :
Pour Farid :
- 6 quarters
- 12 business reviews
- 3 promotions
- 72 millions d'euros de contrats signés
- 1 Audi de fonction
- 2947 cafés corporate
- 142 dîners manqués avec Leïla
Pour Leïla :
- 6 jeunes admis en grande école
- 47 rêves remis sur les rails
- 312 sourires gagnés
- 1829 heures de soutien scolaire
- 4 refus de subventions
- 2 victoires contre le système
- 142 dîners mangés seule
Ce mardi-là, le succès avait le goût du café froid de la Défense :
"Excellent job, Farid ! Two hundred eight fucking millions!" La voix de Marc-Antoine crépite dans l'oreillette bluetooth dernière génération. Amsterdam vient de signer. Dans son Audi toute neuve, Farid hoche la tête mécaniquement aux félicitations. Senior Business Developer à 27 ans. La success story parfaite.
Au même moment, dans un local sans vue sur les tours de verre, la réussite a un autre visage :
"J'ai été prise !" Aisha, 17 ans, brandit sa lettre d'admission comme un trophée. Leïla sourit. Six mois de travail, de doutes, de révisions acharnées. Une victoire qui ne fera jamais la une des journaux économiques.
Ils ne le savent pas encore, mais leurs définitions opposées du bonheur vont bientôt devoir trouver un nouveau dictionnaire.
Dans le bureau vitré de Farid, 14h30 :
"On disrupte le marché, baby!" Son équipe applaudit. Les chiffres sur l'écran sont aussi vertigineux que sa fatigue. Il envoie un message rapide à Leïla : "Désolé, dîner annulé. Gros closing."
Dans la petite salle de "Nouveaux Horizons", 14h30 :
"On disrupte leurs statistiques, les gars!" Leïla sourit en regardant les résultats de ses élèves. Le taux de réussite est aussi vertigineux que sa fierté. Elle lit le message de Farid, soupire, continue son cours.
16h45, Tour InnovCorp :
"Il faut scaler, Farid. Tu comprends ? SCALER !" Marc-Antoine dessine des courbes imaginaires dans l'air. "Je te vois Manager avant la fin de l'année."
16h45, Association "Nouveaux Horizons" :
"Il faut tenir, Medhi. Tu comprends ? TENIR !" Leïla corrige une copie. "Je te vois à Henri IV avant la fin de l'année."
18h, le succès résonne entre les murs de verre :
"Pipeline énorme", "Cross-selling opportunity", "Upsell massif". Les mots rebondissent dans la salle de réunion comme des balles de ping-pong corporate. Farid orchestre sa symphonie de bullshit avec l'assurance d'un chef d'orchestre. Son costume sur-mesure cache bien ses cernes.
18h, la réussite s'écrit entre les murs de plâtre :
"Théorème de Pythagore", "Dissertation de philo", "Version latine". Les mots dansent dans la petite salle comme des promesses d'avenir. Leïla guide ses élèves avec la patience d'une tisseuse de destins. Son vieux jean cache bien ses doutes.
19h30, dans l'Audi rutilante :
Le téléphone de Farid n'arrête pas de vibrer. Mails de félicitations, invitations à des dîners "stratégiques", bonus exceptional à venir. Son compte en banque va exploser.
19h30, dans le métro bondé :
Le téléphone de Leïla s'illumine doucement. Messages de remerciements des parents, photos d'anciens élèves en réussite, nouveaux candidats à accompagner. Son cœur va exploser.
20h15, quelque part entre la Défense et leur quartier :
Le succès et la réussite finissent par se croiser dans leur cuisine. Lui, encore électrisé par les millions d'Amsterdam. Elle, les yeux brillants des larmes de joie d'Aisha.
"Tu as cette tête", dit-il en posant son oreillette.
"Quelle tête ?"
"Celle que tu avais quand Sophia a posté que le capitalisme était la solution à la pauvreté."
Leïla sourit, de ce sourire qui fait oublier tous les calls avec Singapore. Elle s'approche, défait sa cravate d'un geste devenu rituel.
"Et toi, tu as cette lueur", répond-elle.
"Celle du 'j'ai signé le deal du siècle' ?"
"Non, celle du 'je vais commander japonais pour me faire pardonner tous les dîners annulés'."
Dans leur cuisine, le soir dessine des ombres douces sur les murs. Leïla attrape distraitement un post-it qui traîne - une habitude qu'elle a prise pour laisser des messages secrets à Farid entre deux calls.
"Tu devineras jamais", dit-elle en jouant avec le papier jaune.
"Aisha a eu Henri IV ?"
"Aussi. Mais je parlais d'autre chose."
"Amsterdam a signé ?"
"Je sais. J'ai vu ton petit pas de danse de la victoire dans le reflet de la fenêtre."
Elle s'approche, pose sa main sur sa joue. Ce geste qui le ramène toujours sur terre, qui transforme le Senior Business Developer en juste Farid.
"J'ai disrupté quelque chose aujourd'hui", dit Leïla en jouant avec le nœud de sa cravate.
"Plus gros qu'Amsterdam ?" sourit Farid, encore dans son costume de winner.
"Disons que j'ai hacké notre roadmap personnelle."
Farid la regarde. Elle a ce sourire, celui qui fait trembler tous ses business plans. Ce sourire qui annonce que quelque chose de plus grand que tous ses millions va arriver.
"Et pendant que tu signais ton deal à huit chiffres..." Elle s'arrête, savoure l'instant. "J'ai lancé un projet avec un time-to-market de neuf mois."
Il y a un moment où son cerveau corporate fait un 404 complet. Ses yeux passent de Leïla à son ventre, de son ventre à Leïla, comme un consultant junior devant un bug Excel.
"Tu veux dire..."
"Que notre petit projet commun a reçu un seed funding naturel ? Oui."
Elle le regarde patiner entre émotion pure et réflexes corporate. C'est presque attendrissant de voir le grand Business Developer perdre son vocabulaire de winner.
"Mais... comment... quand..."
"On dirait Marc-Antoine quand la machine à café ne répond plus aux KPIs de production."
Il s'assied, ou plutôt s'effondre, sur une chaise. Tout son corps tremble d'un rire nerveux, joyeux, incontrôlable. Un rire qui n'a rien à voir avec celui qu'il utilise en réunion client.
"Je... on... tu..." Le grand Farid Benmokhtar, terreur des négociations, roi du pitch, cherche ses mots comme un stagiaire le premier jour.
"Respire", sourit Leïla. "Comme dans tes workshops de gestion du stress."
"Mais c'est... c'est..."
"Merveilleux ? Fou ? Disruptif ?" Elle s'amuse de le voir ainsi, dépouillé de tous ses artifices corporate. "Je sais que tu préfères les projets bien planifiés, mais celui-là..."
Il se lève d'un bond, la serre contre lui si fort qu'elle en perd son souffle. Son costume impeccable se froisse, sa cravate de winner pend de travers. Pour la première fois depuis des mois, il est juste Farid. Pas le Senior Business Developer, pas le golden boy d'InnovCorp. Juste un homme qui va devenir père.
"On va avoir un bébé", murmure-t-il contre ses cheveux. Pas de "deliverable", pas de "milestone". Un bébé.
Le lendemain, 9h, Tour InnovCorp :
"Un BÉBÉ ?" Marc-Antoine manque de renverser son café bio. "Mais c'est... c'est... PERFECT TIMING ! Le congé paternité tombe pile entre deux quarters !"
9h, Association Nouveaux Horizons :
"Un bébé ?" Les yeux d'Aisha brillent. "Madame, vous allez devoir restructurer votre planning de cours."
"On s'adaptera", sourit Leïla. "C'est ça aussi, l'agilité."
11h, Salle de réunion Mindfulness :
"Tu comprends, Farid", lance Marc-Antoine en mode gourou de la parentalité, "un enfant, c'est comme un nouveau marché à conquérir. Il faut une stratégie claire, des objectifs SMART..."
11h, Petite salle de tutorat :
"Tu comprends, Medhi", explique Leïla en corrigeant sa copie, "parfois la vie nous offre des équations plus complexes que les maths. Et les solutions ne sont pas dans les manuels."
14h, Entre deux calls :
"On a organisé un petit workshop 'Optimisation de la Parentalité Corporate'", annonce Sophia, des étoiles LinkedIn dans les yeux. "Je pourrais même faire un thread sur comment booster ta productivité pendant les nuits blanches."
14h, Entre deux cours :
"Ma grand-mère dit que les nuits sans sommeil sont des moments sacrés", confie doucement Aisha à Leïla. "C'est là qu'on apprend vraiment à connaître son enfant."
16h30, Open space, 42ème étage :
"J'ai un super bouquin", lance Kevin. "'Lean Parenting - Comment appliquer les méthodes Six Sigma à l'éducation de votre enfant'. Le chapitre sur l'optimisation du change de couches est révolutionnaire."
16h30, Local associatif :
"J'ai une vieille berceuse", murmure la mère de Medhi en apportant du thé à Leïla. "Elle a endormi trois générations d'enfants. Pas besoin de manuel."
18h, Réunion stratégique :
"Il faut anticiper", martèle Marc-Antoine. "Je t'ai mis en copie sur un mail avec quinze slides de best practices parentales. Benchmark des meilleures crèches bilingues. KPIs de développement cognitif."
Farid hoche la tête, mais son esprit dérive vers le message de Leïla : une simple photo du petit test de grossesse, avec un post-it "Notre plus belle aventure."
19h, Dans le métro :
Leïla caresse distraitement son ventre encore plat, pendant que sur son téléphone défilent les messages de Farid :
"Brief sur les couches qui arrivent"
"Need ton input sur la stratégie poussette"
"On fait un call ce soir sur le ROI des cours de préparation ?"
Elle sourit, mi-amusée, mi-inquiète. Comment lui dire que certains projets ne rentrent dans aucune méthodologie ? Que certains bonheurs échappent aux tableurs Excel ?
20h30, Leur appartement :
"J'ai fait un planning prévisionnel", annonce Farid en déroulant un document sur leur table de cuisine. "Trimestre par trimestre. Avec un code couleur pour les étapes clés."
Leïla observe son mari, ce mélange de tendresse et d'anxiété corporate qui le pousse à vouloir tout contrôler. Sur son planning, même les nausées matinales sont timeboxées.
"Et là", poursuit-il en pointant une case jaune, "c'est le jalon critique : l'accouchement. J'ai prévu trois scénarios avec des plans de contingence..."
"Farid."
"Oui ?"
"Notre bébé ne suivra pas ton Gantt chart."
"Mais..."
"Et c'est ça qui est beau."
Dans sa poche, son téléphone vibre. Marc-Antoine encore : "Critical : il faut qu'on parle de ta succession pendant ton congé paternité."
21h, Entre la cuisine et le salon :
"Tu sais ce que m'a dit Aisha aujourd'hui ?" demande Leïla en lui prenant son planning des mains. "Que dans sa famille, on dit que les bébés choisissent leur heure. Pas les plannings."
Farid la regarde tripoter son document soigneusement préparé. Ses doigts tracent des chemins qui ne suivent aucune des flèches qu'il a dessinées.
"Marc-Antoine pense que je devrais..."
"Marc-Antoine n'a même pas de plante verte."
"Il dit que c'est le moment idéal pour..."
"Pour quoi ? Transformer notre enfant en proof of concept ?"
Son téléphone vibre encore. Meeting request : "Atelier Parentalité & Leadership - Comment transformer votre congé paternité en opportunité de croissance."
21h30, Dans leur salon :
"Raconte-moi", dit Leïla en s'installant dans le canapé, "ta vraie réaction. Pas celle que tu prépares pour le prochain stand-up meeting."
Farid hésite. Son costume est froissé maintenant, sa cravate depuis longtemps abandonnée. Sans son armure corporate, il se sent soudain très jeune, très vulnérable.
"J'ai peur", avoue-t-il enfin. Pas en anglais, pas avec des mots d'emprunt. Juste peur.
"De quoi ? De rater un closing ?"
"De tout rater. Le bébé, le boulot, nous..."
"Comme si c'était un projet qu'on pouvait réussir ou rater."
Elle pose sa main sur son ventre, prend celle de Farid pour la poser au même endroit.
"Là, maintenant, il n'y a pas de KPIs. Juste nous."
22h, Le temps s'arrête un instant :
"Tu te souviens de notre mariage ?" murmure-t-elle. "Quand tu as essayé de timer les youyous ?"
Il sourit. Sa main n'a pas quitté son ventre. Sous ses doigts habitués à pianoter des chiffres, il imagine une autre forme de croissance, plus mystérieuse que toutes les courbes qu'il présente en réunion.
"Ce bébé", continue Leïla, "sera comme les jeunes de l'association. Impossible à mettre dans des cases. Impossible à prédire. C'est ça qui est magnifique."
Son téléphone vibre une dernière fois. Un mail de Marc-Antoine : "URGENT : Proposal pour optimiser l'équilibre travail-bébé".
Pour la première fois depuis quinze mois, Farid ne l'ouvre pas.
22h30, Le téléphone brise leur bulle :
"Amsterdam", soupire Farid en regardant l'écran. "Conference call de dernière minute."
"Vas-y", dit Leïla. "Mais n'oublie pas que pendant que tu négocies des millions là-bas, ici, on crée quelque chose que même Marc-Antoine ne pourrait pas chiffrer."
Il hésite, la main sur son oreillette. Dans quelques minutes, il redeviendra le Senior Business Developer, le closer implacable, le roi des deals à huit chiffres. Mais pour l'instant...
"Amsterdam peut attendre", dit-il en éteignant son téléphone.
"Qui êtes-vous et qu'avez-vous fait de mon mari ?"
"Disons que j'ai revu mes priorités."
"Marc-Antoine va faire un AVC."
"Il survivra. Il est trop agile pour mourir."
23h, Le temps se dilate :
"Tu sais", dit Farid en jouant avec une mèche de ses cheveux, "ce matin j'étais en train de pitcher le plus gros deal de ma carrière. Je parlais de millions, de transformation digitale, de révolution du marché..."
"Et ?"
"Et maintenant je suis là, sur notre canapé, à réaliser que la plus grande transformation de ma vie tient dans un test de grossesse."
Son téléphone, même éteint, semble leur jeter des regards réprobateurs depuis la table basse. Quelque part à Amsterdam, des chiffres attendent d'être négociés, des contrats d'être signés.
"Marc-Antoine dit que c'est le moment de 'scale up' ma carrière."
"Et qu'est-ce que dit Farid ?"
Son regard se perd dans la nuit parisienne. À travers la fenêtre, les tours de la Défense brillent comme des promesses de succès.
"Farid dit que..." Il s'arrête, cherche ses mots. Pas ses mots corporate, ses vrais mots. "Farid dit que pendant qu'Amsterdam attend des projections financières, sa femme porte déjà l'avenir."
Leïla sourit dans l'obscurité. Ce sourire qui l'a fait tomber amoureux au Café des Anciens Combattants, qui l'a fait dire oui dans une salle des fêtes pleine de youyous, qui le ramène toujours à l'essentiel.
"Et si on commandait indien ?" propose-t-elle. "Pour fêter ça."
"Pas japonais ? Pour une fois que je peux utiliser la carte corporate..."
"Non. Indien. Comme notre premier rendez-vous. Avant que tu ne deviennes ce type qui mesure son bonheur en quarterly reviews."
Minuit approche. Sur la table basse, entre les restes de naan et de curry, le planning méticuleux de Farid s'est transformé en origami maladroit. Un avion en papier qui pointe vers nulle part et partout à la fois.
Dans quelques heures, Amsterdam se réveillera. Les chiffres reprendront leurs droits, les KPIs leur danse infernale. Marc-Antoine enverra probablement un nouveau benchmark des meilleures crèches d'Île-de-France.
Mais pour l'instant, dans la pénombre de leur salon, Farid et Leïla dessinent d'autres courbes de croissance. Des projections qu'aucun Excel ne pourrait capturer. Des rêves qui échappent à tout business plan.
"Tu crois qu'il sera quoi ?" murmure Farid. "Business Developer ou prof de maths ?"
"Peut-être juste heureux", répond Leïla. "Ça te paraît comme un bon KPI ?"
L'empereur est peut-être nu, mais ce soir, dans un appartement parisien, deux futurs parents réinventent une autre forme de success story.
Je crois que c'est mon chapitre préféré. J'adore Leila. Quel personnage incroyable. Je comprends ton retour sur un de mes précédents commentaires sur le fait qu'elle était l'âme de l'histoire. Oui, on le ressent carrément dans ce chapitre. C'est hyper touchant de voir ce qu'elle fait au quotidien, son engagement pour les jeunes. J'étais frustré de ne plus avoir d'éléments sur elle hors de sa relation avec Farid, là j'ai été servi.
Je trouve la mise en page de ce chapitre génialissime, déjà pour mettre en parallèle leurs deux vies, il y a de magnifiques trouvailles sur les tournures de phrase, qui se ressemblent pour décrire des réalités complètement différentes. J'ai été scotché plusieurs fois. Bon, je ne le rappelle pas forcément à chaque commentaire mais ton histoire est un gros coup de coeur, je me régale.
Très touchant la scène où l'on apprend la naissance du bébé. Curieux de voir à quel point cela aura de l'incidence sur la carrière / vie de Farid. Est-ce que ça ne peut pas l'aider à sortir de son conditionnement ? Peut-être mais pas si sûr, vu à quel point il s'est impliqué dans son travail.
Mes remarques :
"Deux manières de les mesurer sur dix-huit mois :" le passage qui suit est excellentissime !!
"Marc-Antoine manque de renverser son café bio. "Mais c'est... c'est... PERFECT TIMING ! Le congé paternité tombe pile entre deux quarters !"" ah là là Marc-Antoine xD
Un plaisir,
A bientôt !
Je suis un peu moins fier des chapitres 9 à 11, tu verras, ce ne sont pas forcément les plus intéressants , je les avais écrit en étant un peu souffrant et ça s’y reflète.Ils sont ma priorité pour la réécriture. Donc ne m’en veux pas trop , tu m’as mis la barre vraiment haute ;)
"Donc ne m’en veux pas trop , tu m’as mis la barre vraiment haute ;)" Ne t'inquiète pas, je ne veux pas être une pression non plus ahah