Chapitre 7 - Les chuchoteurs

Nous étions tous les quatre installés à l’ombre d’un jeune bouleau. Shangaï broutait, tandis que Kira somnolait sur l’épaule de son chuchoteur. Sous les yeux noisette de ce dernier, je picorais un morceau de viande séchée qu’il m’avait offert.

— Avez-vous découvert des choses sur vous aujourd’hui ? demanda-t-il.

— Les bouleaux ont beau être de fins arbres, ils n’en font pas moins mal à la tête…

Le rire clair du chuchoteur s’éleva dans les airs, avant qu’il ne m’observe à nouveau de ses yeux enjoués.

— Nous avons peut-être quelque peu précipité les choses.

— Ce fut un échec cuisant, murmurai-je, honteuse.

— Un échec ? Voyons, vous êtes bien loin d’avoir échoué ! Permettez-moi de vous reposer ma question… Sybil, avez-vous, oui ou non, découvert des choses sur vous aujourd’hui ?

Mâchouillant un petit morceau de viande, je réfléchis quelques instants, avant de répondre avec sincérité :

— J’ai ressenti certaines choses. Des choses que je ne savais pas possibles. Un lien. Mais si fragile…

— La première fois que l’on prend connaissance de ce don naturel qu’est le chuchotement est un moment unique. Gardez bien ce sentiment ancré profondément en vous, Sybil.

— C’était tellement lointain. Presque inaccessible. Je ne suis pas certaine de pouvoir recommencer. Je n’ai pas réussi à le stopper… J’ai… J’aurais dû…

Monsieur Arcane leva les mains, afin de m’intimer au silence.

— Tout est question de pratique ! Le temps fera son œuvre, me rassura-t-il.

— Monsieur Arcane, puis-je vous poser une question ?

— Appelez-moi Alphonse, je vous en prie.

— Cela ne me semble pas approprié, Monsieur…

— Nous faisons dorénavant partie de la même famille Sybil, et si vous souhaitez me questionner il vous faudra m’appeler par mon prénom. Je suis las de tous ces protocoles…

Mes joues s’empourprèrent, et je dus me racler la gorge avant de reprendre la parole :

— Parlez-vous avec Kira… Alphonse ? Je veux dire, l’entendez-vous ? Dans votre tête ?

— Oui, elle est une amie fidèle et toujours de très bon conseil.

Il attrapa la petite chauve-souris, qui parut alors terriblement fragile entre ses doigts, et la posa sur ses genoux pour la caresser avec affection.

— Je peux ? demandai-je en tendant une main timide.

Kira leva ses yeux jaunes vers moi, alors que ses canines luisaient dans un petit sourire moqueur. Elle bâilla et s’étira, avant de se coucher dans une position confortable, au creux des genoux de son chuchoteur. Alphonse rit doucement.

— Il me semble qu’elle vous donne son accord.

Du bout des doigts, je caressai son ventre rond. Son poil gris était soyeux et duveteux. Je m’aventurai sur ses ailes. La peau noire était lisse et tellement fine que j’eus peur de la déchirer, et retirai ma main.

— Je ne l’entends toujours pas.

— Ce n’est pas l’essentiel. Certains chuchoteurs mettent plus de temps à entendre la voix de leur animal totem. Quand un l’entendra immédiatement, un autre y parviendra après des semaines voire des mois, expliqua monsieur Arcane avant de prendre une longue inspiration. Vous devez comprendre que ce lien, que vous avez vous-même dit avoir ressenti, est bien plus subtil que le simple fait d’entendre une voix, affirma-t-il en montrant Shangaï qui continuait de brouter devant nous. Il s’agit de quelque chose de plus intime.

— La sensation d’être un seul et même esprit, chuchotai-je.

— Exactement.

Son explication faisait parfaitement écho avec ce que j’avais pu ressentir, cependant elle me laissa un petit goût d’amertume au fond de la gorge. La frustration de ne pas pouvoir entendre la voix de mon étalon restait toujours bien présente. À quoi pouvait-elle bien ressembler ? Je fixai Shangaï avec un sentiment de privation. Cet immense étalon aux poils argentés avait encore de nombreux secrets pour moi…

— Que sont-ils ?

— Nous ne savons pas exactement. Pour ma part, je crois qu’ils sont les restes d’un Ancien Monde. Un monde où les dieux foulaient encore ce sol.

— Ils seraient des dieux ?

Je n’avais aucun mal à y croire. La manière qu’avait Shangaï de se mouvoir, la puissance et la noblesse qui émanaient de lui à chaque instant en étaient la preuve.

— Ce qu’il en reste du moins.

— Monsieur Ar… Alphonse ?

— Oui, Sybil ?

— Lorsque je vous ai parlé des liens familiaux qui existent entre chuchoteurs… Vous m’avez dit que les opinions divergeaient à ce sujet. Qu’avez-vous voulu dire ? balbutiai-je, alors que le poids de sa réponse m’effrayait bien plus que je ne l’aurais souhaité.

Le chuchoteur caressait machinalement le ventre soyeux de Kira.

— Je ne connais pas votre passé en détail. Cependant, je crois pouvoir comprendre que le fait d’être orpheline soulève bon nombre de questions. Aujourd’hui, en plus de découvrir que vous possédez le don de chuchotement, vous vous demandez si celui-ci pourra répondre à l’interrogation de votre existence, devina-t-il, ses grands yeux couleur noisette tournés vers moi. Malheureusement, je ne le sais pas. Dans beaucoup de cas, les chuchoteurs ont un ou plusieurs ancêtres qui possédaient eux-mêmes ce don. Mais pas toujours.

— Oh. Je vois…

La déception dut se lire sur mon visage, car monsieur Arcane changea de sujet, pour essayer de chasser ma tristesse :

— Vous devez avoir tout un tas d’autres questions à me poser, alors n’hésitez pas ! C’est le bon moment.

Saisissant cette opportunité, je secouai la tête pour éradiquer mes idées noires et accrochai un sourire sur mes lèvres pour faire bonne figure.

— Je n’ai jamais été certaine de l’existence des chuchoteurs, articulai-je avec lenteur, sont-ils une sorte de guilde secrète ? Mis à part vous, je n’en ai jamais rencontré un seul dans la Montagne, je trouve cela surprenant…

Alphonse sourit à son tour, amusé par ma curiosité.

— Il n’y a là aucun secret, cependant, il est vrai que la plupart des chuchoteurs sont à présent extrêmement discrets. Certains dons sont convoités, et leurs possesseurs préfèrent travailler dans l’ombre pour leur sécurité et leur tranquillité. Encore plus maintenant que le don de chuchotement est devenu rare… Autrefois, les chuchoteurs étaient nombreux et vous en auriez déjà rencontré plus d’un, probablement fiers de vous parler d’eux-mêmes ! Aujourd’hui, nous ne sommes plus qu’une poignée dans notre Royaume.

— Qu’est-il arrivé ?

— On entend toutes sortes d’histoires… Pour ma part, je crois qu’il est important de prendre soin d’un tel don. Or les hommes ont été orgueilleux et prétentieux. En prétextant que seuls les hommes de haute naissance pouvaient posséder ce don, je crains qu’ils nous aient fait perdre à jamais la générosité des dieux, expliqua-t-il, le doigt pointé vers le ciel. Les animaux se sont, eux aussi, probablement détournés des hommes, refusant de leur offrir ce qu’ils avaient de plus précieux pour le voir piétiné et traité avec si peu de sagesse.

— C’est affreux…

— C’est pourquoi il est important que les hommes de basse naissance, ainsi que les femmes puissent développer leur don. Ce sont des personnes telles que vous qui ont le pouvoir de rendre leur grandeur aux chuchoteurs et non pas tous ces hommes qui ne vivent que pour le pouvoir ! Je me bats pour cela… souffla-t-il.

— Je n’avais jamais entendu parler de chuchoteuses. Jamais. Jusqu’à hier.

— Ceux qui disent que les liens familiaux sont à l’origine du don de chuchotement sont les mêmes qui pensent que seuls les hommes de haute naissance peuvent être détenteurs de ce don. Notre don. Ce sont eux aussi qui refusent de croire en l’existence des chuchoteuses.

— Pourquoi n’êtes-vous pas de ceux-là ?

Le chuchoteur posa ses yeux teintés de tristesse sur ma personne. Il observa l’ovale de mon visage, et je sentis son regard s’attarder un temps sur ma cicatrice. Sa voix se fit lointaine, détachée, comme s’il se parlait à lui-même :

— Comment pourrais-je y croire alors que je vous ai sous les yeux ?

Dans les pupilles d’Alphonse brillait une profonde amertume, qui fit frémir mon cœur. Avais-je le pouvoir de l’aider comme il semblait le penser ? Voulant à mon tour effacer le masque de tristesse qu’avait revêtu le visage du chuchoteur, j’entrepris de changer de sujet :

— Y a-t-il encore d’autres chuchoteurs que vous dans la Montagne ? D’autres que je pourrais rencontrer ?

— Ma personne ne vous suffit donc pas ?

Mes joues s’embrasèrent.

— Ce n’est pas ce que je voulais insinuer, répondis-je prestement. Je m’interroge quant au rôle des chuchoteurs. Qu’attendons-nous d’eux ?

— Voilà une excellente question ! Les chuchoteurs mettent leur savoir à disposition du Royaume. Leur rôle est bien évidemment défini par le don de leur animal totem. Certains deviendront des soldats quand d’autres, comme Maurice, le fauconnier de la Tour aux Oiseaux, aideront au bon fonctionnement du Royaume ! Pour certains…

— La Tour aux Oiseaux ? questionnai-je, les yeux grands ouverts.

— N’avez-vous jamais envoyé de courrier ? m’interrogea le chuchoteur, avant de s’empourprer en comprenant sa maladresse.

— Non. Je… Je n’ai personne avec qui correspondre.

— La Tour aux Oiseaux est l’endroit où est trié, puis acheminé le courrier vers la Montagne et dans le reste du pays. Si je puis me permettre quelques bavardages, je dirai d’ailleurs que le chuchoteur qui y vit est devenu bien moins condescendant depuis ces dernières années. La solitude de son travail lui aura au moins apporté cela à défaut de l’avoir privé de son esprit !

Alphonse se laissa aller à un petit rire moqueur avant de toussoter, et de retrouver un peu de tenue :

— Mais comme je vous le disais : pour certains leur trouver une place est plus complexe… Comme pour monsieur Velamille, dont l’oiseau possède le don singulier de créer des objets fort particuliers ! Il détient un commerce dans la Cité Rocheuse et vient en aide au Royaume lorsque cela est nécessaire.

— Mon rôle sera donc défini par le pouvoir de Shangaï ? Mais, je ne le connais pas… Son pouvoir, expliquai-je après qu’Alphonse acquiesça.

— J’ai déjà ma petite idée sur la question… Cependant, c’est à vous de le découvrir, répondit le chuchoteur avec fermeté.

— Kira possède-t-elle un autre don que celui de trouver les jeunes chuchoteurs ?

— Un chuchoteur ne doit pas révéler tous ses secrets, répliqua-t-il avec un clin d’œil.

Amusée et quelque peu perplexe, j’observai Shangaï brouter un instant. Les fantômes de mon passé, qui n’étaient jamais bien loin, vinrent à nouveau me faire rougir les oreilles.

— Existe-t-il des chuchoteurs qui auraient le pouvoir de…

— D’apporter une réponse à la question qui vous ronge ?

Les yeux fuyants, j’aurais voulu échapper au regard du chuchoteur. J’avais cette désagréable sensation qu’il devinait chacune de mes pensées.

Alphonse porta son attention au loin, et resserra son manteau blanc sur ses épaules, le visage concentré.

— J’ai côtoyé un chuchoteur autrefois… Il se faisait surnommer Le Généalogiste. Je n’ai pas eu connaissance de son don dans le détail, mais son appellation en dit bien assez.

Une lueur d’espoir chatouilla mon ventre.

— Cela fait de nombreuses années que je ne l’ai pas croisé. Je ne saurai même pas dire si cet homme est encore en vie aujourd’hui… Quand un chuchoteur meurt, son animal totem ne tarde jamais à le rejoindre, emportant leur don dans la tombe, glissa-t-il dans la conversation. Dans tous les cas, la nature de ce chuchoteur n’a jamais été d’aider son prochain, et je crains qu’il ne vous aurait pas été d’un grand secours.

~

Le soleil commençait à décliner dans le ciel quand, après de longues conversations, nous reprîmes la direction de la Montagne. J’allai ramasser l’harnachement de Shangaï lorsqu’Alphonse stoppa mon geste.

— Vous n’avez plus besoin de ceci. Laissez-les, m’ordonna-t-il. Retenez bien que Shangaï n’est pas un cheval comme un autre. Vous devez le respecter comme une personne.

— Mais… Je ne saurais le contrôler sans une bride ! Nous avons bien vu ce que cela a donné plus tôt, osai-je protester.

Écartant son manteau d’un geste vif, monsieur Arcane défit sa boucle de ceinture et je détournais le regard. Soudain, une large lanière de cuir tanné se mit à se balancer de droite à gauche devant mes yeux.

— Vous n’aurez qu’à vous servir de ceci en attendant ! Ce sera toujours mieux que tous ces artifices, articula le chuchoteur, le menton pointé vers mon matériel. Il vous suffira de lui passer autour de l’encolure, cela vous aidera à vous faire comprendre si besoin. Dans de lointains pays certains cavaliers ne montent qu’avec cela, m’encouragea-t-il.

Intimidée par sa voix grave, j’abandonnai derrière moi tout ce que je connaissais de l’équitation, et saisis la ceinture d’un air incertain.

Notre marche reprit, et une sensation de légèreté nouvelle m’envahit. Mon étalon allait calmement à mes côtés, tandis que je posai une main sur son épaule et continuai ma route. Notre route vers un avenir nouveau !

Ce fut arrivé au pied de la Montagne, au moment de quitter le chuchoteur, qu’une dernière question me vint :

— Quand débutera mon apprentissage ?

— Il vous faudra patienter trente-trois jours avant que ne débute l’apprentissage des nouveaux chuchoteurs, répondit-il alors qu’il s’éloignait déjà. Je dois tout d’abord parler de votre cas au Roi, jeune fille. Et d’ici là, tâchez de ne pas vous faire remarquer, articula-t-il sans se retourner, levant une main en l’air pour me dire au revoir.

Absorbée dans la contemplation du chuchoteur qui s’éloignait, Kira juchée sur son épaule, je réalisai une chose : trente-trois jours c’était le temps dont je disposais pour en apprendre plus sur le Généalogiste, et espérer pouvoir l’interroger s’il était encore en vie. Trente-trois jours pour découvrir qui j’étais… Après cela il me faudrait dire au revoir à cette montagne et devenir une chuchoteuse !

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