Recroquevillée dans un coin de la pièce, je ne pouvais contrôler mes larmes.
— Cessez de pleurer ! vociféra-t-elle.
D’une main ferme, la mante religieuse attrapa mon poignet, et me traîna jusque sur le tapis. Le seau métallique, déjà renversé, se cogna avec force contre mes côtes et me coupa la respiration. Sur ma petite robe la suie éparpillée laissait de longues salissures noires.
— Regardez dans quel état vous avez mis mon tapis ! Vous n’êtes même pas bonne à faire le ménage, continuait de crier la Reine. À quoi bon vous enseigner les mathématiques, alors que vous ne savez rien faire de vos dix doigts !
— Il était trop lourd et m’a échappé des mains, tentai-je d’expliquer entre deux sanglots.
Au centre du tapis, la reine Odile me mit debout et fit pivoter sa bague de pierre sur son annulaire, sans que je ne comprenne ce qui m’attendait. Le morceau de roche, froid et tranchant, ouvrit ma joue juvénile, éclaboussant la robe de la mante religieuse de mon sang. Sous l’effet du coup, je m’écroulai dans la cendre dispersée dans l’étoffe de l’épais tapis, alors que mes cordes vocales vibraient de ma douleur et de mes larmes.
Le regard brouillé, je vis des bottes claquer la roche et entrer dans la chambre.
— Pourquoi donc traumatisez-vous cette enfant ? questionna le Roi.
— Cette petite peste aura raison de mes nerfs !
Je profitais de cette interruption et pris mes jambes à mon cou. Perdu et effrayée, je courus à corps perdu dans les entrailles du Cœur de la Montagne, et finis par me cacher là où personne ne pourrait me trouver.
Une voix enfantine me fit sortir de ma torpeur.
— Qui es-tu ? Et que fais-tu ici ? demanda un garçon au visage rond et aux cheveux roux.
Essuyant ma joue de mes larmes et de mon sang, je le regardais de mes yeux égarés.
— Où suis-je ?
— J’t’ai posé une question… Peu importe !
Mal assurée, je me hissai sur mes pieds, et toisai le garçon déjà bien plus grand que moi.
— Je m’appelle Alaric ! J’ai dix ans et j’suis apprenti écuyer. Et toi ?
— Les inconnus ne doivent pas se tutoyer.
— M’en fiche ! Quand tu m’auras dit qui tu es on sera plus des inconnus.
Je l’observai un instant, réfléchissant au sens de ses propos.
— Sybil. Enchantée, répondis-je finalement en lui tendant la main comme le faisaient les adultes. J’ai sept ans et je suis… La dame de compagnie de la princesse Adélaïde.
— Les dames de compagnie n’ont rien à faire dans les écuries… rétorqua-t-il avant de me serrer la main avec hésitation. C’est quoi sur ta joue ?
— Ce n’est rien, m’exclamai-je alors que mes pommettes s’embrasèrent.
Alaric haussa les épaules.
— Comme tu voudras… Viens, je vais te faire visiter.
Le cou crispé, je suivis le garçon qui sautait au lieu de marcher. L’endroit était aussi grand qu’une cathédrale. Je me tins un moment immobile au pied d’une imposante sculpture, l’œil inquiet, quand dans mon dos un souffle chaud balaya mes cheveux. Mon petit cœur rata un battement lorsque je découvris l’animal qui me surplombait de toute sa hauteur. Son pelage était d’une pureté de neige. Ses grands naseaux noirs aussi brillants et lisses que du ruban. Dans ses yeux à la couleur du chocolat se reflétait toute la tendresse de notre monde.
— Elle s’appelle Calme, expliqua l’apprenti écuyer. Elle a un bébé dans son ventre. Viens voir, m’invita-t-il en ouvrant la porte du box.
Je le suivis sur la pointe des pieds, alors que la paille craquait sur mon passage. L’abdomen de la jument me sembla aussi rond que le cadran de la grande horloge, qui battait la mesure dans la Salle des Leçons.
— Viens sentir, Sybil !
Curieuse, j’évitai un crottin et m’approchai, avant de poser ma main juste à côté de celle du garçon d’écurie. Résonna alors dans le creux de ma paume un unique coup sec. Sa vibration courue le long de mon échine, parcourant mon corps de plaisir.
— Il t’a dit bonjour, s’extasia Alaric.
« Ma maman posait-elle sa main sur son ventre pour me sentir grandir ? » me questionna ma conscience.
— Je dois rentrer, annonçais-je subitement.
— Déjà ? Tu r’viendras me voir, n’est-ce pas ?
— J’essayerai ! répondis-je avant de m’éloigner, mon minuscule poing plaqué contre mon cœur.
L’hiver s’étira avec lenteur. Sous mon œil ma cicatrice se creusa davantage, vestiges de coups répétés. Depuis l’esplanade des écuries, mon regard de petite fille contemplait la neige fondre et les arbres se recouvrir de feuilles et de fleurs. Rapidement, le parfum de ces dernières imprégna l’air tandis que les oiseaux se mirent à confectionner leurs nids, et faire entendre leurs mélodies printanières.
— Sybil ! appela Alaric derrière moi.
— Bonjour ! Le printemps est bel et bien arrivé, c’est un délice, répondis-je en me précipitant vers lui. Que se passe-t-il ? Pourquoi fais-tu cette tête ?
Le garçon observa ses chaussures.
— Il est arrivé quelqu’chose…
— Calme se porte-t-elle bien ? demandais-je, mon petit poing serré.
Sans lever les yeux, l’apprenti écuyer fit « non » de la tête. Incapable d’attendre une explication, je me précipitai dans le box spacieux de poulinage. Le corps sans vie de la belle jument blanche gisait là, à même la paille devenue rouge. Les lèvres détendues et les yeux clos, comme si elle dormait. Ses naseaux noirs privés de souffle.
— Non… Ce n’est pas…
Je m’agenouillai à côté d’elle pour caresser une ultime fois son pelage de neige, quand mon regard baigné de larmes rencontra deux yeux d’ébène. Le petit poulain couleur nuit de la tête aux sabots, le poil fripé d’humidité, était acculé au fond du box.
— Il n’a pas pu téter et refuse d’être approché, expliqua la voix d’Alaric quand il avait posé sa main sur mon épaule. Arthur ne veut déjà plus en entendre parler…
— Il faut faire quelque chose ! affirmai-je, en levant mon regard sur mon ami. Donne-moi ce qu’il faut, je vais m’en charger.
À genoux dans la paille rougie, je m’approchai sans faire attention au sang qui imbibait ma robe de satin, et serrai la panse de brebis débordante de lait. Le petit être face à moi ne contrôlait pas ses tremblements, toujours tétanisé dans un coin du box. À deux pas de lui, je respirai son odeur et reconnus la peur qui habitait ses yeux. Le plus délicatement du monde, je laissais mon bras se déplier et tendis mes fins doigts vers lui. Avec douceur, ma main, qui l’avait sentie battre dans le ventre de sa mère, vint toucher son pelage sombre pour la toute première fois.
Dans un sursaut, j’ouvris les yeux, ma tête sur un coussin d’herbes hautes. Ma paume droite vibrer toujours de ses petits battements de cœur affolés. Mon regard rencontra celui de mon étalon, sa robe devenue d’argent. La main encore palpitante, je la levai vers lui. Shangaï vint y lover ses naseaux, la réchauffant de son souffle. Ses deux grands yeux noirs ne m’avaient jamais semblé aussi profonds.
— J’avais oublié à quel point tu étais minuscule… Le petit poulain rachitique a laissé place au plus somptueux des chevaux. Tu as enchaîné mon cœur Shangaï, mais cela, tu ne peux pas t’en souvenir, murmurai-je.
Une paire de bottes se campa de chaque côté de ma tête, et le visage de monsieur Arcane apparut au-dessus de moi.
— On revient à soi ?
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D'ailleurs j'ai un peu oublié mais Shangaï est un mâle ou une femelle ?
et quelle peste cette reine ! ça me donne envie de la jeter en prison lol xD comment Adélaïde peut faire pour être sa fille ? Elles n'ont tellement rien en commun.
c'est toujours un plaisir de te lire même si je suis quasiment en retard x)
J'aime énormement ce chapitre je dois bien l'avouer !
Shangaï est un très fière étalon ;)
Concernant Adélaïde et la Reine, on ne ressemble pas toujours à ses parents ^^
Ne t'inquiète pas moi aussi je suis très très en retard sur mes lecture PA... Je vais me replonger dedans dés que possible mais ma vie en ce moment est très mouvementé !
Très beau ce chapitre souvenir, on comprend assez rapidement que c'en est un. C'est mignon, triste, poignant, touchant. J'aime ces chapitres où l'on passe d'une émotion à une autre, c'est très vivant.
Ce chapitre n'existait pas dans la version précédente et je ne regrette pas de l'avoir intégré, je l'aime moi-même beaucoup et ton commentaire me conforte dans mon idée :)
Merci
quelques coquilles une fois de plus.
Et sympa aussi le retour au présent à la fin du chapitre !
Pour les coquilles, je finirai bien par les vaincre x)