Chapitre 7 : Les joies d'internet

Je me sens profondément désolée et redevable envers Edouard. Je dois aussi avouer qu’il m’intrigue de plus en plus. Pour gober tout ce que je lui raconte, il doit avoir coupé les ponts de manière brutale avec sa famille. Et comment peut-on ne pas réussir à retrouver des personnes dont on connait le nom, l’adresse, la date de naissance, …? Je constate qu’il ne m’a jamais dit avoir cherché son père, ni demandé de ses nouvelles. Serait-il responsable de la fugue d’Edouard, il y a 11 ans, à tel point que ce dernier ne veuille même pas entendre parler de lui ? Je vais devoir amener subtilement Edouard à me dire quelque mot sur son père, si je ne veux pas faire la plus grosse gaffe de tout l’univers. Je suis parfaitement capable de balancer comme une cruche : « J’ai eu papa au téléphone hier, il m’a dit être content qu’on t’ait retrouvé ». Mais imaginez qu’il soit mort, ou pire : muet !

Je veux l’aider à retrouver ceux, enfin surtout celles qui lui sont chères. Je pense de nouveau à Rémi, mon ami du collège devenu médecin légiste, qui connait sans doute tous les enquêteurs de la région. Il a toujours eu un faible pour moi ; espérons qu’il ne soit pas marié et que mon charme lui fera plus d’effet qu’à Franck. Toutefois, avant de sortir ma carte Détective-Rémi, je dois en apprendre plus sur la famille de mon nouveau frère. Ça tombe bien, je suis en repos aujourd’hui, je vais avoir toute la journée pour le cuisiner, sans mauvais jeu de mot.

J’appelle Edouard en milieu de matinée, au bout de sept « bip » je sens mon cœur s’accélérer. Je vais pour la première fois tomber sur sa messagerie qui me livrera gentiment le nom de famille de mon frère : « Bonjour, vous êtes bien sur le répondeur d’Edouard Legrand, merci de me laisser un message, je vous rappellerais dès que possible ». A la douzième sonnerie, tout espoir s’envole : il n’a pas de messagerie, ça sonne dans le vide… Mais cela m’apprend au moins une chose : il travaille le matin.

A peine raccroché, mon téléphone se met à vibrer. « Assiette d’Or » s’affiche à l’écran. Un sourire étire mes lèvres tandis qu’une boule nait dans mon ventre. Si c’est Franck qui m’appelle, est-ce pour m’avouer ce qu’il n’a pas réussi à me dire hier au restaurant ?

- Allo, dis-je simplement.

- Salut Fifi (yes, c’est bien sa voix !) je suis sincèrement désolé de te déranger pendant ta journée de congés, mais je voudrais te parler de quelque chose de personnel et le téléphone me semble le plus pratique… pour plusieurs raisons.

- Ne t’inquiète pas, tu ne me déranges jamais. Je t’écoute.

Un silence s’installe puis je l’entends inspirer.

- Tu te souviens du coup de main que tu as gentiment accepté de me rendre ?

Et comment !!!

- Oui bien entendu, j’essaye de répondre de manière décontractée, pourquoi ? tu n’as plus besoin de mes services finalement ? Madame Garoche, enfin… ta mère a renoncé ?

- Oula non, bien au contraire !

- Ah…

- Du coup j’ai décidé de lui clouer le bec une bonne fois pour toute, mais je crains que tu ne doives participer.

- Participer ? je m’étonne en montant dans les aigus. (Ca y est… le perroquet s’est réveillé !)

- Physiquement, je veux dire.

- Physiquement !?

Cette fois, je ne répète pas simplement dans le but de redonner la parole à mon interlocuteur, mais parce que cette demande est des plus inattendues.

- Je me suis mal exprimé. Pardon Fifi, je suis un peu nerveux… Je veux dire que tu vas devoir te montrer. Être là.

- Comment ça ?

- J’ai bien peur que me contenter de parler de toi à ma mère ne suffise pas, elle est coriace tu sais. Hier soir, elle m’a tenu la jambe trente minutes au téléphone et m’a posé toutes sortes de questions grotesques, persuadée que je n’étais pas, je cite : « complètement honnête avec elle ».

Je me contente de rire.  Il poursuit :

- Dans un sens, elle n’a pas tout à faire tort, je lui mentais.

- Et du coup ? Pourquoi as-tu besoin de moi ?

- Elle a fini par remporter la partie, lâche-t-il.

- Elle a découvert le pot aux roses ?

- J’en sais fichtrement rien. Par contre elle m’a fortement incité à t’amener avec moi à un repas qu’organisent des amis de la famille, afin que vous vous rencontriez. En gros, elle veut que je lui prouve que tu existes.

- Oui, je vois… (encore une fois, je tente de la jouer décontract)

Aaaahhh !! Mais c’est la meilleure nouvelle que j’aie jamais entendue ! Je vais parader à une soirée chic dans une belle robe de cocktail, au bras de Franck. LE Franck, celui dont je rêve secrètement depuis deux longues années. Vous avez déjà vu Pretty Woman ? Moi oui, des dizaines de fois ! Non pas que je me considère comme une… bref.

- Ce n’est pas ce weekend mais le prochain : samedi soir. Tu serais là ? Mais plus important encore : tu serais prête à faire une telle chose ?

- Je te l’ai déjà dit Franck, je veux bien t’aider mais ce qui m’embête c’est que le samedi en question, j’ai un dîner en tête à tête de prévu, … avec Joe !

Il ne rit pas à ma blague et je n’entends même pas non plus le plissement de ses lèvres, signifiant qu’il a souri.

- Ah… répond Franck après de longues secondes.

- Ne t’inquiète pas, je le rassure, on se voit déjà tous les jours, Joe ne m’en voudra pas d’annuler notre dîner.

- Jo … souffle-t-il.

- Oui, Joe, mon…

- Je sais qui c’est, merci, coupe-t-il sèchement. Bon. C’est parfait si tu es libre, je m’arrangerai pour que tu sois de repos ce soir-là. On partira en fin d’après-midi, destination Rouen. Tu n’as pas à te soucier des frais, je prendrai évidemment tout à ma charge : transport, hébergement, repas. Je te laisse, j’entends des bruits bizarres en bas, je vais aller voir ce qu’il se passe. Merci Fifi, à demain.

- A dem…

Il a déjà raccroché. Cette fin de conversation et son brusque changement d’humeur n’ont aucun sens. Qu’ai-je dit qui lui ait déplu ? J’ai accepté toutes ses conditions sans en imposer aucune.

Son intonation sévère me sort vite de la tête, laissant place à une euphorie démesurée. Je ne peux m’empêcher d’éclater de rire (les nerfs, de toute évidence) en m’imaginant à un repas de famille, collée à mon patron. Pour paraitre crédible, nous allons devoir nous échanger des regards complices, de francs sourires, voire… des caresses naturellement distraites ? Mon rythme cardiaque double à cette simple pensée. Je me laisse tomber sur mon lit et agite les jambes en l’air, tel un enfant qui vient d’apprendre que son instituteur était absent vendredi prochain.

Prise d’un élan de folie, je retourne tous mes tiroirs afin de ressortir mes sous-vêtements d’ado que je réservais aux soirées « boite de nuit », ma trousse de maquillage qui prend la poussière depuis le dernier anniversaire de mariage de mes parents, mon parfum le plus fruité, des talons aiguillent si hauts qu’une athlète pourrait mettre fin à sa carrière rien qu’en s’imaginant dessus, et un bustier dans lequel je ne dois plus rentrer depuis que je suis chef pâtissière. Parfait, je songe naïvement, il ne me manque plus que LA robe !

A défaut de pouvoir demander conseil à une sœur ou une meilleure amie, j’interroge mon fidèle moteur de recherche : « comment s’habiller pour une première rencontre avec la belle-famille ? ». Je navigue sur internet, mais ne trouve pas spécialement de réponse appropriée à mon cas. Je finis par tomber sur un forum qui me parait très actif, je m’inscris sous un pseudo bidon et explique mon cas : Bonjour à toutes, le weekend prochain j’ai été invitée par les parents de mon copain, à une sorte de repas « chic » (enfin je crois) avec de la famille et des amis. Comment dois-je m’habiller pour faire bonne impression ? Merci pour vos conseils. Très vite, je reçois des réponses, toutes plus délirantes (ou grossières) les unes que les autres. Elles ne solutionnent en rien mon dilemme.

Salut, petit conseil : ne rencontre pas pour la première fois tes beaux-parents lors d’un repas de famille.

Coucou Chou-A-La-Crème. Evite le rouge, c’est réservé aux p****

Choisis quelque chose de légèrement osé, ça montrera que tu as une forte personnalité et ils te respecteront à vie !!!!! Fais-moi confiance, et reviens me dire si ça a marché ?

Bonjour Madame Chou. Ce n’est pas l’habit qui fait le moine. Cordialement.

Heu… Un tailleur noir qui cache tes formes, inutile que tous ses frères et cousins te reluquent !

Alors que je désespère de trouver la réponse sur la toile, deux réponses apparaissent à l’écran. Et sont cette fois-ci plus pertinentes.

Salut. Si c’est dehors, dans quel coin de France habites-tu ? Pense à regarder la météo, en mai ça n’est pas toujours gagné…

Bonjour Chou à la crème (j’aime bien votre pseudo !) Quel budget avez-vous ? La réception se passera-t-elle dedans ou dehors ?

Très bonne question. Je m’aperçois que je n’ai pas non plus demandé à Franck si c’était le midi ou le soir. Faut dire qu’il a raccroché tellement vite… Quant au budget, cela ne devrait pas poser problème, ma dernière session shopping remonte à des mois, mon compte en banque peut bien céder à un tout petit caprice de rien du tout, non ?

D’un coup, je constate que je fixe le vide depuis une dizaine de minutes déjà, en me posant des milliers de questions idiotes. D’une nature plutôt directe et pragmatique, je déteste être dans cet état d’esprit que je pourrais qualifier de « grelucherie pré-pubère ». Aïe, mon égo ! Je choisis donc d’opter pour la solution Fifi : on fonce, on avisera ensuite.

Je ferme mon ordinateur portable, attrape une veste, mon sac à mains, et dévale les marches. Joe somnole devant un documentaire sur les mammifères des eaux profondes. Qui y résisterait, franchement ? Je ne préfère pas le déranger et lui laisse un petit mot « Je vais en ville faire une course, je serai là pour 12h30 maxi. Bises ++ »

Chaque « + » correspond à un bisou par membre de la famille, c’est une invention de ma mère. Toute mon enfance j’avais la manie (l’obligation) de laisser un mot dès que je sortais et donc un bisou pour chacun de mes parents. Les habitudes ont la vie dure…

Arrivée en centre-ville de Mantes-la-Jolie, je tourne dix bonnes minutes en voiture avant de trouver une place de stationnement gratuit. Je passe deux fois devant des gendarmes en train de laisser un souvenir à des automobilistes bien téméraires, et trois fois devant un clochard qui termine sa nuit dans une cabine téléphonique. La troisième fois, j’hésite à ouvrir ma fenêtre pour le prévenir que les flics ne sont pas loin, mais me ravise finalement : chacun ses soucis ! Je finis par trouver une place gratuite pas très loin d’une ruelle bordée de petites boutiques. Idéal pour dénicher la perle rare.

A peine quarante minutes plus tard, je ressors d’un magasin avec :

  • La certitude que le vendeur ne joue pas dans la même cour que moi.
  • Un pantalon en lin plutôt chic (c’est possible !), une chemisette mauve, dont les manches et le col sont joliment mis en valeur par de la dentelle beige, une veste de tailleur, et une paire de mocassin à franges blanc cassé.
  • Une robe bleu clair cintrée, qui tombe jusqu’aux genoux, et un gilet noir en laine (je déteste, ça gratte !) dont les boutons sont de superbe petits nœuds-papillon. Un collier ébène qui suit parfaitement les courbes du col rond de la robe et une paire de sandales.
  • 285 € de moins sur mon compte bancaire.
  • La certitude que le vendeur n’a pas volé son diplôme de commercial !
  • Le sourire jusqu’aux oreilles (d’ailleurs j’ai oublié de préciser qu’avec la première tenue j’ai aussi acheté une paire de boucles d’oreilles prune).

Je suis prête à affronter la famille de Franck, quel que soit l’emplacement du repas, que ce soit un déjeuner ou un diner, qu’il fasse grand soleil ou que ce soit le déluge.

Peu importe la froideur avec laquelle Franck s’adresse parfois à moi et ses pitoyables qualités relationnelles, je ferai tout pour prouver aux parents de mon patron que je suis éperdument amoureuse de leur fils. Espérons que ce dernier le remarque également. 

De retour à la maison, je ne peux éviter les questions de Joe au sujet des quatre sacs qui pendent à mon bras. Il jardine dans le minuscule potager qui borde l’allée d’accès à notre résidence. J’hésite à lui parler de mon rendez-vous avec la famille de mon faux-petit-ami. Ce qu’il m’arrive est surréaliste, j’ai besoin de tout raconter à quelqu’un, afin de m’assurer que je ne rêve pas. Il faut que j’entende de la bouche d’un proche « ce que Franck te demande est tout à fait normal, tu ne délires pas Fifi ». Mais, alors que je m’apprête à ouvrir la bouche, je réalise que Joe n’est sans doute pas le mieux placé pour me donner des conseils sentimentaux modernes. Je dépose mes emplettes dans l’entrée et grimpe jusqu’à ma chambre, où je compose pour la seconde fois de la journée le numéro d’Edouard. Et à mon plus grand soulagement, cette fois, il décroche.

- Salut sœurette !

- Bonjour Edouard, je t’ai appelé dans la matinée, tu n’as pas décroché, j’espère que je ne t’ai pas réveillé ?

- Non, pas d’inquiétude, je bossais, tu sais les petits boulots …

Je lui raconte les dernières aventures « Fifi et Franck », dont il se délecte, j’en suis persuadée. Il me pose des questions, me taquine, mais surtout me rassure. Edouard a cette capacité à me donner toute la confiance et la force dont je peux manquer lorsqu’il s’agit de Franck. Grâce à lui, j’ai le sentiment que tout est possible. Que ma vie peut basculer de la routine au conte de fée du jour au lendemain. Et finalement, en éternelle égoïste, j’oublie de lui parler de sa famille, de ses origines …

L’après-midi passe à une vitesse folle. Je jardine un peu dans le potager (cela signifie me transformer en assistance de mon grand-père : lui apporter une bière fraiche, porter le sac d’engrais, ranger les outils dans la cave, et j’en passe) puis nous allons faire un tour dans les champs, avant de terminer la journée autour d’un verre de cidre et d’une part de brioche de Nanterre, sur le balcon. Joe ne m’a pas reparlé de mes achats (compulsifs ?) et je n’ai pas fait mention de mon arrangement avec Franck. Même si mon grand-père a envie de me voir de nouveau heureuse en amour, je sais qu’il n’approuverait surement pas le jeu dangereux dans lequel je me suis lancée. Je préfère donc ne rien dire plutôt que raconter qu’une seule partie de l’histoire et mentir par omission. Je considère avoir largement atteint mon quota de mensonges ces derniers jours. Je n’en suis d’ailleurs pas forcément très fière.

 

X X X

 

Franck fait les cent pas devant la boulangerie de son quartier. Qu’est-ce qui pourrait bien calmer ses nerfs : un éclair au café, des chouquettes fourrées à la praline, une tarte aux myrtilles ou un simple cookie ? 

La journée a été longue, très longue, le moral de Franck est au plus bas. Le matin même, Fifi lui a avoué, sans aucune gêne, qu’elle avait un rencard avec Joaquim ! Son Joaquim. Il avait déjà remarqué que la chef pâtissière et son apprenti étaient proches mais au point d'imaginer que… ? NON !

Les images qui s’imposent dans son esprit, depuis sa conversation avec Fifi, l’agacent au plus haut point. Cette jalousie n’a pas de sens : Fifi est une femme qu’il admire et elle mérite d’être heureuse. Même si ce doit être au détriment de ses propres désirs.

Il se fait la promesse de ne pas aborder le sujet Joaquim pendant leur prochain week-end en « amoureux ».

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Aliceetlescrayons
Posté le 15/04/2020
Ah! Je meurs de rire! :D
La chute du chapitre est géniale! Je me demandais pourquoi Franck était devenu aussi ronchon à la fin du coup de fil... Il craque pour Jo... aquim.
Sinon, je n'ai pas grand-chose à dire sur ce chapitre ^^ Il est fluide.
Samy
Posté le 22/03/2020
J'aime beaucoup le fait que tu mettes à la fin les pensées de Franck, c'est pas mal comme idée !
Vivement que Fifi rencontre Édouard en vrai. Est-ce que Joe (le papy), va lui mentir lui aussi ? Lol !
Sinon j'ai relevé :
connait => connaît
Allo => Allô
paraitre => paraître
fraiche => fraîche
surement => sûrement
weekend => week-end
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