La nuit précédant le départ, les rêves de Yana la conduisirent dans la pénombre du camp des Singes, autour d’un feu qui réunissait la communauté, tout comme les Jorsel le soir. Tout le monde était tourné vers le Chaman, un homme assez âgé, aux mains couvertes de dessins. Celui-ci frotta ses paumes l’une contre l’autre, tout doucement, selon un rythme régulier, et les Singes l’imitèrent. :
— C’était au temps où la forêt nous abritait. Nous vivions avec elle. Nous connaissions la forêt et la forêt nous connaissait.
Il parlait d’une voix haut perchée, moins sourde que la voix de la Mère ou des autres Jorsel. Il poursuivit :
— Elle répondait au battement de nos pas, faisait bruisser ses feuilles et craquer les écorces.
— Là où nous vivions « avant » ? demanda prudemment Arok, blotti contre sa mère et grisé de se trouver parmi les adultes réunis autour du feu.
— Non, c’était bien avant cela, lui répondit sa mère en chuchotant.
Le Chaman reprit doucement :
— Nous ne savions pas encore que nous devions trouver une terre où vivre. Il n’y avait qu’une terre, Et nous marchions de camp en camp.
— Pourquoi marchions-nous autant ? Arok interrogeait discrètement sa mère, mais le Chaman ajouta :
— Si on vit longtemps dans un endroit, on finit par ne plus connaître que nous-mêmes, ce que nous sommes, les nôtres et les éléments familiers qui sont autour de nous. Et nous nous réduisons. Nous nous replions sur nous-mêmes et devenons les occupants d’un lieu muet, que nous épuisons sans savoir quand il faut cesser de prendre.
Nos pas nous portaient ailleurs pour en connaître le plus possible, car la terre n’est pas vide autour de nous. Les tribus ont été réparties sur toute son étendue, chacune possède quelque chose que nous ignorons.
— En a-t-on déjà rencontré, des tribus ? Arok n’avait jamais autant posé de questions à la veillée, il rougit, mais personne ne s’en aperçut, car la lumière des flammes rougissait tous les visages. Sa mère lui répondit sur le même ton.
— Oui, il y a longtemps.
— Ont-elles disparu ?
Cette fois tout le monde entendit et se tourna vers le jeune garçon. Arok rentra sa tête dans son cou, mais il était toujours visible. Le Chaman sourit et reprit :
— Aujourd’hui nous ne pouvons plus nous déplacer autant, il nous faut plus de temps à rester en un lieu, les préparatifs du voyage sont plus lourds. Nos enfants jeunes doivent grandir quelques étés avant de pouvoir suivre les pas des adultes. Mais nous ne renonçons pas au désir de rencontrer d’autres humains. Le moment est venu de reprendre notre route.
Le rêve que faisait Yana lui semblait réel, elle ne l’avait pas sollicité, mais il ne pouvait que l’être. Elle soupçonna Arok d’avoir lié son esprit dans son sommeil, par la force des liens qu’il avait déjà partagés avec elle. Il lui sembla en même temps si familier qu’elle perdit peu à peu conscience au cours de la veillée et se rendormit.
***
Les Jorsel fixèrent les paquets sur les barques, sept au total finalement, placèrent les enfants bien au milieu en leur recommandant de ne pas bouger tandis qu’une personne aux deux extrémités de chacune maintenait l’embarcation fixe. Puis on demanda à l’Aïeule de venir et se placer dans une alcôve arrondie, tissée de branchages légers qui la protégerait de tout côté, dans la troisième barque. Elle jetait des regards durs sur les barques et se resserrait nerveusement dans une couverture quoique les températures fussent clémentes. Son port de tête indiquait néanmoins qu’elle entendait dominer la situation. On avait aménagé une rampe pour lui permettre de s’installer sur la barque instable en toute dignité. Ses pas hésitants mettaient à rude épreuve les deux Jorsel qui, aux extrémités, maintenaient l’embarcation droite. Néanmoins, une fois assise, elle reprit très vite sa raideur hiératique habituelle.
— Tout va bien, affirma-t-elle tandis qu’on ramenait au-dessus de sa tête la coque tressée.
L’équipage novice prit le départ sans accélérer, laissant les barques glisser sur le fleuve, mais c’était déjà trop vite pour certains Jorsel qui poussèrent de petits cris et récitèrent une prière de protection. Les Jorsel sur l’eau se sentaient hors de leur élément, privés du couvert de la canopée de la forêt, exposée, coincés dans un espace exigu et flottant. Ils retenaient leur respiration, évitant même de regarder autour d’eux de peur de faire pencher l’embarcation, puisque le moindre mouvement se répercutait sur l’ensemble.
Les premières heures furent pénibles, incontestablement. La plupart juraient — à part eux — que c’était l’expérience la plus détestable de leur vie. Yana n’était pas non plus confiante sur ce sol instable. Tous s’étaient tendus à l’extrême pour contenir le moindre de leurs mouvements. Les échanges de parole s’étaient spontanément limités à l’installation et aux vivres à disposition. Ceux qui tenaient la rame à gouverner le cap eurent le sentiment privilégié d’avoir quelque chose de concret à faire et s’accrochaient à leur bâton, même si évidemment aucun Jorsel ne ramait, car il n’était nul besoin d’ajouter de la vitesse.
Seuls les enfants s’amusaient de la situation. Les plus intrépides s’étaient discrètement rapprochés du bord. De leur petite main, ils frôlaient l’eau pour faire des vagues et projeter de jolies gouttelettes brillantes. Ils avaient les yeux partout, observaient le ciel la tête renversée, évaluaient la profondeur de l’eau.
— Si transparente qu’on peut voir les cailloux et les herbes !
Ils suivaient des yeux le vol des oiseaux colorés qui faisaient des piqués non loin des barques, découvraient les libellules aventureuses. Leurs jeux et leurs rires finirent par détendre les adultes, qui acceptèrent de décrisper leur dos et de s’installer plus confortablement. On se mit à observer le paysage qui défilait.
Le temps était agréable, un petit vent brisait la chaleur franche des rayons du soleil. Les Jorsel n’aimaient pas trop les rayons directs, préférant se tenir à couvert, mais ils craignaient encore plus la pluie — et si les barques se remplissaient ?
Les sons sur l’eau étaient intimidants, dominés par le clapotis du fleuve, couvrant les sons de forêt qui pourtant bordaient les deux rives, renvoyant mats et forts les sons des passagers. Lorsque le jour déclina, les rameurs dirigèrent les barques vers le rivage et les hissèrent dessus lorsque tout le monde fut descendu, soulagé. Le camp s’installa en quelques minutes, une chose que les Jorsel faisaient sans avoir besoin de se concerter, car cela faisait partie de leur éducation depuis leur plus jeune âge. Chacun savait quoi faire et tout se mettait en place de manière naturelle. Le lieu inconnu ne les intimidait pas tellement plus qu’un autre, pourvu qu’il y ait un couvert végétal et de la terre ferme. Yana confronta le lieu à ses visions mais l’influence magique de la Lune n’avait pas autant imprégné le lieu que celui qu’ils avaient quitté, elle ne sentit rien d’inquiétant du moins.
Trella et elle se retrouvèrent après cette première journée, guettant et craignant le découragement de leurs pairs. Elles se soutenaient l’une l’autre face aux Jorsel dans le doute, prêtes à réaffirmer la cohérence de leur plan et leur certitude à toute épreuve.
Le repas fut frugal, les cueillettes rapides sur les lieux, avant l’obscurité complète permirent de compléter un menu constitué en partie des vivres transportés.
— C’est une forêt assez semblable à celle que nous venons de quitter, fit remarquer Trella qui n’avait cessé d’observer les parages.
— Aucune Grande Créature n’y vit, car je n’en décèle pas la présence. Ni aucune autre présence, d’ailleurs, soupira Yana. Il serait bon de connaître les endroits où le Peuple du fleuve avait l’habitude de s’arrêter, pour avoir une chance de le rencontrer.
Trella sourit doucement et observa longuement son amie.
— Tu as la chance de pouvoir établir un lien avec d’autres peuples, Yana. Et je suis chanceuse de pouvoir vivre ces rencontres à travers tes récits, grâce à toi.
Car au fond d’elle,Trella vivait l’excitation de la potentielle rencontre avec d’autres peuples comme un récit épique au futur, mais cela n’avait rien de concret.
En cette première halte du voyage, rien ne vint contrarier le repos des Jorsel, excepté une vive émotion qui s’empara des esprits la nuit venue. La Lune Verte, que presque tous voyaient, leur parut plus imposante qu’avant dans le ciel inconnu. Yana, qui avait l’habitude de la voir, expliqua qu’il s’agissait d’une illusion, que lorsqu’on changeait de lieu on n’avait plus les mêmes repères pour en apprécier la taille. Ces paroles avaient pu les apaiser autant qu’il le fallait.
Au lever du jour, la Harde reprit les flots, quittant un peu à regret le sol stable de la rive, mais le chemin était commencé, on ne reviendrait pas, il fallait laisser le passé derrière soi.
Yana s’assit de la même manière que la veille à l’extrémité de la première barque, les bois en majesté, se concentrant sur la navigation. Elle savait que le fleuve présenterait des difficultés à quelques jours de là, et cela commençait à la perturber. Elle avait vu les hommes du fleuve manœuvrer assez facilement dans les eaux rapides avec leurs rames, mais les rameurs Jorsel en seraient-ils capables ? Les pluies avaient été rares, ce qui laissait l’espoir d’un fleuve moins turbulent, mais s’il n’y avait pas assez d’eau, la navigation avec tout le chargement ne serait pas plus aisée. Trella était restée à l’arrière de la dernière barque, pour assurer la surveillance de l’ensemble du convoi, mais la Sestre des Herbes changea de place pour se rapprocher des femmes enceintes qui avaient des nausées. Le jour qui suivit, la barque où elle se tenait devint la barque réservée aux soins, on y installa les victimes d’insolation, d’indigestion, de maux de tête, et la Sestre les soulageait de son mieux à l’aide de ses médecines.
Avec quelques jours d’expérience, les Jorsel ne prisaient toujours pas la navigation fluviale, mais se sentaient plus détendus et prenaient plaisir à regarder, défilant de part et d’autre, le paysage des berges verdoyantes. La vitesse du glissement sur l’eau leur paraissait moins phénoménale, leurs esprits s’étant accoutumés à elle. Les retours à terre étaient toujours bienvenus, cependant. Une semaine après le départ, une forme de routine s’était installée, car les Jorsel étaient restés un peuple très adaptable, ils n’oubliaient rien des grandes migrations entreprises par leurs parents, grands-parents et toute leur ascendance depuis qu’ils avaient conscience d’être des humains bipèdes.
Yana profitait de son immobilité relative, calée au fond de sa barque, ou arpentant les bords du fleuve lors des haltes, pour exercer son observation sur le règne végétal. C’était d’autant plus intrigant que, partout autour d’elle, les herbes lui parlaient.
Quand Yana était enfant, la Sestre lui avait enseigné comment regarder un environnement nouveau avec attention. Elle avait commencé par apprendre à reconnaître les familles végétales, leurs variantes locales. Une aptitude qu’elle développait avec intérêt, car il fallait savoir assez vite quoi prélever, quoi ramasser, quoi manger dans un lieu inconnu. Elle avait aussi appris à planter les indispensables des Jorsel, qui leur venaient de leurs anciens campements, transportés avec leur humus dans de petits paniers superposés fixés à leurs hottes de voyage. C’était le cas des fleurs corolles odorantes, des herbes d’humeur et des fleurs d’anjolie, formidables médecines, qui étaient assez répandues, mais pas faciles à trouver. Malheureusement, on ne trouvait jamais l’équivalent des fleurs d’aranthe qui ne poussaient qu’en altitude, riches en sucs apaisants, dont on faisait les tisanes odorantes pour réconforter les marcheurs. Pour en avoir de fraîches, la Sestre en conservait les graines et les plantait à chaque fois que la Harde s’installait durablement.
Et puis il y avait les plantes qu’on conservait sèches, précieusement, comme les joncs à tresser. On trouvait assez facilement des joncs des bords de l’eau, pour peu qu’il y ait un plan d’eau à proximité du camp, mais les Jorsel les utilisaient en faible quantité. En revanche, rien ne valait l’écorce des bois gris des hauteurs pour tresser des paniers solides. La fibre en était résistante et souple, on pouvait la tisser serrée, presque étanche. On essayait, partout où on s’arrêtait, d’en trouver l’équivalent, mais c’était rare. Il en était de même pour l’oliprène : les branches de ce buisson à croissance rapide pouvaient être brûlées pour aider à trouver le sommeil. Certains fruits aussi étaient très recherchés par les Jorsel. Les fruits creux des Omphales, à la panse double avec un resserrement qu’on aurait dit destiné à y passer de la ficelle tressée, servaient à transporter l’eau. Inusables et parfaitement étanches, elles laissaient aux liquides passés par elles une saveur douce et une sorte d’onctuosité étonnante. En outre, leurs couleurs vives ne ternissaient pas en séchant. Tout le monde en avait une, au moins, et la considérait comme son bien le plus précieux.
Sur l’eau, les pensées s’écoulaient dans l’esprit plus facilement et plus longtemps que sur la terre. Yana voyait aux plus grandes périodes de calme sur les barques que les Jorsel pensaient beaucoup en silence, bercés par le léger roulis. Elle était comme eux finalement. Durant tous ces jours à suivre et expérimenter chaque lien qu’elle découvrait avec la Lune, Yana commençait à comprendre que le Ta’ar Yanà n’était pas le nom de la Lune Verte comme elle le croyait jusque là, mais celui de la force du Lien existant entre la petite Lune et le reste de la Création, les veines de la terre et tout ce qui y a grandi. Ta’ar Yanà, c’était peut-être le Lien Sacré qui reliait tous les êtres à travers la mémoire, le temps et l’espace. Tout être possédant des particules de la Lune appartenait au Lien, à sa force et au pouvoir sur la matière qui faisait partie du Lien.
***
À l’abri d’une basse hutte de branchages recouverte d’herbes et de feuilles, Arok avait accompagné son père et guettait la grande plaine verdoyante encore brumeuse. Le sol vibrait doucement d’un bruit de galop. Tarek indiqua à son fils de s’aplatir le plus possible.
— Grave dans ton esprit tout ce que tu verras aujourd’hui.
Yana intriguée se tint prête. Les vibrations se communiquèrent aux tiges de graminées dans lesquelles Arok dissimulait son visage. D’un mouvement de sourcil, son père lui commanda de regarder sur la gauche. Des aurochs arrivaient en troupeau.
Le souffle chaud des bêtes siffla au ras de la terre, accompagné par le martèlement syncopé des sabots. Les mâchoires puissantes arrachaient les herbes et mastiquaient bruyamment. Émergeant du léger brouillard humide, la masse musculaire des corps s’imposa, diffusant une chaleur étrange dans l’espace, par promiscuité. Les herbes hautes accrochaient dans un crissement doux les longs poils qui se détachaient par plaques de leur dos, de leur ventre. Arok et son père restaient immobiles et silencieux : cette présence bestiale intense recelait une magie indicible. Yana repensa à l’impression que Naroun avait produite sur l’ensemble de son être, lorsqu’elle l’avait rencontré en songe. Les aurochs semblaient tout aussi grands. Debout, Yana aurait à peine atteint le puissant poitrail de ces créatures. Elle fut fascinée par leurs cornes à la ligne nette et à l’effilement parfait de la base à la pointe : une courbe unique et ferme, à l’enroulement régulier. Les bois des Jorsel avaient la ramification sauvage et asymétrique d’un arbre, tandis que ces excroissances pointues faisaient penser à des outils lissés par des heures de travail au polissoir. Elle eut hâte de poursuivre l’observation, mais l’eau la ramenait auprès des Jorsel.
Les enfants, qui s’étaient beaucoup excités les premiers jours, succombaient à la fatigue et faisaient des siestes prolongées. Ils souffraient de la chaleur, mais se rappelaient au bon souvenir des adultes une fois le soir venu et couraient en tous sens pour compenser leur immobilité du jour.
***
Lorsqu’elle retrouva Arok, il était de retour aux abris, toujours en compagnie de son père. Il tenait un bâton noirci et faisait face à la paroi rocheuse.
— Trouve sur la roche l’endroit où tu révéleras l’auroch, pense à son souffle, à sa force matérielle, à l’herbe qu’il fauche de ses dents, à son mufle vaporeux, à la puissance volumineuse de son poitrail, supportée par ses pattes à l’étonnante finesse.
Et Arok s’exerça à reproduire la force de la vie à l’aide de quelques pigments et de ses doigts. Et une fois de plus, l’animal surgissait dans toute sa vérité, là où, l’instant d’avant, il n’y avait que l’ombre et la lumière sur la paroi de calcaire.
Yana aimait ces instants où le souvenir encore réel et vibrant se transmettait de l’esprit à la main par un lien invisible, que la mémoire des sens tissait. Cependant, elle abandonna les apprentissages de l’enfant singe pour revenir aux Jorsel et à leur nouvelle migration.
***
La Mère des Coutumes parlait peu durant la journée, mais effectuait le rituel de la Veillée le soir — quoique de manière réduite — , comme elle le faisait dans le camp précédent et encore avant cela. Elle attendait que son dais de cérémonie soit dressé, s’installait et prononçait chaque soir les paroles de la Coutume, liées à la saison et aux circonstances. Elle conservait tout ceci dans sa mémoire et sur ses tissages. Elle contribuait, en affirmant la pérennité des rites, à ce que les Jorsel s’adaptent à de nouveaux lieux. Elle préservait la permanence dans le mouvement et le changement. Yana n’avait pas la possibilité durant la journée de lui parler, et guère plus le soir, elle vivait donc aux côtés de la Mère comme deux troncs s’élancent vers le ciel, parallèlement et sans se croiser. Ce répit lui convenait, admit-elle pour elle-même.
Peu à peu le paysage se transformait, les chênes à large ramure et les arbres à croissance lente avaient fait place aux résineux élancés, impatients d’accéder aux places les plus hautes, les bords d’eau s’ombrageaient de saules à la lourde chevelure, dont les branches les plus basses trempaient dans les eaux et se laissaient emporter. Un soleil plus chaud emplissait l’air de craquements, faisait céder les écorces serrées et friables, éclater les cônes aux graines vagabondes.
Les traces du passage des gens du fleuve étaient plus ou moins perceptibles selon les endroits. Yana privilégiait les haltes sur des lieux qui lui paraissaient prometteurs, riches de leur présence passée ou récente. Elle était curieuse de leur société et s’interrogeait souvent à leur sujet dans le calme de sa méditation aquatique. Mais elle n’en avait qu’un aperçu, celui que la Lune lui concédait, et de rares marques ou des indices qui se manifestaient concrètement, tels un outil oublié, un feu de camp endormi et ancien. Quant à leur parler, elle n’osait l’espérer. Elle avait le sentiment qu’ils évitaient sciemment les rencontres.
Grâce à son entraînement, Yana accédait à ses visions de manière plus rapide et pouvait prélever des connaissances utiles en à peine quelques secondes. Cela la rendait alerte et toujours prête à affronter une circonstance inconnue. La sécurité de la Harde reposait en grande partie sur ses épaules, elle en prenait conscience à mesure que le voyage sur le fleuve se poursuivait et que les circonstances allaient la mettre à l’épreuve.
Les jours suivants, la vitesse des barques accéléra sensiblement, signe qu’ils approchaient des rapides — Nous y arrivons, finalement, se dit Yana. Elle ne savait pas encore à quel point cette partie du fleuve pouvait être dangereuse, mais elle savait qu’elle poserait problème. Elle demanda aux rameurs de ramener les barques sur la berge et fit appel à toute sa maîtrise pour paraître sûre d’elle :
— Nous sommes parvenus à un point du fleuve où la terre penche et fait couler l’eau plus vite, c’est aussi à cet endroit que des rochers font saillie et pourraient endommager nos barques, si elles fonçaient sur eux à toute allure. Comme je vous l’avais expliqué avant de partir, les gens du Fleuve utilisent une technique de navigation qui leur permet de rester sur le fleuve et de manœuvrer pour éviter ces rochers en repoussant l’eau avec les rames. L’expérience peut être terrifiante, vous devrez cependant garder votre calme. Les barques vont continuer à flotter, mais les secousses risquent d’arracher le chargement. Il faut donc que tout soit bien accroché, bagages et voyageurs, particulièrement les enfants qui n’ont pas la force de se tenir fermement au bord de la barque. Nous devons être solidaires des barques autant que possible.
Yana essaya de regarder les Jorsel un par un d’un air sérieux, comme l’aurait fait la Mère des Coutumes, puis elle reprit :
— Les gens du Fleuve descendent régulièrement ces eaux et s’en reviennent sans dommage depuis des temps immémoriaux, c’est faisable même si nous manquons à l’évidence d’expérience.
Elle les laissa remettre les barques à flot et consolider toutes les cordes qui maintenaient le chargement, attacher solidement les enfants qui se laissèrent faire. L’allusion à la chute dans l’eau des imprudents les avait terrifiés.
Puis Yana parla à part aux rameurs, pour leur fournir quelques derniers conseils. Elle avait demandé aux Jorsel dont les bois étaient les plus développés, en plus de leur excellente santé, de prendre en charge la direction des barques. En raison de leur Lien plus aisé, ils pouvaient se synchroniser, comme le faisaient les rameurs du Peuple du Fleuve. Elle-même pouvait entrer en Lien avec eux. Les essais avaient été concluants lorsqu’ils étaient encore au camp près de la forêt, mais elle se demandait avec inquiétude s’il en serait de même dans le feu de l’action.
***
Les rapides du fleuve comme les appelait le Peuple du Fleuve n’usurpaient certes pas leur nom. La vitesse des embarcations décupla en quelques instants. Tous les Jorsel retinrent leur souffle, se crispèrent.
Yana fit alors appel au Lien, reliant en esprit chaque Jorsel muni d’une rame et les Gens du Fleuve en action.
— Que chaque rameur ferme ses yeux et se concentre sur mes paroles. Les rameurs vont par deux, les mouvements doivent être simultanés à l’avant et à l’arrière de la barque.
Ses pensées devinrent fluides. Lorsqu’un changement de direction fut soudain nécessaire, le chemin lui apparut comme une ligne à suivre, d’un côté ou l’autre, et elle la rendit visible aux rameurs.
— Barre à droite. Soltar, plante la rame à la verticale contre la force du courant. Da’ar et Meldor, maintenez la stabilité du fond de barque.
Les rameurs n’eurent pas besoin d’hésiter ni de réfléchir, leurs bras agissaient d’un même mouvement comme s’ils avaient été commandés par leur propre pensée.
— Plantez les rames simultanément, nous arrivons à « la bourrasque », ce premier rapide est très court, mais de grande difficulté. Suivez bien la ligne. C’est le moment de ramer plus énergiquement pour stabiliser le convoi.
Et chaque rameur, en lien avec tous les autres s’activa, pour éviter que quelqu’un tombe à l’eau.
Puis les rameurs eurent à affronter une série de plusieurs rapides, certains plus longs, d’autres plus courts, plus forts ou plus faibles. Yana leur recommanda d’effectuer des mouvements contraires au courant pour être sûrs de se faufiler dans un étroit passage entre deux grosses roches. La transmission des consignes était immédiate, le Lien faisait de tous les rameurs une entité cohérente, un scolopendre aux multiples pattes. Yana coordonnait les mouvements, endossant les capacités d’intuition du navigateur expérimenté, qui lui murmurait — la navigation est facile aujourd’hui, les rapides ne présentent pas de complications inhabituelles — Yana conseilla tout de même la prudence, elle invita même les rameurs à ralentir les barques autant que possible pour mieux maîtriser les changements de direction imposés par les rochers affleurants.
Les Jorsel, passagers flottants du fleuve, secoués par les cavalcades de l’eau en liberté, poussaient des cris lorsqu’ils recevaient des éclaboussures, la vitesse affolait les plus sensibles. Trella avait suggéré aux Jorsel terrifiés de fermer les yeux et de rester bien accrochés. Tout surpris, ceux qui le firent entendirent les indications de Yana à l’intérieur de leur esprit. Ils eurent alors un premier aperçu du pouvoir ancien des Jorsel, le pouvoir du Ta’ar Yanà .
Vers la fin duchapitre j'ai aussi eu un peu de mal à saisir le cheminement de pensée de Yana et qui la conduit à comprendre des choses sur Ta'ar Yana" et plus encore sur ce que cette découverte implique... enfin vuala.
À bientôt ✌🏻