Chapitre 8 : Les Falaises

La première chose qui frappa, ce fut le changement dans l’air. Une odeur inaccoutumée et vive, étrange. Le vent avait plus de force encore, et une consistance presque poisseuse. Les embarcations prolongeaient leur mouvement, de jour en jour le fleuve devenait plus lent. Puis, en même temps que se dévoilait aux Jorsel une étendue d’eau bleue gigantesque, un tumulte incroyable se fit entendre, aussi fort que mille cascades. Leur cœur se gonfla soudain d’émotion, le but qu’ils poursuivaient depuis des semaines était devant eux, la rencontre était imminente. Au-delà de leur champ de vision, il n’y avait rien d’autre que l’eau bruyante et vaste.

Pour Yana c’était encore autre chose, la présence de la Lune Verte lui battait les tempes, Ta’ar Yanà avait encore plus de force ici, au bord de la mer.

— Tous les humains sont là, lui infusait-elle.

 

Les barques progressèrent jusqu’au sable de l’embouchure, où l’on voyait que les eaux du fleuve se mêlaient à celles de l’océan. Comme la profondeur s’était considérablement réduite, on put en descendre sans trop se mouiller. Seuls les Jorsel les plus affaiblis par le voyage restèrent à bord, halés par les autres. La Mère des Coutumes avait demandé à ce qu’on démonte son dais, elle voulait observer plus commodément ce lieu où on avait fait venir son peuple.

Autour d’eux, on distinguait des falaises de pierre blanche, assez abruptes, à perte de vue face à l’étendue bleue. Et devant ces masses minérales, une parcelle de plage caillouteuse baignée par des vagues venant se superposer les unes aux autres. Le bruit de l’eau en mouvement s’était intensifié, amplifié par la roche qui en renvoyait le son confus, et, toujours présent, ce sentiment d’immensité dans les poitrines jorsel, qui respiraient pour la première fois cet air iodé.

 

Yana prit la parole, après avoir consulté la Mère du regard :

— Notre chemin flottant trouve ici sa fin, quelque chose de nouveau commence. Les tribus que nous allons rencontrer sont à proximité, je peux les percevoir. Mais nous ne pouvons pas nous arrêter ici car l’eau montera et engloutira d’ici peu le pied des roches, longeons les falaises de ce côté pour trouver un terrain qui nous accueillera.

La troupe disparate des Jorsel suivit des yeux le mouvement du bras de leur guide. Ils eurent le sentiment eux aussi de discerner ce havre qu’il fallait atteindre. La Lune leur parlait aussi, à présent qu’ils étaient au bord de la Grande Eau. Ils soulevèrent les paquets, les hottes, les paniers, et suivirent le chemin indiqué, laissant les embarcations dans l’estuaire, hissées loin sur la berge. Leurs pieds s’enfonçant dans le sable sous leur poids, les Jorsel furent surpris de rencontrer aussi peu de résistance dans le sol, eux qui étaient habitués à la terre sèche des plaines et à l’humus des forêts. Ce sable laissait en outre de nombreuses particules entre leurs orteils et les plus jeunes commencèrent à s’en plaindre. Ils furent donc heureux et soulagés de trouver, après deux heures de marche seulement, le terrain parfait pour la Harde. En hauteur, presque au bord d’une falaise, avec une étendue herbeuse assez plane. Les adultes allaient pouvoir dormir à même le sol sous le ciel, comme les ancêtres jorsel, mais on préféra dresser une tente pour abriter les enfants du vent, qui soufflait assez fort et devenait plus froid à mesure que le soleil se couchait.

 

Tout le monde était assez joyeux, pour la première fois depuis des semaines de flottaison incertaine, on pouvait faire une Veillée dans la tradition et célébrer l’Arrivée. La Mère des Coutumes semblait revigorée par cet air nouveau, ses yeux brillaient et elle parlait avec plus d'entrain.

 

Yana goûtait le bonheur collectif malgré une sorte de chape de mélancolie sur son humeur, la Lune lui annonçait que les Jorsel n’étaient pas au bout de leur périple, mais sans davantage de précision. Elle n’arrivait pas à laisser ses questions en suspens pour célébrer ce qui devait l’être. Avec la sagesse de celle qui sait qu’elle ne maîtrise ni le lendemain ni le surlendemain, Yana avait scrupule, en s’approchant d’eux, de ternir la joie des Jorsel. Elle n’osait pas non plus s’approcher de son amie pour lui faire part de ses doutes, car elle craignait que tous les curieux l’observent.

Elle se tint à l’écart du groupe, attendant son heure. Trella comprit qu’elle préférait la rejoindre lorsqu’elle le pourrait et que l’attention de tous serait focalisée ailleurs. La Veillée en serait une excellente occasion. Elle lui fit un signe de tête pour la rassurer.

La Sestre des herbes en revanche se sentait en phase avec la Harde, portant de groupe en groupe la boisson annonciatrice de la Veillée, circulant parmi les Jorsel avec une grande aisance. Yana se demanda si elle en serait un jour capable, elle aussi.

 

Deux larmes, nées sur les écorces, furent jetées au feu et la voix de l’Aïeule s’éleva dans la nuit, plus forte que le bruit des vagues auquel les Jorsel s’habituaient doucement. Plus qu’un bruit entêtant, c’était pour eux un va-et-vient apaisant qui les réconfortait comme ils ne l’auraient su dire.

Yana s’éclipsa dans l’obscurité, se réfugia auprès de Trella et, pour la première fois depuis qu’elle le visitait en songe, elle lui parla de l’enfant Singe qui avait pris tant de place dans sa vie. Yana s’était abstenue de s’y glisser durant tout le temps qu’avait duré l’épreuve des rapides, mais à présent que la tension était retombée, elle y pensait avec force. Trella était la personne la mieux à même de recueillir les confidences de cette fascination.

— J’ai la terrible impression de voler une parcelle de la magie verte à mon profit, et cependant je ne peux m’en empêcher, je laisse venir ces visions au lieu d’interroger la Lune Verte pour aider les Jorsel.

Il était évident que Yana se sentait coupable.

— Pourquoi le vois-tu si souvent, d’après toi ? lui demanda Trella. Crois-tu qu’il a une importance pour notre histoire ?

Comme souvent, Trella mettait l’accent où il fallait.

— J’apprends avec lui, il a de l’importance pour moi. Il m’arrive souvent d’avoir envie de le retrouver et la Lune m’y plonge. Puis, en parlant plus doucement, elle ajouta : — Je trouve avec lui le sentiment d’être aimée par mes parents. Je suis de nouveau un enfant grâce à lui.

Les deux jeunes filles se serrèrent l’une contre l’autre sans mot, se retrouvant comme aux instants précédant l’imposante ramure de Yana et les conséquences auxquelles elle devait se plier. Le ciel nocturne était dégagé, on y voyait les étoiles avec un éclat renouvelé. La lune Aya se levait, éclairant le quart du ciel, et un peu en contrebas, presque au-dessus de la Mère des Coutumes, se tenait la Verte Lune.

 

***

 

Le lendemain matin, le camp jorsel s’éveilla presque simultanément. Chacun avait senti l’urgence de se mettre sur ses pieds, et tous se regardaient sans trop comprendre ce qui leur prenait, car aucune autre alarme ne s’était signalée en dehors de ce pressentiment. La nuit avait pourtant été porteuse de repos, et les douleurs des bras et du dos des rameurs s’étaient passablement apaisées. Le froid n’avait saisi aucun Jorsel de sa morsure, tous avaient eu le sentiment d’une grande douceur.

 

Dans les heures qui suivirent, il y eut tant à faire pour installer le camp un peu plus durablement qu’on oublia un temps ce réveil étrange. Partir à la recherche de comestibles pour compléter les réserves de nourriture emportées dans les hottes, trouver des branches et des troncs pour consolider les premières tentes, voilà ce qui occupa les pensées. Les Jorsel retrouvèrent les barques et les démontèrent pour en reprendre les jeunes troncs et les liens, on trouva en outre des herbes de mer droites, longues et épaisses, presque sèches, qui furent parfaites pour rendre les huttes plus étanches.

Yana, la Sestre des herbes et sa fille Trella arpentèrent les environs à la découverte des végétaux indigènes. Des plantes aux feuilles chantournées et charnues poussaient au sol des étendues proches de la mer. Avec leur goût de lichen de printemps, mais plus salé, et leur consistance à la fois croquante et aqueuse, ces herbes rases seraient leur principale source de nourriture. D’ores et déjà goûteuses à peine cueillies, elles accommoderaient certainement les soupes. On trouva aussi des plantes à médecine, aux longues feuilles dodues, dont les ombelles se terminaient par des grains rappelant des céréales. Ou des buissons aux fleurs d’or, comme de petits soleils, regroupés en grappes, d’où émanait un riche parfum de terre sèche retournée à la tombée de la nuit. Yana fut fière d’être la première à les entendre, on pourrait les absorber en infusion et les poser sur les plaies pour aider à les cicatriser.

 

Depuis le matin et plus encore depuis quelques heures, Yana percevait distinctement — quoique de manière étouffée, éloignée plutôt — la présence d’un peuple. Elle savait qu’il se dirigeait vers eux, et que tôt ou tard les Jorsel feraient leur connaissance, aussi elle préféra continuer d’herboriser tranquillement sans s’impatienter. Rien dans ce qu’elle percevait ne sourdait d’hostilité. Elle préféra néanmoins en avertir la Mère des coutumes.

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Banditarken
Posté le 31/01/2025
Cette fin de chapitre laisse entrevoir la suite, une rencontre avec un autre peuple et je pense que ça fera du bien au récit, d'introduire de nouveaux personnages :) On se demande aussi ce que comptent faire les Jorsel, maintenant qu'ils se trouvent vraisemblablement au bord de la mer. Suivre un fleuve paraissait déjà toute une aventure alors s'il faut traverser une mer, ou peut-être même un océan, l'aide d'un autre peuple ne sera pas de trop, on dirait ^^
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