Chapitre 7 : Mina

« Le doute gâte la foi en soi, comme le sel gâte le miel. »

Garder de la force et s'accrocher afin que je ne sombre pas à mon tour dans les précipices de la rage et de la rancœur. Il faut que je fortifie mon âme, ma raison pour ne jamais perdre la main de Ghalia, ou du moins ne point la perdre de vue. Essayer de rester confiante ! Je peux y arriver !

Cependant…

Puis-je donner tort à Ghalia ? Puis-je tenir rigueur de son désarroi ? Demain, elle se mariera à un homme qu’elle connaît comme étant un assassin, une menace pour la femme qu’elle est… Après-demain, elle sera peut-être morte, endormie pour toujours dans un des cercueils de verre. Suis-je en droit de lui faire la morale ? Moi, qui ne trouve pas d’indice pour la sauver. Moi, qui si j’avais été son frère, n’aurait pas pu la protéger. Je ne suis rien, je n’ai pas de voix, ne peux aller à l’encontre du pouvoir. J’aimerais, souvent, avoir des pouvoirs magiques et m’en servir pour sauver des injustices.

Encore hier, alors que l’aube n’était pas encore levée, j’ai entendu Meidhi et Toufiq supplier notre père de donner au sultan une autre femme. Une inconnue à qui on aurait peint les cheveux et le corps, ainsi avant que la supercherie saute aux yeux de tous, la neuvième épouse sera morte et chacun de nous aurait disparu loin de la capitale. Tout quitter ne nous a jamais effrayés. Avant que je naisse, la famille avait déménagé trois fois. Il s’était rapproché de la capitale et des ambitions de mon père. Caché derrière la porte, j’ai épié leurs supplications, lorsque la voix de père a tranché et m’a rendue honteuse. Comment a-t-il pu devenir ainsi ? Lui, qui dans mon enfance jouait avec ses filles et leur apprenait à être fier. C’était lui qui nous avait appris à lire et à écrire, à jouer du qanoun. Peut-être que lui aussi a été en contact avec un démon ? Un monstre qui a détourné son regard de ses enfants, pour le poser sur l’or et la puissance. Car au fond, quels genres de parents serait-il, s’il le faisait par acquis de conscience ? Un monstre !

Je triture mes aliments, une boule m’obstrue l’estomac. Je ne peux rien avaler. Je me sens si lourde, si démunie face aux événements, face à ma sœur et son destin. Pourtant, je n’ai pas envie d’abandonner. Il faut que je trouve l’indice qui fera pencher la balance en faveur de Ghalia. Ce ne doit pas être si compliqué de découvrir ce qu’aime Hadi.

Les plats d’entrées passés, le premier conseiller, Chadi, invite chacun à se rendre devant les musiciens afin de fêter l’union de son ami et de la pauvre fille qui ne cesse de pleurer. Silencieuse, elle déverse sa peine. Elle sait que demain le cœur qui bat sous sa poitrine se figera pour l’éternité. Plusieurs personnes compatissent, lui lançant des regards pleins de désolation. Que pense-t-elle ? Qu’on l’abandonne à son sort ? Nous hait-elle pour son prochain sacrifice ? Sans doute.

D’un même mouvement, les invités se lèvent et rejoignent un vaste espace où des dizaines de tapis se superposent. C’est le moment propice pour dénicher des informations. J’attrape Ghalia par le bras, les deux hommes qui la surveillent nous guettent.

— Où m’emmènes-tu ?

— Vers les épouses et les concubines.

— Tu es folle ? Personne n’a le droit de leur parler. Tu veux les faire tuer ?

— Qui le saura ? Nous nous tiendrons loin d’elle et je ne ferais que danser en leur posant des questions.

— Cela m’a l’air tout bonnement suicidaire, lance Ghalia.

— Peut-être, mais qui mieux qu’elles, connaît Hadi ?

— Les serviteurs…

— Ils sont trop peureux pour en dire plus. Je ne suis même pas sûre qu’ils nous aient rapporté la vérité.

— Mina, je… Il n’y a pas d’espoir. Pourquoi te butes-tu ? Je suis certaine que chacune des femmes assisent sur ce trône en savaient bien d’avantage sur le sultan que nous. Elles aussi ont dû chercher un moyen pour garder cette place à ses côtés. Le titre de sultane et la vie sauve.  Si demain, je dois mourir, alors je veux bien l’accepter.

— Tu es si égoïste. Si tu meurs, tu me laisseras et nos frères qui ont tant supplié pour toi…

— Nos frères supplient notre père à chaque fois qu’une de leurs sœurs est bradée à un malpropre. Ont-ils eu gain de cause ? Jamais. Deux de nos sœurs sont mariées, l’une va bientôt donner la vie à un enfant. Penses-tu qu’elle aime ce vieillard avec qui père l’a mise ? Septième épouse d’un harem où les filles n’ont pas encore dix-huit ans. Crois-moi, mourir vaut peut-être mieux que de rester. J’ai souvent remercié ma mère de m’avoir fait différente. Tu devrais remercier la tienne de t’avoir offert cette immense tache de vin. Grace à nos anomalies, père a du mal à nous « vendre ». On a peur de nous, on est craintes.

 

Au milieu des corps qui ondulent, je suis du même avis que Ghalia. Comment sera sa vie, si je réussissais à trouver un moyen de la faire aimer de Hadi ? Un oiseau voyageur enfermé à triple tour dans les hauteurs d’une cage dorée. Quelle liberté aura-t-elle, que celui de rester belle, avenante et docile ? Est-ce que ce sera toujours comme cela ? Est-ce qu’une femme devra toujours courber l’échine, baisser la tête lorsqu’un homme passera devant elle. Est-ce que le royaume de Mekdebel trouvera la force de changer ces codes ? Que faudrait-il pour cela ? Ne faire naître que des filles et plus jamais qu’un garçon ou deux dans la mêlée. Dois-je abandonner ma sœur, si Ghalia se met elle-même la corde au cou ?

Un soupir s’échappe de mes lèvres, alors que la main de ma petite lune se desserre. Est-ce qu’un monde honorable nous attend ailleurs ? Un, où les personnes se respectent sans compromis.

— Mina ?

Ghalia agrippe mon visage entre ses longs doigts, où des plumes faits au henné décorent sa peau lunaire, et tire mon regard vers elle. La couleur de ses yeux est un savant mélange de couleurs perdu dans un tourbillon de pâleur. On dirait un ouragan de marron, de bleu et de vert. Une femme comme elle devait être vénérée dans les civilisations passées. Une déesse… J’imagine, depuis enfant, qu’une divinité inconnue dort dans son cœur et qu’elle se réveillera un beau jour, pour changer le cours du monde. Cette image se fait plus forte, alors que bientôt Ghalia disparaîtra.

— Je t’écoute… murmure-je.

—Te souviens-tu de ce que nous avais dit le voyant de la rue des poteries ?

— Celui qui portait son fennec sur son turban ?

— Oui, celui-ci. Il nous avait parlé de la réincarnation. Que la vie n’est rien de plus qu’une étape à notre cycle. Nous ne mourrons jamais. Nous naissons, vivons, puis dormons.

— Je me souviens. Ce jour-là Maïta est parti rejoindre son futur mari. On avait beaucoup pleuré et Safira nous a avoué : « Si vivre m’épuise et me fait suffoquer, alors je m’endormirais pour tout recommencer ». Tu crois qu’elle le ferait ?

— Peut-être…

 

En invoquant nos deux petites sœurs, je ne peux retenir mes larmes. Est-ce qu’un jour une lettre nous parviendra pour nous annoncer la mort de l’une d’elle ? Safira l’indépendante et la passionnée, pourra-t-elle survivre ou s’endormira-t-elle comme promis ?

Les bras de Ghalia viennent s’enrouler autour de mes épaules. Je courbe un peu le dos afin d’enfouir mon visage au creux de son cou.

— Ne pleure pas. Je suis sûre que tout ira bien dans les contrées d’après-vie, et puis, tu sauras que je vis quelque part dans le monde. Qui sait, je serais peut-être le vent ainsi à chaque fois que la brise se lèvera, tu sauras que je t’envoie mille baisers.

— N’est-ce pas moi qui devrais te raconter des histoires fabuleuses ?

— Échangeons nos rôles pour ce soir. Je serais la conteuse et toi la rêveuse.

— Et lorsque le matin se lèvera que serons-nous ?

Les larmes glissent une à une sur le perlage et les broderies bleu pastel qui composent le col de Ghalia. Ses cheveux blancs, couvert d’un voilage clair, sont eux aussi baignés par mes larmes. Ma sœur aînée est si petite que je pourrais manger un bol de soupe sur sa tête.

— Nous serons des sœurs en quête de liberté, ficelées aux dictats et aux obligations, répond-elle.

— Devrions-nous, nous endormir ?

— Je m’endormirai, mais toi, tu pourrais…

Elle se recule, pose sa main sur ma joue. Nos prunelles scintillent de mélancolie.

— Tu pourrais changer Mekdebel, poursuit-elle.

— Comment le puis-je, alors que je ne peux même pas t’aider ? Tu me tiens pour acquis des pouvoirs que je n’ai pas, petite lune.

— Pourtant, ton esprit recèle de cette étrange magie.

— L’imagination ?

— Oui… Elle te va si bien.

— Ghalia… Elle ne peut rien pour nous dans la réalité. Elle n’est utile que dans ces ailleurs que nous créons à partir de « et si ». Elle ne changera pas notre vie… Elle pourrait même l’empirer.

En disant cela, je m’aperçois que les invités retournent à leurs tables. Ghalia me tient par la main et me tire dans la mêlée de corps. Nous nous asseyons à nouveau. Meidhi nous sourit, à deux tables de nous. J’examine son regard. Il a trouvé quelque chose.

Finalement, il y a peut-être de l’espoir. Nous verrons bien…

 

 

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