Le groupe D marchait au pas rapide dans un dédale de couloirs interminables, dans une ambiance nerveuse. Personne ne parlait de ce qu'il venait de se passer, les uns et les autres s'évitaient du regard. Leeds semblait la plus touchée, elle restait à l'arrière du groupe et regardait ses pieds d'un regard rougi et humide. Même Norton avait cessé de faire le malin. Les seuls qui avaient l'air relativement sereins étaient les jumeaux en tête de file. Van étudiait les données qui défilaient sur la tablette que Sydney avait consenti à lui confier.
J'avais mille questions à poser mais ce n'était pas le moment approprié. Nous devions faire vite ; l'heure du départ en mission était imminente et le retard n'était pas une option. Le rythme, entre la marche et la course, était difficile à tenir. Courir. Maintenant que j'avais retrouvé mes capacités physiques, l'envie me démangeait. Bouger, m'épuiser, me vider la tête.
Enfin, nous arrivâmes dans une sorte de hall rectangulaire plutôt étroit et assez haut de plafond. Le long d'un mur, plusieurs portes alignées me rappelèrent les sas d'entrée du Rempart. Sydney actionna un levier qui se trouvait sur le côté de la plus proche. Après un long grondement mécanique, la porte coulissa et nous entrâmes dans une sorte de minuscule pièce carrée et sans issue aux murs métalliques. Les autres entrèrent sans faire d'histoire. Je les suivis malgré le sentiment de réticence qui m'envahit à l'idée de me retrouver coincée dans un endroit aussi exigu avec autant de monde à proximité. La porte se referma derrière nous et j'eus à peine le temps de me retourner que le sol commença à trembler sous nos pieds.
Un ascenseur. Son aspect était totalement différent de celui que j'avais emprunté pour descendre de la salle où l'on m'avait soignée vers les sous-sols.
On montait.
Longtemps.
Sydney avait récupéré sa tablette, Korem profitait de sa grande taille pour lire par-dessus son épaule sans qu'elle ne puisse trop le remarquer, Regina s'était adossée sur une des parois avec une certaine nonchalance, les yeux fermés, Norton fixait le plafond d'un air blasé, Leeds fixait ses pieds, et Van fixait Leeds.
Instinctivement, je me rapprochai du coin le plus éloigné de la porte par laquelle nous étions rentrés et me concentrai sur ma respiration en essayant de lutter contre l'inconfort grandissant qui me gagnait. Trop de monde, peu d'espace. Ils avaient beau être de mon groupe, et jusqu'à maintenant relativement non hostiles, mes instincts étaient en alerte. A tout moment, ils pouvaient décider de s'en prendre à moi et je n'aurais aucune issue. Inspirer. Expirer. Lentement. Recommencer.
Enfin, l'ascenseur s'arrêta et la porte s'ouvrit.
Nous étions à l'air libre. Un air frais, pur. Au-dessus de nous, le ciel, bleu, parfaitement dégagé, et un point de lumière brillant qui éclairait le jour, que je ne pouvais vraiment regarder sans me retrouver complètement éblouie.
« C'est … le Soleil ? bredouillai-je.
— Plus ou moins, répondit Leeds d'une petite voix. C'est celui du dôme qui protège Citadelle. Ce n'est pas le vrai ciel - le vrai Soleil t'aurait déjà brûlé les yeux si tu l'avais vraiment regardé.
— T'en fais pas, tu auras tout le temps de voir le vrai ciel plus tard, regarde plutôt ça ! s'exclama joyeusement Sydney. »
Des voitures énormes, gigantesques, des monstres de technologie, étaient alignées les unes à côté des autres sur l'immense place où nous nous trouvions désormais. Leurs modules anti-grav' étaient plus grands que moi - il fallait au moins ça pour déplacer quelque chose d'aussi gros. Elles étaient toutes du même modèle et de la même couleur, et la seule chose qui permettait de les distinguer étaient les inscriptions sur leur coque. Leur cabine était ridiculement petite en comparaison de leur cargo, assez grand pour probablement contenir la moitié de la population du Bidonville. Existait-il seulement assez de ressources sur Terre pour les remplir ?
A mieux y regarder, nous n'étions pas tout à fait sur une place. C'était plutôt un virage dans une sorte de route très large, qui d'un côté donnait sur du vide et de l'autre était bordée par un muret qui m'arrivait au niveau du torse. On pouvait voir les sommets des hautes tours de verre de Citadelle. Il y avait comme une sorte de vitre entre nous et eux. Comme un dôme sous le dôme.
L'ascenseur, la longue montée, la route circulaire… ça ne faisait aucun doute : nous étions au sommet du Rempart. D'où j'étais, cependant, il m'était impossible de voir en-bas.
« Et voici l'Aldebaran ! C'est notre camion ! »
De près, il ne payait pas de mine ; sa coque était certes impeccablement propre mais présentait de nombreuses rayures, bosses ou traces d'impact. Beaucoup de rivets avaient perdu leur cache décoratif. Par endroit, une plaque venait faire office de pansement pour la carrosserie. Van posa son Asnav sur un panneau latéral à l'avant du véhicule et, au-dessus de nous, une porte de deux fois ma hauteur et autant en largeur s'ouvrit dans un bruit de décompression. Une échelle se déplia automatiquement et le groupe D s'engouffra à l'intérieur. Je leur emboîtai le pas et nous nous retrouvâmes dans la petite cabine entièrement vitrée qui nous offrait une vue parfaite de l'extérieur. Au bout, une console de pilotage bien plus sophistiquée que les quelques contrôles primitifs des voitures de Sao. Van et Sydney s'y dirigèrent. Les autres s'assirent sur de larges sièges à l'arrière, à l'exception de Korem et Regina qui disparurent vers le fond du véhicule.
« Ils vont vérifier l'équipement et le cargo, expliqua Sydney. Pendant que nous configurons le vol, Leeds, tu peux lui faire faire le tour ? »
Leeds, qui s'était avachie dans un fauteuil, le regard perdu sur l'extérieur, se redressa mollement et s'approcha de moi.
« Désolée, je suis un peu … fatiguée. Tu l'auras compris, c'est ici la cabine. La console ici c'est pour le pilotage. Les jumeaux s'occupent de ça - c'est assez compliqué, il y a énormément de paramètres à prendre en compte. Pendant le vol, toi, tu n'auras pas grand chose à faire à part t'asseoir là et attacher ta ceinture - au cas où il y aurait quelques perturbations météorologiques. Pour les longs trajets, je m'occupe de la restauration, il y a des petites tablettes dans l'accoudoir, que tu peux extraire comme ceci. Pars du principe que tout fonctionne avec ton Asnav. »
Elle passa son anneau sur un capteur de l'accoudoir. Une petite trappe s'ouvrit à son sommet, duquel se déploya une tablette assez grande pour y poser une gamelle et des couverts. Je voulus l'imiter sur un autre fauteuil, mais je dus m'y reprendre à plusieurs fois pour enfin obtenir l'effet escompté.
« Hum, les capteurs sont peut-être un peu fatigués, suggéra Leeds. Viens, je vais te montrer les sanitaires. Il vaut mieux ne pas se lever pendant le vol mais en cas d'urgence naturelle, c'est par là. »
Elle m'entraîna dans un petit couloir exigu et ouvrit une porte à droite. Il y avait une cabine de toilettes, au fonctionnement a priori similaire à celles des sous-sols. En face, la douche. Puis, plus loin, réparties de part et d'autres de ce même couloir, huit couchettes superposées deux par deux. Au fond, des sortes d'armoires.
« Ca c'est pour dormir, et là-dedans il y a les rechanges et les vêtements pour sortir. »
Elle ouvrit une ultime porte et nous arrivâmes dans un hangar géant rempli de containers ouverts et vides. Korem et Regina étaient en train de vérifier le contenu d'une énorme caisse. Il s'y trouvait aussi deux voitures, similaires cette fois à celles qu'on pouvait trouver au Bidonville.
« Et ça c'est le cargo. C'est là qu'on trouve l'équipement nécessaire pour la quête de ressources, et c'est là aussi qu'on déposera ce qu'on a récupéré. »
Korem et Regina refermèrent la caisse et se dirigèrent vers nous.
« Mais tu verras tout ça en détail plus tard, il est temps de décoller. »
Leeds me fit signe de retourner d'où nous venions, et me désigna le siège à côté du sien pour m'asseoir.
« Hésite pas, si tu as des questions … »
Des questions. J'en avais des tas qui me brûlaient les lèvres. Laquelle poser en premier ? Les jumeaux me prirent de court :
« Aldebaran pour contrôle, appela Sydney, nous sommes prêts à décoller. »
Les autres, qui s'étaient installés entre temps, attachèrent leur ceinture. Je fis de même. Des grondements se firent entendre. Les moteurs s'allumaient. La console bipait de partout, des écrans affichaient des données, des voyants changeaient de couleur. Les mains des jumeaux dansaient avec aisance sur la console, ils maîtrisaient parfaitement leurs gestes, presque automatiques. Une voix synthétique résonna dans l'habitacle :
« Contrôle pour Aldebaran, vous êtes en troisième position pour la rampe Nord. »
Le camion se mit en mouvement. Les modules anti-grav se déclenchèrent et je pus voir par la fenêtre que nous étions en train de quitter le sol. Ils faisaient un bruit différent de ce à quoi je m'attendais. Plus rond, plus doux. Lentement, les jumeaux nous conduisirent vers le bord du rempart, face à l'Extérieur. Deux véhicules se trouvaient devant nous.
La voix syntéthique résonna de nouveau, répétant en boucle les mêmes phrases :
« Ouverture du dôme périphérique extérieur imminente. »
Mon regard se posa sur Norton qui s'était tenu calme au point que j'en avais oublié son existence. Il était livide, les yeux fermés, les mains crispées sur les accoudoirs.
« C'est le décollage qui le rend un peu malade, il ira mieux une fois en route, murmura Regina. »
Face à nous, un pan du dôme coulissa vers le haut, déchirant le faux-ciel en un énorme trou rectangulaire, par lequel on pouvait voir les nuages verdâtres et opaques familiers qui surplombaient le Bidonville et ce qu'il y avait autour, aussi loin que l'horizon permettait de le voir. Le premier véhicule de la file s'élança par l'ouverture, et le deuxième prit la place qu'il venait de libérer. Les jumeaux nous firent avancer sur le nouvel emplacement.
« Contrôle pour Aldebaran, vous êtes en deuxième position pour la rampe Nord. »
En tournant la tête, je pus apercevoir la longue file de véhicules qui attendait derrière nous. L'énergie nécessaire à faire voler tout ça, et de manière régulière, devait être considérable.
« Contrôle pour Aldebaran, vous êtes les prochains pour la rampe Nord. »
Il n'y avait maintenant plus personne entre nous et l'Extérieur. Le camion avant nous disparut dans les nuages.
Je sentis mon coeur s'accélérer doucement. Les autres semblaient dans l'expectative, mais plutôt sereins.
« Contrôle pour Aldebaran, le champ est libre.
— Aldebaran pour Contrôle, nous décollons ! »