Chapitre 7 - Récréations

Des mains chaudes l’enlacèrent, douces, agréables, tendres, gentilles, réconfortantes. Lise se laissa câliner, au bord du gouffre. Elle mit un moment avant d’émerger de cet ouragan. Aucune peur ne la transperçait. Cela ne pouvait signifier qu’une chose : celui qui la tenait dans ses bras était Esteban.

- Calme-toi, disait-il d’une voix douce au creux de son oreille. Tout va bien. C’est fini, maintenant. Calme-toi.

Lise serra sa main dans la sienne. Il répondit d’une douce pression. Il échangeait avec Mebaadia, la bonne affaire. Mebaadia puisait en lui l’inspiration, et alors ? L’avatar était son seul interlocuteur humain possible. Elle allait devoir l’accepter au risque de se retrouver entièrement seule.

Elle le serra contre elle et il répondit favorablement. Lise reprenait difficilement pied. Quand elle voulut se redresser, Esteban l’en empêcha. Il lui désigna un sablier.

- Il a dit : « Elle ne doit pas bouger avant la fin du sablier. » Pour maximiser les chances, si j’ai bien compris.

Lise hocha la tête. Elle observa les grains de sable tomber et finalement, la mesure du temps arriva à son terme.

- J’voudrais t’montrer quelqu’chose. T’veux bien m’suivre ?

Lise acquiesça d’un geste. Elle se leva, s’habilla tandis qu’Esteban détournait le regard puis le suivit dehors. Dans le jardin, derrière quelques arbres, un nouveau bâtiment magnifique, en pierres sculptées, émergea.

- Qu'est-ce que c'est ?

- Entrons, t’v’rras, proposa Esteban.

Ce qui frappa Lise une fois entrée fut le bruit et… les gens. Il y avait du monde à l'intérieur de ce bâtiment !

- C'est impossible ! s'exclama Lise. Jamais Mebaadia n'aurait permis…

- Chut, répondit Esteban. Profite. J’répondrai à tes questions après.

Les gens portaient des habits étranges, en matière inconnue de Lise. Beaucoup de femmes avaient choisi un pantalon ce que Lise trouva dérangeant. Elle suivit Esteban jusqu'à une grande salle en demi-cercle ouvrant sur une scène.

- C'est un théâtre ! s'exclama Lise.

- Un opéra, précisa Esteban. Nos places sont là. Viens. Installons-nous. Ça devrait plus tarder.

Lise prit place à côté d'Esteban. L’esprit accaparé par les couleurs, les sons, les lumières, elle en oubliait l’évènement tragique qu’elle venait de vivre. Elle profitait du spectacle avec ravissement. Naturellement, elle était déjà allée à l’opéra, sur son monde, mais celui-ci surpassait en tout son souvenir.

- C'est parfait, dit Lise. Ça a dû te prendre un temps incroyable de créer ça.

- J'ai aucun mérite. J'ai simplement d’mandé que La Fenice soit reproduite ici.

- La Fenice ? répéta Lise.

- C'est l’nom d’cette salle d'opéra. Elle s’trouve à Venise.

- Venise, répéta Lise.

- C'est une ville en Italie… L'Italie est un pays sur mon monde. Bref… Cet endroit sort pas d’mon imagination. Il est réel. J'ai juste d’mandé une copie.

- Quoi qu'il en soit, c'est magnifique, reconnut Lise.

Trois coups se firent entendre. La lumière disparut. Les musiciens entrèrent dans la fosse. Des applaudissements annoncèrent l'entrée du chef d'orchestre. Les instruments furent accordés puis le rideau s'ouvrit.

- C'est Aïda ! s'exclama Lise. Mon opéra préféré ! Comment savais-tu ?

- Chut. Écoute ! la rabroua Esteban.

Lise se tut et profita. La sonorité était parfaite, les chanteurs talentueux, les musiciens excellents, la mise en scène à couper le souffle. Le rideau se referma pour l'entracte.

- On peut directement passer à la suite ? proposa Lise, excitée comme une adolescente.

- On pourrait, dit Esteban, mais autant le vivre à fond, non ?

Il souleva un rabat et sortit du renfoncement des verres, des bouteilles et de la nourriture. Elle ne reconnut rien. Tout ici venait du monde d’Esteban, comme le cylindre électrique l’ayant torturée. Lise prit sur elle. Elle devait surmonter cela pour ne pas vivre seule. C’était le prix à payer. Il lui tendit un verre plein d’un liquide noir. Il se servit lui-même une boisson jaune. Les deux pétillaient. Confiante, Lise goutta et grimaça. Elle n’osa pas trop dire qu’elle n’aimait pas.

- Je peux goûter le tien ? demanda-t-elle en tendant la main vers le contenant de son interlocuteur.

- Non ! s’exclama Esteban en éloignant son verre. C’est d’la bière !

- Et alors ? répliqua Lise qui savait très bien ce dont il s’agissait puisque la boisson existait aussi sur son monde.

- C’est alcoolisé, gronda Esteban. C’est mauvais pour les femmes enceintes !

- Je ne suis pas enceinte, rappela Lise.

- Non, mais Mebaadia aimerait bien qu’ça se produise et j’suis à peu près certain qu’il apprécierait pas.

- Moi je ne peux pas mais toi oui ?

- Un homme peut pas tomber enceinte, répliqua-t-il comme s’il parlait à une demeurée.

Lise n’apprécia pas le ton employé. Elle ne releva pas, peu désireuse de lancer une dispute.

- C'est quoi ? dit-elle en désignant son propre verre.

- Du coca. Un truc totalement chimique. T’inquiète ! T’vas t’y faire ! On devient vite addict. Tiens, sers-toi ! continua-t-il en lui tendant un petit bol rempli de graines. Cacahuètes et ça, pistache.

Lise picora. Trop salé à son goût. Elle ne se plaignit cependant pas. Elle ne voulait pas le mettre en défaut. Elle passait un bon moment. Inutile de le raccourcir pour une histoire de nourriture. Là n’était pas l’essentiel de cette sortie.

- Comment as-tu fait pour qu’il accepte de faire venir des gens ? demanda Lise.

- Ce sont pas des vrais gens.

- On dirait pourtant. En dehors du fait qu’ils nous ignorent, ils semblent réels. Il y a une famille là-bas, et ce couple de vieux.

- Ce sont des androïdes, précisa Esteban.

Lise ne prit pas la peine de répondre. Elle commençait à avoir l'habitude de ne pas comprendre quand Esteban parlait et préférait ne pas le couper.

- Ce sont des machines – comme des charrettes ou des poulies - qui ont l'apparence humaine mais n'en sont pas. Tu d’vrais d’mander à voir des films d’science-fiction… et d’l'héroic fantasy, ça pourrait être drôle.

- Pourquoi ? interrogea Lise, la curiosité activée.

- Ça pourrait t’rappeler ton monde arriéré. N'hésite pas à d’mander des films. Ça t’permettra d’t'ennuyer moins.

Son monde arriéré, répéta Lise en pensée en se retenant de gifler son interlocuteur.

- C'est quoi un film ? se contenta-t-elle de demander en soupirant de lassitude.

- Oh pardon, oui… évidemment t’sais pas c’que sait. Quand tu d’mandes à voir un opéra dans la télévision, y a personne qui chante au moment où tu l’regardes. Ils l'ont fait une fois mais ça a été enregistré – stocké, si tu préfères – via un procédé technologique qui t’permet d’le r’garder plus tard autant d’fois qu’tu veux. Ceci dit, ça empêche pas qu'en vrai, c'est mieux.

Lise en convint.

- C'est moins cher sur la télévision, continua Esteban. Bref… Parfois, on stocke des histoires. Les acteurs – les comédiens – jouent une histoire, un peu comme au théâtre, sauf qu'y a pas de public devant eux. On s’contente d'enregistrer et les gens peuvent voir que l’résultat final, assemblé. Ainsi, si une scène est ratée, y peuvent la refaire autant d’fois qu’nécessaire. Y peuvent rajouter des effets spéciaux – des illusions – et améliorer – ou pas d'ailleurs – la qualité du film.

Lise n'était pas certaine d'avoir tout compris mais elle apprécia les efforts d'Esteban pour utiliser des mots simples.

- Ceci dit, tu comprendras sûrement mieux en en voyant toi-même. Demande d’la science-fiction ou d’l'héroic fantasy. Tu verras, tu regretteras pas. Puisque t’aimes la musique, t’peux aussi d’mander des comédies musicales. Fais-moi confiance. Ça t’plaira.

Lise enregistra les mots nouveaux avec difficulté. Il y en avait tant ! Un long silence suivit. Lise tentait de mettre un sens sur le long discours d’Esteban. L’avatar, plongé dans ses pensées, fronçait les sourcils. Finalement, il lança :

- C’est comment ?

- Quoi donc ?

- D’faire l’amour.

Lise se figea. Se moquait-il d’elle ?

- T’avais déjà couché avant de v’nir ici. T’as dit que t’étais pas vierge. Moi, j’avais jamais baisé avant de d’venir l’avatar d’Mebaadia. J’étais trop jeune. J’ai jamais eu la possibilité d’avoir une relation sexuelle libre. C’est bien d’faire l’amour ?

- Tu veux parler d’une relation sexuelle réalisée uniquement pour un plaisir partagé ?

Esteban hocha la tête.

- Je ne sais pas, dit Lise en détourna le regard pour se tourner vers les autres spectateurs.

- J’comprends pas. T’as dit…

- J’ai donné deux sorciers au peuple, dit Lise. C’était mon rôle en tant que magicienne. Je ne transmets pas mes pouvoirs et les sorciers subissent une extermination atroce les rendant rares.

Esteban ouvrit de grands yeux ahuris.

- On m’a désigné mes partenaires, des sorciers humbles et confirmés, puissants et soumis.

- On t’a forcée à des relations sexuelles avec des inconnus juste pour créer des sorciers ? bafouilla Esteban.

Lise hocha la tête.

- Je ne suis qu’un ventre. Je n’ai toujours été qu’un ventre. La première fois que mon manque d’humilité m’a amenée au bord de l’échafaud, j’étais enceinte de mon premier. Je leur en ai donné un deuxième, prouvant mon investissement à la cause. Ça a éloigné les soupçons. Ma désobéissance au roi qui m’ordonnait de lutter contre Mebaadia m’a valu ma condamnation à mort.

- C’est totalement injuste ! s’énerva Esteban.

- Quand Mebaadia a posé les yeux sur moi et m’a marquée, j’ai cru… que j’étais enfin reconnue à ma juste valeur, quelqu’un me voyait enfin pour moi-même. Quelle idiote. Je ne suis toujours qu’un ventre.

Esteban eut la bonne idée de garder le silence. L’entracte prit fin sans qu’un mot supplémentaire ne soit échangé.

Lise ressortit de l’opéra l’esprit apaisé et le corps détendu.

- Merci, Esteban. C’était une excellente idée. J’ai passé un merveilleux moment. J’aimerais beaucoup que ça se reproduise.

- Mon plaisir. Dis-moi, Lise, y t’manquent pas trop ?

- Qui ça ?

- Tes deux enfants, précisa Esteban.

- Je n’ai jamais eu l’occasion de lever les yeux sur eux et puis, ils sont très probablement morts alors…

- Pourquoi les crois-tu décédés ?

- Parce que neuf sorciers sur dix meurent dans cette école d’arriérés, maugréa Lise.

La terreur grandissant indiqua à Lise l’arrivée imminente de Mebaadia. Elle s’agenouilla devant le maître des lieux.

- As-tu passé un bon moment en compagnie d’Esteban ?

- Excellent, maître.

- Je prends note, dit Mebaadia avant de disparaître.

Lise se sentit très seule. Elle se rendit dans la salle vidéo et demanda à voir un film d’héroic fantasy. La préparation du dîner fut son activité suivante. Elle choisit la recette du jour et sortit les ingrédients et récipients. Elle allait commencer à cuisiner mais se figea, les sourcils froncés.

- Maître ? appela-t-elle, peu certaine d’avoir le droit de convoquer ainsi le dieu de la souffrance, de la destruction et de la mort.

- Oui, mon trésor ? répondit-il sans apparaître, voix désincarnée.

- Vous êtes trop occupé pour venir me rejoindre ?

- Tu souhaites ma présence ? s’étonna-t-il.

- Oui, Maître, si cela vous est possible.

- Je pensais que tu préférais celle d’Esteban.

Lise se demanda comment prendre cette réponse.

- J’adore quand vous me racontez votre journée pendant que je cuisine. J’adore manger en votre compagnie, assura Lise dans une totale sincérité.

Une bouffée de terreur transperça la magicienne tandis que Mebaadia apparaissait sur le plan de travail, assis.

- Izanagi est encore en train de chouiner, commença Mebaadia.

Lise sourit en se mettant à cuisiner.

- Il veut qu’on se réunisse pour amener la vie sur une partie vide d’un plan. C’est une activité longue et fastidieuse. Il faut que nous venions tous or certains en profitent pour tenter de ravir des mondes à d’autres en leur absence.

Lise ricana. Elle adorait l’entendre raconter ses journées. Elle ne comprenait pas toujours tout mais il racontait merveilleusement bien. Il lui tendit une assiette contenant des mets appétissants ainsi qu’un verre orangé.

- Apéritif, proposa-t-il avant d’avaler un petit-four.

Lise en prit un au hasard et dut admettre adorer. C’était délicieux. Et le cocktail de jus de fruits ! Un régal ! Tout l’opposé du « coca - cacahuète » d’Esteban. Lise en ronronna de bonheur. Mebaadia reprit son monologue tout en mangeant et buvant.

- Ensuite, il faut se coordonner. Sauf que certains papotent, d’autres s’insultent. Les sarcasmes fusent. Les moqueries tournent au pugilat. Je sais déjà que cela prendra des années. Or, je n’ai aucune envie de passer des années dans un plan vide à attendre la bonne volonté de mes comparses. D’habitude, je m’en fiche mais aujourd’hui, j’ai un avatar à la durée de vie courte et la mère des suivants à m’occuper. Je ne peux pas me permettre de perdre quelques années. D’habitude, je soutiens Izanagi. Je suis son plus fervent défendeur.

- Ah bon ? dit Lise qui, pour une fois, ne put s’empêcher de participer à la conversation. Vous appréciez qu’il veuille créer la vie ?

- Il faut bien vivre pour mourir, répliqua Mebaadia.

Lise s’inclina devant cette évidence.

- De ce fait, Izanagi est très en colère et n’a de cesse de me faire chier, se plaignant que je fasse passer mes intérêts personnels avant le bien commun. J’admets que c’est vrai et je m’en fous.

Lise rit.

- Il attendra, mille ans s’il le faut. On n’est pas à quelques siècles près non plus !

La conversation continua ainsi pendant toute la préparation puis le repas. Lise apprécia ce moment, même si la proximité du dieu de la souffrance, de la destruction et de la mort la terrifiait toujours autant.

Elle dormit bien cette nuit-là, la tête pleine de l’opéra. Le lendemain, elle avala seule un rapide petit-déjeuner, sortit améliorer le réalisme du jardin, poursuivit sa lecture d’un livre de magie puis déjeuna en compagnie du maître des lieux. Après manger, elle pria.

Elle venait de sortir de la chapelle lorsque Mebaadia apparut.

- Dans la chambre bleue, mon trésor, ordonna-t-il.

Lise frémit mais obéit. Lorsqu’elle fut à l’intérieur, elle ne put empêcher une larme de couler. Il voulait recommencer ! Lise ne se sentit pas capable de le supporter. C’était trop dur. Lorsqu’il toucha son épaule pour la dévêtir, elle hurla et se dégagea.

- Lise ! gronda-t-il.

- Pardonnez-moi, maître, c’est trop dur. Est-ce qu’on pourrait… faire ça autrement ?

- Comment ça ? demanda Mebaadia, agacé.

- Pourriez-vous… ne pas me déshabiller ? Il vous suffit… de relever mon jupon. Est-ce un problème ? Esteban a-t-il besoin de voir mon corps pour… ?

Lise se souvint de sa première fois avec ce sorcier inconnu. Elle avait dû mettre son sexe dans sa bouche, le laisser caresser ses seins. Il l’avait pénétrée et limée longuement. Lise, bien consciente que sa vie dépendait de sa docilité, n’avait rien refusé à ce partenaire désigné par le roi en personne. Heureusement, un druide ayant augmenté la fertilité des deux protagonistes, Lise était tombée enceinte dès la première tentative.

- Je contrôle le corps d’Esteban. Il bande si je veux qu’il le fasse. Ceci dit, il est plus courant que je lui refuse ce droit que l’inverse. Ça m’amuse beaucoup de le sentir souffrir d’avoir envie de bander et que ça ne se produise pas.

Lise eut beaucoup de peine pour l’avatar.

- Accepteriez-vous que l’acte soit plus… sobre, neutre ?

- Propose toujours, dit Mebaadia, apparemment dans de bonnes dispositions.

Lise se mit à genoux devant le lit. Elle posa son torse sur le matelas et mit ses bras dans son dos. Mebaadia releva la jupe d’un geste sec, attrapa les poignets d’une main ferme, plaça l’autre dans ses cheveux. Lise se retrouva plaquée sur la couverture chaude. Le sexe dur d’Esteban la transperça sans la moindre douleur avant de se retirer. Pas de limage nécessaire. Mebaadia avait ordonné l’éjaculation. Elle avait eu lieu.

Comme la veille, Lise eut l’impression que des billes de mort remontaient son ventre. L’atroce sensation la fit sangloter. Elle sentit qu’elle n’allait pas tarder à perdre pied, à sombrer dans une crise de folie.

Les caresses douces d’Esteban et ses mots tendres au creux de son oreille la calmèrent. Sa respiration ralentit. Elle attendit que le sablier arrive à son terme et se redressa. La présence de l’avatar lui avait permis de surmonter la difficulté.

- Je suis désolée, murmura-t-elle une fois assise sur le lit à côté d’Esteban, sa main dans la sienne.

- Pourquoi ? demanda-t-il, surpris.

- Je te prive d’un bon moment de baise.

- Y m’viole autant qu’toi, rappela-t-il. J’préfère autant qu’ça soit rapide et sobre.

Lise fut ravie de savoir qu’ils étaient sur la même longueur d’onde. Cela lui retirait un sacré poids.

- J’ai déjà connu le fait d’être possédé, corps et âme. Mais l’ensorceleur n’était pas un dieu maléfique, dit la magicienne. C’est comment, d’être son avatar ?

- Au début, c'était douloureux parce que j’luttais. J'ai appris à laisser faire. Aujourd'hui, j’suis totalement spectateur et encore… J'essaye de pas m’concentrer sur les évènements en cours. J’suis dans les nuages, d'une certaine façon.

Un moment de silence passa.

- Il vaut mieux, continua Esteban. Voir des milliers d’gens être torturés et tués… J'ai vu des populations entières s’faire décimer. J’préfère pas penser qu’ce sont mes pouvoirs qui font ça. C’est pas moi.

- Vous vous parlez… quand il te possède, dit Lise.

Esteban hocha la tête.

- Notre interaction est nécessaire.

- Comment ça ?

- Sur les mondes réels, la vie est présente partout. Ça lui fait horreur… Ça l’fait même souffrir d'une certaine façon. Moi, au contraire, j'adore être sur les mondes réels. Pouvoir voir voler un oiseau, gambader une biche, nager un poisson… Des plaisirs pourtant simples, mais impossible à obtenir ici. Mon plaisir équilibre sa souffrance et nous y gagnons tous les deux.

- Tu sais ce qu'il pense… ce qu'il ressent, comprit Lise.

- C'est plus fort qu’ça. J’partage ses sentiments autant qu'il partage les miens. Nous sommes deux êtres totalement différents. C'est compliqué d'analyser ses sentiments et d’mettre un nom dessus. Quand j’dis qu'il souffre, c'est pas tout à fait vrai. C'est juste le terme le plus approprié mais j’crois pas qu'il puisse avoir les mêmes sensations qu’nous.

- Mais quand il souffre, tu souffres aussi.

- Généralement, quand il souffre, c'est qu'y s’passe quelqu’chose qui m’plaît alors ça s'équilibre.

- Ça veut dire que quand tu souffres, il est heureux… et donc à travers lui, tu es heureux de souffrir, comprit Lise avec horreur.

- Oui. C'est pourquoi j'ai arrêté d’lutter – et donc d’souffrir – depuis longtemps.

Lise comprenait. Qui n’agirait pas ainsi ? Comment subir cela sans devenir complètement fou.

- Pourquoi tu hurles après l’coït ? demanda Esteban.

- Je ne sais pas comment décrire ça, indiqua Lise. Il n’y a pas de mots. J’ai la sensation que des centaines de petites billes emplies de mort s’éparpillent dans mon ventre.

- Ça fait mal, supposa Esteban.

- Non, dit Lise. C’est psychologiquement insoutenable. La mort entre en moi, se répand, me pénètre de partout et je ne peux que subir. Je ne supporte pas ça. C’est atroce.

Esteban hocha la tête puis sourit et lança :

- J’sais comment t’changer les idées : un parc d’attraction.

- Je ne sais pas ce que c'est, avoua Lise avant de suivre Esteban dehors.

Une fois dans le jardin, Esteban réfléchit à voix haute.

- Disneyland ? Le parc Astérix ? Disneyworld ? Aventure land ? Mmm… Voyons… J’voudrais qu'apparaisse ici l’meilleur parc d'attraction de mon monde, avec des androïdes jouant le rôle des clients.

Le jardin s'agrandit de manière spectaculaire pour accueillir le lieu monumental.

- Tu es sûr que Mebaadia est d'accord avec ça ?

- D'abord, s'il l'était pas, y se s’rait rien passé. Ensuite, j’lui ai déjà posé la question… pour l'opéra.

- Qu'a-t-il répondu ?

- La même chose qu’la première fois où j’lui avais demandé, il y a bien longtemps : la dépense d'énergie est insignifiante par rapport à l'immensité d’ses pouvoirs.

Lise reconnut là la modestie du maître des lieux.

- En ce cas, conclut-elle avant d'entrer à la suite d'Esteban.

- J’connais pas c’parc, reconnut Esteban en prenant un plan à l'entrée. Cedar Point, lut-il. 75 attractions dont 17 montagnes russes… et le tout sans avoir à faire la queue ! Génial.

Lise eut l'impression de voir un gosse. Esteban souriait et sautillait sur place. Il lui prit le bras et l'entraîna à sa suite, se dirigeant grâce au plan. Autour d'eux, une foule marchait, avançait, bavardait. Cette fois, Lise fut attentive et elle constata que ces gens sonnaient faux. Qu'il s’agisse de machines ne faisait aucun doute.

Esteban la fit s’asseoir dans un chariot sur des rails. Une immense côte se dressait. Le chariot se mit en mouvement par à-coup puis ce fut plus régulier et ils montèrent… montèrent.

- C'est quoi ce truc en fait ? interrogea Lise, peu confiante.

- Une montagne russe, nomma Esteban. Aie confiance et amuse-toi !

Ils atteignirent le sommet et Lise, dans le premier wagon avec Esteban, bafouilla :

- Je… Je ne crois pas… que ce soit une bonne idée.

La descente fut marquée par les hurlements de Lise et le fou rire d'Esteban. À la sortie, Lise explosa de rire à son tour avant de dire : encore. Elle venait de retrouver son âme d'enfant et commençait à comprendre la gaieté d'Esteban.

Ils essayèrent toutes les attractions, se chamaillant gentiment sur le classement de la meilleure à la plus mauvaise. À la fin, cependant, Lise était éreintée. Esteban changea le décor et des transats apparurent accompagnés de cocktails avec ombrelle.

- T’sais l’plus étrange ? dit Esteban une fois qu'ils se furent installés.

Lise fit signe que non.

- J’suis ici depuis dix ans et j'avais jamais pensé à faire ça auparavant. C'est grâce à toi. Je cherche à t’faire plaisir et ça m'oblige à être imaginatif. J’t’remercie, Lise.

Lise sourit rapidement. L’avatar faisait des efforts pour elle mais Lise n’était pas dupe. Il y gagnait aussi une chose essentielle : sa liberté.

- J'ai adoré le Seigneur des Anneaux, annonça Lise.

- Ça existe en livres si ça t'intéresse.

- La lecture n'est pas trop mon truc. Je vais me contenter de la télévision. J'ai bien aimé Starwars. Les effets spéciaux sont époustouflants.

Esteban rit en entendant Lise parler comme une native de son monde.

- Quoi ? s'exclama-t-elle, boudeuse.

- T’apprends vite, c'est tout. T’pourrais presque te débrouiller seule sur mon monde.

- J'apprends à le connaître via les films.

- La réalité est pas comme dans les histoires, précisa-t-il.

- Je regarde aussi des documentaires, annonça fièrement Lise.

- T’es plus courageuse que moi alors…

Lise rit. Mebaadia revint prendre possession de son avatar. La récréation était terminée. Lise s’agenouilla.

- Inutile de te demander si tu as passé un bon moment. Tu es rayonnante. Je suis extrêmement satisfait. On se revoit ce soir, mon trésor ?

- Avec grand plaisir, maître, répondit Lise.

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Honey41
Posté le 07/10/2023
Lise se fait à sa nouvelle vie on dirait, elle s'amuse avec l'avatar et mange avec le Maître des lieux. que va-t-il se passer ensuite ? aura-t-elle des enfants et si oui combien ?
Nathalie
Posté le 07/10/2023
Elle s'y fait par manque de choix. Elle se résigne...
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