- On fait quoi ? demanda Lise alors que le couple sortait après la troisième tentative de conception d’un bébé.
- Nous avons déjà visité un opéra et un parc d’attraction de mon monde. Tu pourrais peut-être me montrer un endroit sympa de chez toi ?
Lise frémit. Son monde ? Là où tout le monde voulait la tuer ? Où on l’avait forcée à donner naissance à deux enfants avec des pères inconnus lors de relations non consenties ? Là où on l’accusait de mentir et de faire preuve de suffisance là où elle se contentait de répondre honnêtement aux questions posées ?
Un seul lieu s’imposa à son esprit.
- Est-ce que cet endroit pourrait ne pas disparaître ? Tu veux bien le laisser ?
- Bien sûr ! s’exclama Esteban.
- Pourriez-vous faire apparaître une réplique du temple des Aar’myth des neufs royaumes ? Sans les prêtres, juste le bâtiment vide, s’il vous plaît ?
Le bâtiment de pierre blanche apparut.
- C’est beau, dit Esteban alors qu’il entrait à sa suite. C’est quoi, un Aar’myth ?
- C’est le nom donné par les habitants des neuf royaumes aux dieux que vénèrent les êtres magiques. Ils ont apporté aux humains la capacité à manier la magie, expliqua Lise. Baca – la perle – est une dragonne de nacre. C’est elle qui a façonné les magiciens et les ensorceleurs. Je la vénère, mais Mebaadia dit qu’elle n’est pas une déesse.
- Il respecte beaucoup tes croyances, assura Esteban. C’est très important à ses yeux, la liberté de culte. Il peut te retirer tout, sauf ça.
Cela avait du sens aux yeux de Lise.
- Moi, je trouve ça stupide de vénérer un dragon, indiqua Esteban.
Lise cligna plusieurs fois des paupières. La réflexion la blessa. Elle choisit de ne rien en dire. Esteban était souvent insultant, méprisant, misogyne et raciste. Ses réflexions sur les personnages des films, des opéras ou des histoires manquaient singulièrement de profondeur mais Lise prit sur elle. Il était son seul interlocuteur. Ces quelques défauts étaient supportables.
- Surtout quand on a un vrai dieu sous la main, termina Esteban.
- Je suis étonnée que tu vénères Mebaadia. Il ne te torturerait pas de la sorte si c’était le cas. Il prend grand soin de ses sujets.
- Il répète que j’suis pas un d’ses sujets. J’comprends pas c’que j’dois faire pour l’convaincre. J’le vénère vraiment, t’sais !
Lise garda ses réflexions pour elle. Probablement que cette foi n’était pas sincère. Il ne vénérait Mebaadia que parce qu’il espérait en retour être protégé de lui. Mebaadia ne voulait pas être vénéré par crainte mais véritablement, du plus profond du cœur. La foi ne peut être expliquée. Elle existe, ou pas.
- Pas hyper amusante, ta sortie, annonça Esteban. T’as pas mieux en stock ?
Lise en avait les larmes aux yeux.
- Hé ! Qu’est-ce que t’as ?
- Je ne veux pas… repenser à mon monde d’origine. Ça me fait trop mal, Esteban.
- D’accord, pas de souci, dit-il rapidement en regardant autour de lui avec appréhension. J’en parl’rai plus jamais. Hier, on s’est fait le meilleur parc d'attraction d’mon monde. On s’paye le second ?
Lise parvint à sourire à cette proposition enthousiaste. Elle le suivit volontiers dans les allées du Knoebels Amusement Resort, habituellement disponible aux États-Unis. Les montagnes russes et la maison hantée furent à la hauteur de leur excellente réputation. Ils mangèrent des glaces et des crêpes au nutella et burent du coca.
- J’ai mal partout, gémit Lise en sortant.
- J’ai p’t-être une idée pour t’délasser.
Esteban demanda que des sources chaudes apparaissent. Un magnifique endroit se modela, avec des rivières d'eau chaude, des cascades et des trous d'eau.
- Changeons-nous ! proposa-t-il avant de faire apparaître un slip de bain pour lui et un maillot de bain pour elle.
Lise prit l'objet qu’il lui tendait.
- Existe-t-il un maillot de bain plus petit ? ironisa Lise.
- Hum ? répondit Esteban qui se changeait en lui tournant le dos.
- Rien, laisse tomber, dit Lise avant de passer le minuscule bikini.
Esteban était déjà dans le bain chaud lorsque Lise le rejoignit. Le maillot de bain lui allait bien. Malgré cela, rien ne fit frétiller son bas-ventre. Le corps de Lise ne l’attirait pas plus que ça. « Elle a de jolis seins », reconnut-il. Le reste n’allait pas. Trop grande, trop en chair, ses cheveux, son odeur, rien de tout cela ne lui convenait.
Lise soupira d’aise en entrant dans le bain chaud et elle sourit pleinement. Esteban fut heureux d’avoir bien choisi l’activité suivante. Habituellement, Mebaadia venait dès la promenade terminée. Esteban grattait du temps de liberté et s’en délectait.
- Tourne-toi, proposa Esteban avant de masser le cou et les épaules de la jeune femme.
Lise se laissa faire et Esteban sentit ses muscles se détendre sous ses doigts. Elle en ronronna. Après un moment, elle se retourna et s’approcha du jeune homme. Ses envies étaient plus que claires. Même si Lise ne lui plaisait pas, Esteban ne s’opposerait pas à une relation charnelle libre, pour une fois.
Elle déposa un baiser timide sur ses lèvres. Esteban empoigna ses cheveux et lui rendit son contact avec fougue. Son corps réagit au quart de tour. Lise avait beau ne pas lui plaire, il restait un homme devant une femme quasi nue. Pour la première fois de sa vie, Esteban contrôlait un moment intime. Il en fut transporté de joie.
Tout son corps hurla de douleur au moment de la prise de contrôle brutale de Mebaadia. Lise cria tandis qu’il l’attrapait par la gorge et la maintenait sans serrer à bout de bras.
- Comment oses-tu ? gronda Mebaadia.
- Maître, je… commença Lise.
- Je ne te parle pas ! s’écria Mebaadia. Ferme-la !
Lise frémit avant de hocher la tête, terrifiée par la poigne sur sa trachée, maintenant sans forcer.
J’fais c’que vous m’avez d’mandé, siffla Esteban quand la douleur eut un peu décrue.
- Elle est à moi ! articula sauvagement le dieu de la souffrance, de la destruction et de la mort.
J’fais un sacré effort pour m’approcher d’cette mocheté, cingla Esteban. Grâce à moi, elle s’laissera mieux faire pour concevoir vos futurs avatars. Elle m’désire. J’lui plais. J’fais ça pour vous. Pourquoi vous vous énervez ?
- Tu n’as pas intérêt à coucher avec elle !
Pourquoi ? Vous voulez un bébé, oui ou non ?
- Un bébé, oui, mais de moi, espèce d’abruti !
Vous avez just’ besoin d’un avatar puissant. En quoi vot’ présence est-elle nécessaire ? Lise et moi saurons nous débrouiller.
- Parce que ce bébé portera ma signature. Il sera marqué de mon essence. Quand je le prendrai pour avatar, il sera ravi, comme s’il gagnait enfin ce qui lui manquait.
Lise gémit. Bien que n’entendant pas les questions de l’avatar, elle les devinait aisément aux réponses de Mebaadia. Elle non plus n’appréciait pas de savoir que leurs enfants seraient non seulement des pions entre les mains du mal absolu, mais qu’en plus, ils le désireraient.
- Tu crois que je m’emmerde à essayer de concevoir pour quelle raison ? Je suis le dieu de la mort et vous êtes dans mon royaume. Donner la vie n’est pas exactement mon truc. Souvent, Izanagi s’amuse à donner un coup de pouce au destin. Là, je n’ai aucune aide à ma disposition. Je préférerais que ça soit facile et rapide.
Laissez-moi la séduire. Ça pourra que mieux marcher si elle est plus consentante.
- Je vous interdis de baiser, est-ce clair ? Le coït vaginal ne se fera qu’en ma présence ! Avez-vous bien compris, tous les deux ?
Oui, c’est très clair.
Lise hocha plusieurs fois la tête.
Ça veut dire que j’peux la sodomiser ? Trop cool ! s’exclama Esteban.
- Fais-lui mal et je t’arrache les yeux, précisa Mebaadia. Je suis le seul autorisé à lui apporter de la souffrance.
Esteban ne répondit pas à cette menace qu’il prenait très au sérieux. Il imagina toutes sortes de scènes pornographique n’incluant pas la moindre once de douleur.
- Mon trésor, sais-tu pourquoi Esteban se plie en quatre comme ça pour toi, et ce alors qu’il te trouve laide et insipide ?
Lise blêmit à ces mots. Mebaadia poursuivit :
- Parce que tu n’es qu’un moyen pour lui d’obtenir quelques instants de liberté mais sache que ta proximité lui donne la nausée. Oh non ! Ne le plains pas, c’est inutile. Il est l’avatar parfait pour moi. Sais-tu pourquoi ?
Elle secoua négativement la tête en tremblant.
- Parce qu’il est un meurtrier né. Avant de me rencontrer, il avait déjà tué six personnes.
Lise blêmit.
- Aurait-il omis de te le préciser ? s’amusa Mebaadia.
Espèce de connard ! gronda Esteban.
- Oh Esteban, tu attends la mort avec impatience pour être libéré de cette prison qu’est devenu ton corps ? Mais te rends-tu compte, cher avatar, que ces meurtres te vaudront de passer l’éternité en enfer ?
Esteban se pétrifia. Il avait eu un avant-goût du monde d’en dessous. Il aurait voulu pouvoir hurler, supplier, sangloter, pleurer, se recroqueviller dans un coin en position fœtale et ne plus bouger. Mebaadia ne lui en offrit pas la possibilité. Il fixa Lise dans les yeux.
- Et toi, mon trésor, tu admires autant le corps d’Esteban que sa personnalité te révulse. Sa vulgarité, ses manières, ses goûts, tout chez lui te donne envie de vomir.
Lise en trembla de tristesse. Elle ne voulait pas faire souffrir Esteban. C’était très méchant de dire ça à voix haute.
- Ma chère Roxane, coincée entre Cyrano et Christian.
Lise, qui avait lu puis vu la pièce de théâtre d’Edmond Rostand, comprenait très bien la référence mais elle secoua la tête, refusant d’admettre que cette comparaison était parfaite.
- Tu adores autant mes manières raffinées, ma locution, mes talents de conteur, que tu hais mon corps. Ose me dire que mon choix d’apéritif n’était pas plus agréable que le sien…
Lise ne put empêcher des larmes de couler.
- Tu n’as pas besoin d’Esteban pour aller à l’opéra, indiqua-t-il. Tu peux y aller sans lui. Il préfère autant. Il déteste ça. Il s’y ennuie à mourir.
Lise aurait voulu que Mebaadia se taise.
- Tu peux aussi demander à modifier temporairement l’intégralité du jardin pour te retrouver sur Tatooine par exemple, et passer la nuit dans la demeure familiale de Luke Skywalker ou sur l’Étoile Noire. Je suis certain que tu es capable de trouver toute seule comment t’occuper agréablement. Ne te force pas à passer du temps avec quelqu’un dont la présence t’insupporte à ce point.
Il lui caressa tendrement la joue. Lise eut l’impression qu’une traînée d’acide venait de couler sur son visage.
- À ce soir, mon trésor, finit-il avant de disparaître.
Lise resta dans l’eau chaude, plus mal que jamais. Elle finit par sortir, s’habilla puis partit prier. Lorsque l’heure du dîner approcha, elle se rendit à la cuisine pour y retrouver Mebaadia qui lui offrit un apéritif très agréable qu’elle ne refusa pas. Il ne fit aucune mention de l’incident de l’après-midi, se contentant de raconter aussi agréablement que d’habitude sa journée et des anecdotes du passé.
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Le lendemain soir, Lise coupa la parole à Mebaadia – difficile de faire autrement, il parlait sans discontinuer – pour affirmer :
- Vous n’avez pas fait de tentative aujourd’hui.
- Tu n’es plus féconde. Je ne suis peut-être pas un expert en création de vie, mais je possède les notions de base. J’ai raté ma fenêtre de tir. Je réessaierai le mois prochain.
Lise hocha la tête. Cela se tenait. Il allait reprendre sa logorrhée mais Lise le prit de vitesse.
- Permettriez-vous que je passe quand même du temps avec Esteban ?
Mebaadia transperça Lise des yeux puis annonça :
- J’ai besoin de mon avatar. Je vous accorde une heure par jour, sauf si mon besoin est trop important.
- Bien, Maître. Merci, Maître, répondit humblement Lise.
- Mon trésor ?
Elle leva les yeux sur lui.
- Ton comportement me satisfait pleinement. Continue ainsi.
Lise hocha la tête en tremblant. Mebaadia reprit sa narration de la prise d’un monde. L’histoire datait-elle d’hier ou d’un millénaire précédent ? Lise n’en avait aucune idée.
Lise ne vit pas Esteban le lendemain, ni le surlendemain. Elle le trouva le troisième jour figé dans le jardin.
- Esteban ? dit-elle en s’approchant précautionneusement de lui.
Il resta immobile et muet. Elle ne l’avait jamais vu aussi anéanti.
- Viens, proposa-t-elle.
Elle l’amena à côté du temple des Aar’myths et demanda dans sa tête : « Pourriez-vous faire apparaître ce dont Esteban a besoin pour prier ? » De fait, elle ne pouvait pas être plus précise dans sa demande, ignorant totalement ce dont il pouvait s’agir. Esteban se considérait comme un sujet de Mebaadia mais le dieu réfutait totalement cette possibilité.
Lise dut admettre être curieuse de savoir à quoi l’endroit allait ressembler, vers qui allait la préférence d’Esteban, comment elle se manifesterait. Le petit bâtiment ressemblait à une chapelle sobre et lumineuse. Lise entra en proposant à Esteban de le suivre. Dès qu’il passa la voûte supérieure, ses épaules s’affaissèrent et il respira amplement.
- C’est quoi cet endroit ? demanda Esteban.
- Ce dont tu as besoin. Prie, Esteban.
L’avatar la transperça des yeux. Lise s’imaginait sans peine les tourments qui le traversaient. Apprendre qu’on allait passer l’éternité en enfer avait de quoi anéantir quiconque. La seule solution : prier. Esteban ne lutta pas. Il s’agenouilla au milieu de cet endroit vide : pas d’idole, pas de tableau, pas de représentation quelconque. Lise n’avait aucune idée de la nature de la foi d’Esteban et elle s’en fichait. Elle apportait un peu de sérénité à celui qui l’aidait à surmonter sa peine. Voilà tout ce qui importait.
Lise sortit pour le laisser tranquille. Elle ignora quand Mebaadia revint le chercher et ne chercha pas à le savoir.
- Merci, Lise, dit Esteban lorsqu’ils se revirent le lendemain. Pourquoi t’as fait ça ?
- Parce qu’on s’en fout, dit Lise qui avait eu le temps d’y réfléchir. Tu as tué des gens ? Grand bien te fasse. Tu vas être puni pendant une éternité pour ça, apparemment. Ce n’est certainement pas à moi de te juger. Tu me trouves laide et insipide ? Tu as eu raison de ne pas le me dire. Ça s’appelle la politesse. Tu ne me viens en aide que pour un peu de temps de liberté, et alors ? Nous y gagnons tous les deux, n’est-ce pas l’essentiel ? Oui, je n’aime pas tes manières mais moi aussi, j’ai juste fait preuve de politesse. Mentir n’est pas forcément une mauvaise chose. Toute vérité n’est pas bonne à dire.
Esteban cligna des paupières, clairement abasourdi par la tirade.
- En revanche, il va falloir qu’on mette un système au point, par rapport au choix des sorties, poursuivit Lise. Nous devons absolument nous dire si nous apprécions ou pas afin de pouvoir ajuster. Mebaadia a raison : l’opéra, je peux y aller toute seule.
- Je…
- Non ! le coupa fermement Lise. Tu n’as qu’une heure de liberté par jour. Je refuse que tu la passes à t’ennuyer. Cet échange doit être bénéfique aux deux. Par exemple, le parc d’attraction, j’aime bien.
- Moi aussi, admit Esteban.
- Et passer une heure sur l’étoile noire aussi, poursuivit Lise.
- Piloter un X-Wing et détruite cette saloperie d’arme impériale ! proposa Esteban avec un grand sourire.
- Je le savais… murmura Lise.
Esteban lui envoya un regard interrogateur.
- Que Mebaadia avait triché en puisant cette idée dans ton esprit. Il n’aurait jamais pu imaginer un truc pareil.
Esteban explosa de rire. L’avatar eut soudain le regard dans le vide.
- À quoi penses-tu ?
- Que j’bais’rais bien la princesse Leïa dans son bikini.
- Tu as le droit de faire ça ?
- Bien sûr ! J’regarde souvent des films porno et j’ai le droit à tous les sex-toys que j’veux pour m’satisfaire. Si ça t’chante, t’peux demander à Legolas de v’nir et d’te baiser bien comme y faut. Ça reste faux parce que ce sont des machines mais c’est toujours mieux qu’rien.
- Je préfère « rien », indiqua Lise. Je ne te toucherai plus et je te demanderai de faire de même.
- Lise…
- Je suis laide et insipide et puis cela déplaît à Mebaadia.
Esteban abdiqua. Lise découvrit le superbowl dans un immense stade. Elle adora l’ambiance survoltée, les chants, les danses, les hymnes scandés. Le sport en lui-même la laissa de marbre mais elle passa un agréable moment. Elle valida la sortie.
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- T’es sûre que ça t’dérange pas ? demanda Esteban.
- Certaine, répondit Lise. Va baiser la princesse d’Alderaan. Je vais rester ici à danser. J’ai besoin de me défouler. Ça me fera du bien.
Elle rejoignit la piste où se trémoussaient des twileks au son de la musique interprétée par le célèbre groupe de Max Rebo. Clavier, chanteurs, flûte, cor, trompette, saxophone, percussions, batterie et gong, Lise sautilla et virevolta au son très bien réalisé par ces machines complexes reproduisant la salle du trône de Jabba le Hutt sur Tatooine.
Lise fit de nombreuses pauses pour avaler des cocktails disposés avant de retourner sur la piste. Chaque danse la délaçait agréablement, éloignant le stress, les angoisses, la peur, la solitude. Elle espéra qu’Esteban s’amusait bien de son côté aussi.
Soudain, la musique changea. Lise, qui fermait les yeux pour danser, les ouvrit pour découvrir un environnement radicalement différent. Elle se trouvait au milieu d’un château magnifique. Elle portait une robe sublime rouge et dorée. Un duo de violon, un contrebasse et un piano entamèrent une musique enivrante.
Une terreur sourde indiqua l’arrivée de Mebaadia qui apparut au bout de la piste de danse, magnifique dans un costume beige et rouge, parfaitement assorti à la robe de Lise. Il s’approcha à pas doux et se plaça devant elle avant de lever ses mains, paumes vers elle. Lise frémit. Elle reconnut la position et le rythme musical. Cette danse venait de son monde. Il s’agissait d’une balade très érotique.
Lors de cet échange, les partenaires ne se touchaient jamais. Ils s’effleuraient, plaçaient leurs mains paume contre paume, à un doigt d’écart. Les pas, les jeux de regards, l’homme tournait autour de la femme comme un chasseur traquant sa proie. La femme jouait la dédaigneuse, offrant son dos ou ses épaules, mais ses regards annonçaient son réel désir.
Lise dut admettre que le choix de Mebaadia était parfait : aucun contact physique mais un moment très intense émotionnellement parlant. Il disparut dès la fin de la danse, laissant Lise en proie à une immense tension mentale.
- Pourquoi fait-il ça ? demanda-t-elle à Esteban le lendemain.
- Pourquoi qui fait quoi ? interrogea l’avatar.
- Mebaadia, murmura-t-elle. Ça donne l’impression… qu’il me drague.
Esteban, loin de se moquer, fronça les sourcils.
- Tu t’souviens quand j’t’ai dis qu’nous partageons nos émotions, lui et moi ?
- Tu as dit que c’était nécessaire, comme un équilibre essentiel.
- Tu t’souviens du premier repas qu’nous avons pris ensemble ? La première fois qu’j’ai pu t’parler ?
Lise hocha la tête.
- T’avais besoin d’une présence et la sienne t’répugnait. Tu sais ce que j’ai ressenti quand j’ai posé les yeux sur toi ? Les miens, je veux dire, sans lui ?
Lise secoua négativement la tête.
- Un grand vide, annonça Esteban. Comme si on v’nait d’m’arracher l’cœur et qu’la vie dev’nait fade.
- Je ne comprends pas, avoua Lise.
- La première fois que j’t’ai vue, sur ton monde, j’t’ai aimée, instantanément, pleinement, totalement, de manière inconditionnelle.
Lise allait parler mais Esteban la prit de vitesse.
- D’habitude, Mebaadia en profite pour m’torturer. Toutes les femmes qu’j’ai aimées sont tombées sous mes coups après avoir pris cher.
Lise blêmit.
- J’ai été surpris qu’il en fasse rien pour toi. J’ai compris ce jour-là. Cet amour, il vient pas d’moi.
- Mebaadia m’aime ? bafouilla Lise, nauséeuse.
- T’es ni laide, ni insipide. En fait, j’sais pas c’que t’es. J’passe qu’une heure par jour en ta présence, libre de r’ssentir. L’reste du temps, j’subis cet amour violent, divin, ultime. Comment tu veux que j’m’y r’trouve ?
- Comment le dieu de la mort peut-il m’aimer ? demanda Lise, abasourdie.
- J’suis pas doué avec ces trucs-là mais j’vais tenter une métaphore, enfin, j’crois qu’ça s’appelle comme ça.
Lise dut admettre que l’affaire était risquée.
- Imagine qu'en t’promenant aux abords d'un lac, t’voies un poisson ayant sauté hors de l'eau. Il est visiblement en train d’mourir. Est-ce que tu le remets à l'eau ?
- Je ne sais pas. Je suppose oui… sauf si j'ai faim.
- Disons qu’ce poisson est impropre à la consommation.
- Je le remets à l'eau. Je n'ai aucune raison de désirer sa mort.
- Tu f’rais pareil si ce poisson était laid ?
- Un poisson laid ? répéta Lise qui trouvait tous les poissons laids.
- La beauté est subjective, admit Esteban, mais disons que tu l’trouves particulièrement laid, tellement qu'il a l'air dangereux.
- Je ne le remets pas. Je ne m'en approche même pas.
- Et s'il est p’tit, mignon, avec plein d’couleurs ?
- Où veux-tu en venir ? interrogea Lise.
- P’t-être que pour les poissons, le p’tit rouge et or est moche et que l’gros gris avec des grandes moustaches est un parangon d’beauté. Pourtant, t’choisirais d’sauver le p’tit coloré. Aux yeux des poissons, ça s’rait totalement incompréhensible. Aucun d'eux pourrait donner un sens à une telle attitude.
- Comme les canards ? Il paraît que du point de vue des canards, la femelle est beaucoup plus belle que le mâle parce qu’ils ne voient pas comme nous. Avec nos yeux, les canards mâles ont plus de couleur que les femelles mais à travers les leurs, c’est l’inverse : les canes sont resplendissantes !
- J’ignorais, annonça Esteban.
- Je regarde des documentaires. J’ai beaucoup de temps à perdre.
Esteban rit avant d’annoncer gravement :
- J’sais pas si Mebaadia t’aime. Mon corps d’avatar traduit son sentiment ainsi mais ça prouve rien.
- Son comportement avec moi… J’ai l’impression qu’il cherche à me séduire et qu’il est jaloux de nos moments. Il cherche à faire mieux que toi, comme si vous étiez deux prétendants en course pour la même partenaire.
- C’est désagréable ? demanda Esteban.
- C’est déstabilisant. Je ne sais jamais sur quel pied danser avec lui.
- Sa danse de salon a eu l’air de t’convenir, accusa Esteban.
- J’ai aussi aimé me défouler sur la piste. C’est différent mais l’un n’est pas mieux que l’autre. J’apprécie autant de pouvoir me goinfrer de pop-corn que de savourer les canapés au foie gras.
- T’as raison après tout. Pourquoi t’priver ? Autant avoir Cyrano et Christian. Le beurre, l’argent du beurre et la bite du beurrier.
- Esteban… souffla Lise, craignant d’avoir blessé le jeune homme.
- C’était pas sarcastique, Lise. C’est assez pourri ici pour que tu t’donnes le droit d’tout vouloir. Culpabilise pas.
- Merci, Esteban, de comprendre… et de m’avoir expliqué. Je n’en reviens toujours pas qu’il m’aime.
- À sa façon, en t’maintenant prisonnière, en t’violant, en t’interdisant d’utiliser tes pouvoirs, en t’obligeant à t’soumettre, à t’agenouiller devant lui, à l’appeler « maître ». Drôle d’façon d’aimer, si t’veux mon avis.
Lise ne sut quoi répondre alors elle resta silencieuse. Après le départ d’Esteban, elle partit prier. Elle se sentait très lasse.