Chapitre 73 : Le salaire de la peur

Par Kieren

Après être sorti de la faille, je pris ma chienne dans mes bras. Nous étions vivants tous les deux, et ce n'était pas si mal. Le chat noir nous avait bien amochés : j'avais quatre balafres sur le torse et je n'osais pas trop bouger mon poignet gauche, il était en charpie et il saignait suffisamment pour que je puisse m'en inquiéter. Ma chienne avait des traces de griffe dans sa fourrure mais elle ne boitait pas. Et je puais ! C'était une infection, j'avais encore des asticots dans mes cheveux et mes doigts étaient visqueux, gluants et d'une couleur incertaine. Alors je me jetai dans l'eau, emportant avec moi ma fidèle compagne, ce qu'elle ne refusa pas.

Cela me rafraîchit et je me trouvais purifié, rendant l'eau rouge-noir autour de moi. Je me rendis compte que je venais de pourrir la rivière en aval, mais il était trop tard, alors je continuai à me laver.

« Espérons que les vers serviront de nourriture aux poissons. » D'ailleurs, j'en sentis quelques uns tourner autour de moi pour manger de vieilles peaux mortes, les miennes et les autres.

Mais le repas devait être de courte durée. Il fallait rentrer, désinfecter et panser nos plaies. Et accessoirement découvrir si la Gamine avait survécu. Cela pouvait être une chose intéressante à savoir.

Sur le chemin éclairé par la lune, nous passâmes sous un arbre dont le tronc servait de nid à des chouettes. Elles nous regardèrent, nous fîmes de même. L'une d'entre elles s'ébouriffa et laissa tomber une plume sur le sol. Je la ramassai. Elle était blanche avec des reflets noirs et ambrés.

Le village apparut au loin, quelques lumières guidaient nos pas, et nous aperçûmes Riton sur le pas de la porte de Suzanne. Il sirotait une tasse de thé.

« Ravi de te voir encore en vie mon Vieux. Tu as un truc qui goûte de ta main. »

« Oui Riton, c'est ma main. Je l'ai laissée par mégarde dans la gueule d'une panthère noire. »

« Une panthère noire ? Aah... Voyage voyage! Et tu peux encore l'utiliser ? »

« J'ai encore de la sensibilité dans mes doigts et ils peuvent bouger, mais j'ai intérêt à désinfecter tout ça. Et à l'intérieur, comment ça va ? »

Riton regarda par terre, désolé. « Affreux mon Vieux, affreux. »

Et merde. « Je suis arrivé trop tard ? La Gamine est morte ? »

« Non, elle va bien. Mais ça schlingue ! Une infection ! »

« Putain, t'es con ! » hurlai-je en le poussant pour pouvoir rentrer.

Il me retint par l'épaule et me lança un sourire. « Tu l'as fait mon Vieux. Tu l'as sauvé. Bravo ! »

Je ne pus retenir un gloussement de nervosité. J'ouvris la porte et l'odeur me fit vaciller, mais ce n'était rien par rapport au sac à dos. Je vis les deux gamins se serrer l'un contre l'autre pendant que Suzanne refaisait du thé.

« On va anéantir ta réserve en plante à cette vitesse là Suzanne. »

« Ne craint rien pour ma menthe, mon thé je le coupe à l'amiante. »

« ... »

« Je rigole, je ne suis pas folle. »

Elle me tendit une tasse, j'hésitai quelques secondes avant de me dire qu'elle n'avait aucune raison de nous duper et qu'elle nous avait aidé à sauver la petite, elle méritait notre confiance. Je bus et je ne fus pas déçu.

« Les gosses ont-ils été sages ? »

« Comme des images. Le petit m'a aidé pour le nettoyage. Un seul seau n'a pas suffit, plus je lui en ai fourni. »

« L'odeur est encore là, il va falloir lui faire prendre un bain. »

« Pour sûr, ainsi que désinfecter tes blessures. »

« J'ai de l'alcool chez moi, je ferai ce qu'il doit être fait. Et la Gamine, quel est son état ? »

« Elle ne tousse plus de vers, cela s'est arrêté il y a une demie heure en arrière. La plaie de sa main a arrêté de saigner, et à part la fatigue ses tourments sont terminés. »

Je lui pris la main et la regarda droit dans les yeux. « Merci Suzanne, nous te devons beaucoup. Si tu as besoin d'aide, pense à nous, on sera là pour toi. »

« Les esprits qui t'accompagnent me disent que tu es un guerrier valeureux, et faire de toi un ami me sera précieux. J'aurai pour toi une mission qui pourrait t'acquitter de ta dette, en effet cela fait longtemps que je voulais réaliser cette recette. Je te donnerai plus de détails quand tu te seras restauré. Maintenant va voir tes enfants, ils sont peut être turbulents mais ils méritent d'être aimés. »

« ...Ce ne sont pas mes enfants. »

« Tout comme, vieux bonhomme ! » dit-elle avec des yeux brillants d'amusement.


 

Je me dirigeai vers les deux Gamins, ceux-ci ne me remarquèrent pas tout de suite, alors je les regardais discuter, l'un dans les bras de l'autre.

« Oui mon frère, je vais bien, je vais mieux. Je peux enfin respirer normalement. Je n'ai plus mal... Je n'ai plus mal... Tu sais, ce n'est pas la première fois. J'ai déjà été mal en point dans le passé, avant que tu ne te réveilles, juste avant. J'ai été piquée par une grosse abeille dorée, et mon bras a gonflé et mon cou a enflé et j'ai presque arrêté de respirer. Mais le Vieux Gamin m'a emmené chez l'Homme Noir et il m'a soigné. Nous deux mon frère, nous... nous leur devons la vie, à ces humains, et le Vieux Gamin n'a pas de mauvaises intentions. Il nous a sauvé tous les deux... Tu sais... Nous pourrions lui faire un cadeau... Comme un... »

« Une promesse. » soufflai-je à leurs oreilles, ce qui les fit sursauter.

« Hey ! Le Vieux ! Ça vous arrive souvent de venir parasiter les conversations des autres ? Vous n'avez rien de mieux à faire que de laisser traîner vos oreilles poilues là où elles n'ont pas leur place ? » proclama la Gamine en colère en me pointant d'un doigt accusateur. Mais son frère fonça sur moi et me serra de toutes ses forces, alors je lui ébouriffai les cheveux. La fillette sembla hésiter, et puis elle baissa finalement son doigt.

« Vous vous êtes blessé Vieux Gamin ? Votre main je veux dire... Vous avez croisé quoi là-bas ? »

« Un chat Gamine. »

« Un chat peut faire ça ? »

« C'était un très gros chat. »

« C'était le chat noir ? Il disparaissait et apparaissait dans votre dos, comme avec moi ? »

« Oui, mais aussi au dessus de moi, hors de ma vue. Et toi ? Tu as affronté une horde de féroces asticots ? Ils étaient gros aussi ? »

« Ils étaient nombreux surtout. Quelque fois je les croquais pour me venger, mais je ne voulais pas de leur chair gluante, alors je les crachais dans le seau. »

« Et vous en avez fait quoi des vers ? »

« On les a brûlé. Il y avait plein de matière visqueuse et puante. On ne voulais pas l'enterrer ou la donner aux poules. Cela n'aurait pas été correct pour elles, ni pour les taupes. »

« Sage décision. J'ai déjà vu des vers rentrer dans la peau des pieds et parasiter le corps, voire l'esprit. »

« Comment ça ? »

« Tu es sûre de vouloir entendre ça ? »

« Vieux Gamins, ayez confiance en moi. J'ai déjà vu pire, je veux savoir. »

« Et ton frère ? » dis-je en me tournant vers lui. Celui-ci me regarda calmement et haussa les épaules.

« Il a besoin d'apprendre, moi aussi d'ailleurs. »

« Si ça peut vous épargner des soucis dans le futur... Il existe des parasites qui se trouvent dans la viande de porc cru. Si on ne la chauffe pas assez, on mange le ver encore vivant et il voyage dans notre corps, certaines fois jusqu'au cerveau. J'ai déjà vu des infectés, ils devenaient fous. »

« … Vous pensez que je vais devenir folle Vieux Gamin ? »

« Non Gamine, la malédiction est terminée, tu es en sécurité. »

« Ce n'est pas ça... Je ne crache plus que des vers morts. Je respire mieux et plus rien ne grouille en moi. Non, c'est la viande crue. J'aimerai continuer d'en manger. »

« C'est un risque que tu prends. Manges en si ça te fait plaisir, juste ne le fais pas avec des cochons, des sangliers ou des vaches. Les vaches c'est un autre ver, mais il est embêtant quant même. » Le Gamin me tira sur la manche, il pencha la tête sur le côté. « Celui-ci se loge dans tes intestins, dans ton ventre, et mange ce que tu manges, à ta place. Il s'appelle le taenia. »

« Nous le saurons. » soupira la Gamine. Son frère me prit délicatement ma main blessée et regarda. Puis il se mit à pleurer. La fillette lui caressa les cheveux. Moi je m'assis et le laissa faire. Il s'en voulait je me disais. Ou alors il était soulagé. Peut être les deux.

« Quelle promesse vous voulez que l'on fasse Vieux Gamin ? » souffla la petite.

« Une promesse difficile à tenir, et qui semble non productive aux premiers abords. Quelque chose de bon et de généreux... Je vous demande, si quelqu'un peut être sauvé, et si vous êtes sûrs de pouvoir l'aider sans mourir, s'il vous plaît, faites le. »

...

L'air se gela.

« … Pourquoi. »

« Parce que des inconnus vous ont déjà sauver la vie. Moi, Théo, sans oublier Riton et Suzanne qui vous ont aidé ; même Billy, qui n'a pas eut l'occasion de le faire l'aurait fait. C'est un brave gosse, il a le cœur à la bonne place. Je le sais. »

« Non ! Ce n'est pas ça le Vieux ! » sortit violemment la Gamine. Elle semblait à nouveau souffrante et la douleur se lisait sur son visage. Mais il s'agissait d'une douleur d'un combat intérieur. « Pourquoi vous me demandez ça ? Je ne veux rien avoir avec les humains, les cancrelats insignifiants et arrogants, la masse grouillante qui vit en détruisant ce qui l'entoure. Et qui l'ignore volontairement ! Sauver ceux qui sont importants et que mon frère aime, oui ! Je peux ! Je veux ! Mais les infâmes... Comment aurai-je envie de les aider ? »

Je la regardais avec calme, elle me fixait avec peur et colère. Je ne pouvais pas lui en vouloir, je connaissais ce sentiment. Lorsqu'on a vu l'homme, c'est naturel de l'avoir en soi. Mais il ne faut pas le laisser grandir, ses fruits sont empoisonnés. Et nos fruits, on les donne généreusement à ce qui nous entoure.

« Parce que notre présence dans le monde se doit d'être pure. Donner des pétales de rose en guise de pansement pour le cœur. Parce que si on laisse quelqu'un dans la misère, il peut en mourir, et cela nous prive d'un ami potentiel ; et s'il survit seul, il peut en vouloir à la Terre entière, il peut avoir envie de se venger des vivants et des morts. Sa quête sera sans fin, et même la Grande Faucheuse ne pourra le détourner de son objectif. Il ne s'arrêtera jamais de haire. Sauf peut être si on lui donne un véritable cadeau, celui d'une graine de cœur, qui repoussera au fond de lui-même... »

La Gamine pleurait et se retenait, elle grinçait des dents et avait du mal à respirer en restant calme. « Et toi Vieux Gamin ? Tu donnes toujours des graines de cœur aux plus malsains ? »

« … Non... Moi je distribue aussi des balles... Parce que ceux qui ont un trou noir en guise de cœur, il faut bien les arrêter. Certains n'attendent que ça. »

Elle respirait maintenant les dents serrées, prête à exploser. « Oui... Je connais ! » Son frère prit ma main valide et la rapprocha de sa sœur. Il me regarda avec sérieux, puis il regarda sa sœur, en secouant nos deux mains. Il l'attendait. La Gamine lâcha un rire amer entre deux sanglots, elle prit une grande inspiration, et souffla lentement pour se calmer. Puis elle ferma les yeux et mit sa main au dessus des nôtres. Et elle serra fort.

« Je vous déteste Vieux Gamin ! »

« Moi aussi je t'aime sale chieuse. » Et elle pleura à chaudes larmes en poussant une plainte douloureuse. La main de son frère tremblait. Et moi je répétai plus doucement : « Je vous aime tous les deux... ».


 

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