Peu de temps après les événements, Billy apprit ce qui était arrivé à la Gamine. Alors il toqua à notre porte un matin et il proposa à la fillette de le suivre. Elle accepta et laissa son frère avec moi et ma chienne. Nous nous occupâmes des moutons tous les trois. Un agnelet vînt nous voir et bêla. Le gosse le prit alors dans ses bras et le berça, la boule de poil finit par s'endormir.
Nous restâmes assis dans l'herbe, sans dire un mot. Le Soleil poursuivait sa course, l'herbe poussait, le vent dérangeait les feuilles des arbres. Une abeille vint butiner une fleur à coté de mon pied. Au loin, un orage grondait.
La pluie tomba doucement au début, puis un peu plus brusquement. Nous rentrâmes le troupeau dans l'étable et nous nous réfugiâmes dans la cabane. L'odeur avait finit par disparaître, nous pouvions recommencer à dormir un peu mieux. Il y avait toujours les cauchemars, mais qui n'en a pas ?
Nous sortîmes les Kaplas et nous construisîmes un fort, chacun de notre coté. Il n'y avait pas de temps limite, nous allions à notre rythme. Je fis une girafe emprisonnée dans une tour, tandis que le Gamin monta un château avec des escaliers en colimaçon. Nous fîmes quelques arbres pour agrémenter nos jardins, et je sortis des bonhommes en plastique pour peupler nos créations. Le gosse en était très fan. Une question me traversa l'esprit.
« Gamin... Sais tu lire ? »
Il fit ''non'' de la tête, sans me regarder.
« Est ce que tu veux que je t'apprenne à lire ? »
Là, il tourna si violemment la tête qu'elle craqua, il était excité comme une puce et il acquiesça vigoureusement.
« Alors allons-y ! » dis-je en tapant dans les mains.
Nous nous installâmes sur la table de la cuisine, je sortis des stylos, des feuilles et des post-it. Je commençait par l'alphabet, un classique mais incontournable. Il se montrait très motivé. J'aimais bien voir la progression des lettres : au départ il s'agissait de traits incertains, s'agençant de manière grossière, puis cela devint plus fluide, plus doux, plus beau.
Lorsqu'il était fatigué, il coloriait, et moi je faisais des avions en papier. Je dus lui apprendre cela aussi.
Et puis, lorsque l'alphabet fut appris, il me désignait des objets dans notre cabane et j'écrivais leur nom sur les post-it, puis il les collait sur l'objet correspondant. Et ce fut le festival ! À la fin de la journée, il y avait du papier absolument partout, y compris sur un post-it qui indiquait ''post-it''.
C'est alors que la Gamine rentra et l'on s'aperçut qu'il avait arrêté de pleuvoir. Elle avait le visage stoïque, mais cela ne changeait pas.
« Alors ? Qu'est-ce que Billy voulait te montrer Gamine ? »
« Il m'a montré son terrain de jeu : le moulin de son père. »
« Ah oui ? Et vous l'avez escaladé ? » Elle hocha la tête. « Et tu n'étais pas trop crevée pour faire ça ? »
« Je ne suis pas faible, Vieil Homme. Je me renforce, mais ne me considérez pas comme un enfant fragile à protéger. »
« C'est ce que tu es pour moi. » Elle grinça des dents. « Mais je suis aussi un vieillard dont les os craquent. Nous savons tous les deux que nous sommes plus forts que ce que nous laissons paraître, mais nous avons aussi des faiblesses qu'il ne faut pas oublier. Toujours est-il, vous vous êtes baladés sur le moulin, et ensuite ? Il a plu, vous avez fait quoi alors ? »
« ...Nous sommes rentrés à l'intérieur. Le rez de chaussé avait une grosse roue qui écrasait des graines et les transformait en farine. Billy m'a dit que c'était du blé. Nous sommes montés à l'étage. Il y avait une corde accrochée au plafond, un matelas et des coussins... »
« Vous avez fait une bataille ? »
Elle soupira. « C'était un jeu de gamins... »
« Comment a t-il réussi à te motiver ? »
« ...Alors que je montais à l'échelle, il m'a tendu la main avec un sourire et il m'a dit : ''N'ayez crainte demoiselle, je suis venu à votre rescousse !'' Je me suis jetée sur lui et il a fini attaché à sa corde, suspendu entre ciel et terre et je le frappais à coup d'oreiller. Il s'éloignait de moi, et lorsqu'il revenait, BAM ! Un coup dans le pif et il finissait à l'autre bout de la pièce. »
« Comme une piñata ? »
« C'est quoi une piñata ? »
« C'est une figurine en carton accrochée à une corde, il y a des bonbons à l'intérieur, et on l'explose à coups de bâton pour récupérer les friandises. »
« Ce n'était pas une piñata, il n'a lâché aucune friandise... » dit-elle avec déception.
« Vous vous êtes bien amusés ? »
« Moui... »
« Vous vous êtes bien amusés. Autre chose ? »
« … Il m'a montré un livre. Un livre de photo de la Terre. » Elle portait sur son visage une expression de douceur qui retint notre attention, son frère et moi. « Il m'a montré des pays lointains, avec des forêts gigantesques, des déserts mortels, des mers d'un bleu si pur. Il m'a montré pleins d'animaux colorés et appétissants. Il m'a montré une carte de là où l'on est : l'Ardèche. Il m'a montré le village : Jaujac. Et puis il a sorti une carte de la France, l'Ardèche c'est tout petit. Et enfin il m'a montré une carte du monde... On est vraiment tout petit, et le monde est vraiment très grand ! Je pensais qu'avec mon frère on avait beaucoup voyagé, mais on a presque rien fait !
… C'est merveilleux. Merveilleux ! Mon frère ! On va pouvoir repartir un jour et on continuera notre aventure ! » Elle le prit dans ses bras et le serra fort sur le coup de l'émotion. Le Gamin était emballé lui aussi, et puis elle le regarda sérieusement dans les yeux. « Mais nous ne pouvons pas partir tout de suite. Tu n'es pas prêt... Je ne suis pas prête. Nous avons besoin du Vieux Gamin. Nous devons apprendre de lui ... à moins que … à moins que vous ne partiez avec nous... »
La proposition me frappa. À vrai dire, je ne m'y attendais pas. Je les regardai bien, droit dans les yeux, et je me rendis compte qu'ils étaient sérieux.
« Les Gamins... Ce que vous me dites me touche, beaucoup. Mais... je ne peux pas partir comme ça. J'ai fait ma vie ici, j'ai mes moutons, mes poules, mon potager. J'ai mes amis ici, Riton, Théo, tous les autres J'ai fait mon temps ! Je veux dire... Je suis vieux... Je n'ai rien à faire sur les routes ! »
« Nous savons tous les deux que vous êtes plus fort que ce que vous laissez paraître. »
« … C'est vrai... Mais j'ai fait une promesse, et je ne reviens jamais sur une promesse. Je ne peux pas quitter cet endroit... Sinon...j'aurai envie d'aller là bas. »
« Là bas ? » interrogea la Gamine. Son frère aussi était tout ouï.
«... Laissons ça de côté pour l'instant. Je ne veux pas en parler. Je vous montrerai de très jolis lieux dans les environs, on fera de belles promenades, et on aura nos aventures, mais je resterai ici. Je vais vous apprendre à grandir, à vous occuper de vous même et des autres, et lorsque le temps sera venu, vous déciderez de votre destin. Moi je resterai ici. Mais votre vie continuera. »
« Parce que vous croyez que la votre est finie Vieil Homme ? »
Je la fixai, avec violence je crois, mais elle aussi était en colère. Le Gamin ne dit rien, il avait peur.
« … Je vais lire un livre. Préparez à manger pendant ce temps. Je n'ai pas envie d'avoir un couteau entre les mains en ce moment. » Et je leur tournai le dos, en fuyant... Mais qu'est ce que je fuyais en même temps ? Une grosse part de l'inévitable et de la vérité.