Chapitre 8

La voiture se faufila habilement le long des avenues et prit la route de l’aéroport. Nous roulions au milieu des rangées d’automobiles, bus et camions qui avançaient au pas. Devant nous un long ruban exaspérant attendait de pouvoir rejoindre l’autoroute qui menait vers les terminaux et l’aérogare. Le chauffeur klaxonnait et tentait à chaque instant de se glisser entre deux véhicules pour avancer le plus possible. Enfin, grâce à son acharnement, nous réussimes à atteindre l’échangeur, mais la pente ralentissait encore les files pachydermiques. Soudain la circulation se fluidifia sans que rien ne puisse l’expliquer et le taxi put prendre de la vitesse. A peine eûmes-nous parcouru quelques kilomètres au milieu des fumées des pots d’échappement qu’à nouveau le trafic ralentit puis s’arrêta tout à fait. Le chauffeur coupa le moteur et recula sur son siège.

 

Devant nous plus rien ne bougeait, quelques conducteurs étaient sortis de leurs véhicules et faisaient de grands gestes. D’autres, plus philosophes, s’appuyaient sur leur capot et fumaient une cigarette. Les plus impatients commencèrent à faire hurler leurs avertisseurs et bientôt la cacophonie fut indescriptible. Les gens s’invectivaient et s’insultaient, levaient le poing et le chauffeur du taxi, totalement indifférent au chaos, tournait les boutons de sa radio pour capter des informations.

 

-- Menace d’attentat terroriste à l’aéroport, toutes les routes d’accès sont bloquées, grésilla une voix dans le poste.

-- Je ne peux même pas faire demi-tour, dit le chauffeur, là c’est indépendant de ma volonté.

-- Si nous réussissons à avancer, dès que possible vous quittez l’autoroute et vous m’emmenez à la gare routière, répondis-je.

 

Il nous fallut deux heures pour arriver jusqu’à la première sortie. Un barrage avait été dressé et la police obligeait tous les véhicules à quitter l’autoroute. Le flot s’engageait au compte goutte sur la bretelle. Dès qu’il put rouler le chauffeur prit la direction de la gare de bus et accéléra.

 

-- Ce ne sera pas aussi rapide que l’avion, dit-il, mais avec le blocage de l’aéroport, plus aucun appareil ne va décoller avant demain. Vous avez bien fait de choisir le car si vous êtes pressée.

-- C’est catastrophique, répondis-je, au lieu de mettre quelques heures je vais devoir rouler toute la nuit, si j’ai la chance de trouver un bus.  

-- Il faut être patiente, regardez-moi, je vais mettre combien de temps pour rentrer chez moi ? et je n’ai fait que votre course depuis des heures.

-- Ce n’est une bonne journée pour personne, dis-je   

 

Le taxi me déposa finalement à la gare routière et je me précipitai vers les guichets. Tout était bondé et il y avait la queue partout. Je me glissai dans une file et attendis comme tous les autres voyageurs, anonyme et rongeant mon frein. Heureusement il restait des places et je pus acheter un billet pour le prochain départ prévu dans une heure. J’avais le temps de manger quelque chose et de m’acheter à boire avant de partir. 

 

La nuit était tout à fait tombée et la gare routière était puissamment illuminée. La foule allait et venait devant les aires de départ et d’arrivée, circulant au milieu des poteaux de béton, des cars gris et des poubelles pleines. Une boutique qui vendait de tout grouillait de voyageurs qui se pressaient autour des rayons et des caisses. Je pénétrai à mon tour dans le magasin avec le même instinct grégaire que les autres clients, pauvres hères qui attendaient désespérément de quitter ce no man’s land et tuaient le temps. Inutile de chercher de la nourriture correcte dans cet endroit, tout était enveloppé sous cellophane, rien n’était appétissant. Par dépit, je finis par opter pour un paquet de biscuits au sésame et une grande bouteille d’eau.   

 

Il restait une demi-heure avant le départ. J’en profitai pour m’isoler dans un coin éloigné et tranquille et appelai Bozon pour lui expliquer la situation : impossible de lutter contre l’adversité, j’avais dû opter pour un autre moyen de transport que l’avion, il me faudrait plus de temps  pour atteindre ma destination. Bozon avait entendu les nouvelles, il ne savait pas si Astrid avait pu s’envoler avant le confinement de l’aéroport. D’après la conversation que j’avais surprise entre lui et Jack Maxence, Trevor l’avait vue emprunter la passerelle et monter dans l’appareil. Trevor lui-même devait être coincé dans le terminal, à moins qu’il ne l’ait suivie à bord. Bozon me souhaita bon voyage d’un ton distant et raccrocha. Il devait s’inquiéter pour Astrid mais ne voulait pas le montrer.

 

Je grimpai dans le bus, m’assis au fond où il faisait sombre, dans un siège côté fenêtre et me tournai vers la vitre. J’avais si peu d’affaires que je pus caser mon sac sur le porte bagages au-dessus de ma tête. Je restai seule un moment, mais bientôt une femme d’âge moyen vint s’asseoir à côté de moi. Je sortis une paire d’écouteurs de ma poche et les enfonçai dans mes oreilles, je ne voulais surtout pas qu’elle se croit obligée de me faire la conversation. Il n’y avait pas de musique au bout des fils, mais elle ne s’en apercevrait pas avec le bourdonnement du moteur. 

 

Dans le haut parleur crépitant, le chauffeur informa les passagers que les portes allaient se fermer et que le bus démarrerait dans quelques minutes. Le moteur se mit à ronronner, puis les portes coulissèrent dans un bruit de soupir, et le gros véhicule rebondi se mit enfin en route. Le paysage était d’une laideur sans nom, immeubles de béton, entrepôts et usines défilaient sans cesse devant mes yeux, éclairés par les lampes blafardes des réverbères. Nous roulâmes une bonne heure sur les autoroutes urbaines avant que les constructions s’espacent et disparaissent. La nuit noire s’installa petit à petit, seules les veilleuses du car éclairaient encore faiblement l’habitacle. 

 

Alors que je m’endormais presque, bercée par le mouvement du bus et le vrombissement régulier du moteur, ma voisine tapa légèrement sur mon épaule et m’offrit une pomme avec un grand sourire. Je refusai d’un hochement de tête mais la brave femme eut l’air si contrariée que je pris la pomme et la remerciai. 

 

-- Elle vient de mon jardin, dit-elle en s’agitant, je l’ai lavée aussi vous pouvez la manger sans problème.  … Je vais chez ma fille et j’ai dû faire une escale et changer de bus, c’est pourquoi je suis là. Vous allez où, vous ? … Je ne peux pas supporter la ville, ça m’oppresse, j’ai hâte de me retrouver à la campagne et d’avoir de l’espace pour respirer. … Je me sens à l’étroit dans ce bus. … J’ai apporté des fruits, ça fera un petit quelque chose à offrir. Je vais faire la connaissance de mon petit fils, ma fille vient d’avoir un bébé. … Et vous ? je vois bien que vous êtes une jeune fille charmante, tout comme ma fille, … , si vous saviez comme je suis impatiente d’arriver, …., ce bébé c’est inespéré, … , elle a besoin de mon aide, …, je me suis dépêchée de venir, … entre nous je ne sais pas si ça plait beaucoup à mon gendre , ……. mais tant pis, ...

 

La femme continuait à faire la conversation toute seule mais je ne m’intéressais pas à son monologue débridé. Par politesse j’avais retiré les écouteurs, émettais de temps en temps un son d'acquiescement  et laissais dériver mon esprit sans réfléchir. Je croquai la pomme et mastiquai chaque bouchée aussi longtemps que je pouvais pour occuper le temps et diminuer l’ennui du voyage. 

 

Je dus m’assoupir car lorsque je m’éveillai, un jour pâle commençait à poindre à l’horizon. Ma voisine dormait aussi, elle avait la bouche ouverte et sa lèvre tremblait à chaque respiration. Le bus emprunta soudain une bretelle de sortie et quitta l’autoroute. Il se mit à rouler dans la campagne au milieu des champs. Nous arrivâmes bientôt dans une espèce de gros bourg et le car s’arrêta dans une petite gare routière en plein centre ville. Comme l’heure était très matinale, les habitations semblaient encore endormies, il n’y avait pas de circulation, l’endroit paraissait abandonné. Surprise par le brusque freinage, la femme sortit de sa léthargie à son tour et m’adressa aussitôt un sourire.

 

-- Nous sommes arrivés, dit-elle en se penchant par dessus moi pour regarder par la fenêtre. Je descends ici, ma fille a dû venir me chercher.

 

Je regardai à mon tour et ne vit personne, il était encore très tôt.

 

Elle se tourna vers moi et me regarda d’un air affolé mais se reprit aussitôt.

 

-- Après tout ce temps passé l’une à côté de l’autre, nous ne nous sommes même pas présentées ! Je m’appelle Hazel, et vous ? dit-elle.

 

Je sursautai en réalisant qu’elle portait le même prénom que moi, nous avions donc quelque chose en commun. Etrange tout de même, cette femme et moi étions si dissemblables, mais elle avait bon coeur. C’était peut-être même la première personne sincère que je croisais depuis des mois, à l’exception de Vincent et d’Alma. Son visage plein de bonté s’imprima dans ma mémoire.

 

--  Moi aussi, répondis-je, Hazel.

-- Ah ! par exemple, s’écria-t-elle, quelle coïncidence ! nous étions faites pour nous rencontrer !

 

Pensant à l’accumulation des hasards qui nous avait réunies dans ce bus à ce moment précis, je me dis que sa remarque ne manquait pas d’humour. Mais comme j’aurais été incapable de lui expliquer pourquoi je trouvais ça drôle, je me contentai de sourire sans dire un mot. 

 

Tous les passagers descendirent et nous pûmes prendre un petit déjeuner dans un restaurant en face de la gare routière. Hazel essayait d’appeler sa fille au téléphone mais en vain. Elle était dans tous ses états. Malheureusement aucun passager ne pouvait l’aider, nous attendions tous que le chauffeur nous demande de remonter dans le car pour reprendre la route.  

 

Quand nous fûmes réinstallés sur nos sièges, je vis qu’Hazel s’était assise sur un banc devant l’arrêt du bus, avec sa pauvre valise à ses pieds et en larmes. Pauvre femme, son aventure se terminerait peut être bien, sa fille finirait par venir la chercher, ou bien son gendre, mais je n’en saurai jamais rien. Je lui fis un petit signe amical de la main quand nous démarrâmes et elle se leva et agita les bras pour me dire au revoir. 

 

Je la regardais tandis que nous nous éloignions sur la route toute droite. Sa silhouette s’amenuisait dans le lointain et soudain je me vis à sa place, un clone de cette Hazel, seule et abandonnée de tous, sans famille, sans amis, perdue dans une ville anonyme au milieu des champs. Voilà ce que j’étais, rien, je ne comptais pour personne, personne ne m’attendait nulle part. Cette idée me traversa avec tant de force que j’eus un spasme. Je me calai sur le fond du siège, respirai profondément et regardai défiler le paysage en laissant dériver mes pensées pour chasser cette image négative et m’obliger à faire le vide dans ma tête. 

 

J’étais si absorbée par ma rêverie que je faillis ne pas entendre la vibration du téléphone au fond de mon sac. Je l’attrapai et activai l’appareil. Comme s’il avait deviné que j’avais besoin de parler à quelqu’un, Bozon m’appelait et le son de sa voix me fit reprendre contact avec la réalité. Peut-être n’étais-je pas aussi seule que je le pensais finalement, quelqu’un quelque part attendait quelque chose de moi.

 

-- Avellana, comment ça va ? demanda-t-il.

-- Un petit moment de blues, dis-je, le voyage en car est long et monotone et propice aux pensées mélancoliques. Je n’aime pas rester inactive pendant si longtemps.

-- Je comprends, poursuivit-il, je voulais vous donner des nouvelles d’Astrid, elle a eu le temps de prendre l’avion, elle est en sécurité.

-- Tout va bien alors, fis-je.

-- Sauf vous …, ajouta-t-il

-- Ce n’est rien, répondis-je, une faiblesse passagère. Le bus arrivera bientôt à destination. 

-- Que comptez-vous faire une fois là-bas ? questionna-t-il.

-- Commencer par une visite aux locaux de Moneyable. La tour où ils se situent peut être visitée, elle a une architecture particulière et ancienne, qui attire les curieux. On peut donc circuler dans les étages sans avoir besoin d’expliquer ce qu’on fait là.

-- Vous avez préparé votre voyage, dit-il, vous ne laissez jamais rien au hasard. 

-- Je l’avais préparé avant de vous rencontrer, répondis-je, et oui, il faut toujours anticiper quand on a un plan d’action. Et la plupart du temps il faut aussi avoir un plan de secours.

-- Vous avez raison, ce sont des stratégies auxquelles je ne suis pas habitué car je ne suis pas mobile comme vous, avoua-t-il avec sa pointe d’amertume coutumière.

-- C’est pour cela que vous avez fait appel à moi ! répliquai-je.

-- En effet. Rien de neuf sinon ?

-- Non, rien qu’un horizon interminable à perte de vue. 

-- Donnez-moi de vos nouvelles ce soir quand vous serez arrivée, dit-il, bonne fin de voyage et bon courage.

-- Au revoir Bozon, merci pour votre soutien, à ce soir.

 

Au bout de quelques heures, le paysage changea et s’urbanisa. Nous traversâmes à nouveau des villes de banlieue et des zones industrielles qui se suivaient sans discontinuer, avant d’arriver à la gare routière. Il y régnait la même effervescence qu’à la gare de départ. Je descendis du bus et me faufilai au milieu de la foule bourdonnante, cherchant le moyen le plus rapide de me rendre au centre ville. Je trouvai une station de taxis avec une foultitude de voitures et de chauffeurs disposés à m’emmener tout de suite moyennant quelques billets supplémentaires, et trois minutes plus tard, l’un deux m’emporta vers mon objectif.

 

J’avais réservé un hôtel proche des bureaux de Moneyable, et le taxi m’y déposa après un rapide trajet. C’était déjà le début d’après-midi, j’avais assez perdu de temps, je devais rapidement me préparer pour aller visiter la tour.    

 

Après le long voyage en bus, je retrouvai avec bonheur le confort d’une chambre d’hôtel. Je commandai une collation et  pris une douche brûlante, me changeai, grignotai une tartine grillée et quelques fruits, et moins d’une heure après mon arrivée, j’étais au pied de la tour Berova, fraîche et dispose. 

 

Un petit kiosque à journaux se trouvait en face de l’immeuble et je m’y arrêtai pour demander où se trouvait l'entrée pour visiter la tour. Le vendeur dans sa guérite émit un petit rire et haussa les épaules, on pouvait pénétrer comme on voulait dans cette tour, par le tourniquet qui se trouvait juste devant moi. Ensuite il fallait payer pour prendre l’ascenseur, sauf si on travaillait dans la tour bien sûr. Ou alors monter à pied, mais cinquante étages ou plus pour arriver au sommet, c’était un défi impossible ! Je trouverai à l’accueil juste à l’entrée toutes les explications pour obtenir un ticket. La vue sur la ville depuis la plateforme était extraordinaire, du moins le pensait-il car lui, pauvre vendeur de journaux, n’y était jamais allé, mais tous les touristes qui redescendaient du haut de la tour étaient unanimes et enthousiastes. Je le remerciai chaudement et achetai, sur ses conseils, un guide touristique qui décrivait en détail les merveilles de la construction à surtout ne pas manquer.

 

Me retournant vers le bâtiment, je levai les yeux et admirai l’allure de cette tour élancée. Berova en avait été l’architecte inspiré, mais la réalisation de son oeuvre avait été si éprouvante et si complexe que le pauvre homme était devenu fou et s’était jeté de l’une des fenêtres pour exorciser ses démons. Des poutrelles métalliques apparentes formaient l’ossature extérieure, séparées par de larges baies vitrées qui s’encastraient entre les barres de fer et des socles de briques rouges. Selon le guide, la structure de métal était couverte d’une peinture antirouille brun foncé, appliquée régulièrement pour éviter la corrosion. La combinaison des matériaux et des couleurs, ainsi que la forme pyramidale du bâtiment qui s’affinait progressivement au fur et à mesure de l’élévation dans les airs, donnaient à cette construction une originalité et une légèreté que les autres buildings alentour n’avaient pas.  

 

Je pénétrai dans le hall d’entrée et m’approchai de l’accueil. La jeune femme en charge était avenante et répondit à toutes mes questions en me vendant un billet. Elle me donna également un guide, clone de celui que j’avais acheté, mais sans photos. Munie de mon sésame pour me rendre dans les étages, je pris l’ascenseur et choisis de monter tout de suite au sommet. La cabine me propulsa en haut de l’édifice et en quelques minutes je me retrouvai au dernier étage. J’empruntai l’ultime escalier métallique dont la rampe était en fer forgé ouvragé, une curiosité faisant faire un véritable bond en arrière dans le temps. En haut des marches, je sortis sur la terrasse et m’avançai vers le bord pour regarder la vue. A cette hauteur, la tour oscillait sensiblement sous les effets du vent. A proximité de la balustrade, le balancement était tel qu’il provoquait un léger mal de mer. Je fis rapidement le tour de la plate-forme qui comportait une tourelle hérissée d’antennes, admirai le paysage urbain qui se déployait tout autour et regagnai presque en titubant l’escalier. Il n’y avait rien d’intéressant pour étayer mon enquête à cette altitude. Ayant noté les différentes particularités à voir pendant la visite, je commençai la descente à pied. C’était en fait le parcours à suivre pour explorer le musée vertical, situé dans la partie la plus haute et la plus fine de la tour, qui ressemblait à un phare carré. 

 

Depuis le cinquantième étage, les dix niveaux inférieurs de la tour avaient été organisés en un sanctuaire à la gloire de Berova et de son oeuvre et se visitaient dans le sens de la descente. L’originalité de cette rétrospective résidait évidemment dans la forme du musée. Chaque étage se composait d’une large pièce centrale, traversée par les colonnes de l’ascenseur, des canalisations diverses et l’escalier. L’aspect industriel avait été conservé pour donner plus d’authenticité à la construction. Les salles dont les larges baies offraient une vue panoramique sur la cité, étaient meublées de nombreuses vitrines contenant une profusion de photos, plans, maquettes, journaux, courriers et explications diverses, intercalées au milieu de fauteuils en cuir. 

 

L’histoire chronologique de la tour et de son architecte présentait peu d’intérêt pour moi, aussi je dévalai les dix niveaux rapidement, jetant un simple coup d’oeil à chaque salle sur une ou deux vitrines et me retrouvai bientôt sur le palier du quarantième étage. Berova avait voulu y ajouter une fantaisie et le socle du musée reposait sur une terrasse entourée d’une balustrade de fer forgé. A travers les baies vitrées, on distinguait les motifs qui ornaient les grilles et qui représentaient des vagues couvertes d’écume de mer. Ce décor confirmait que Berova avait conçu le haut de sa tour comme un phare en plein océan, balayé par les embruns, les vents et les intempéries.  

 

La visite du musée étant terminée, il était possible à ce niveau de reprendre l’ascenseur pour gagner le rez de chaussée, mais ce n’était pas mon objectif. Poursuivant la descente à pied, je commençai par passer devant un restaurant panoramique avant d’atteindre les étages réservés aux entreprises et entamer mon exploration. Curieusement, toutes les cloisons étaient vitrées, ce qui permettait à n’importe qui se promenant comme moi de voir ce qui se passait à l’intérieur des bureaux. Le plan indiquait que Moneyable se trouvait au trente-cinquième étage, aussi je me rendis rapidement sur ce palier. Une galerie faisait le tour de l’étage et desservait toutes les entrées. 

 

A cause de la forme pyramidale de la tour, la surface au sol de chaque étage s’évasait au fur et à mesure de la descente. Elle était beaucoup plus importante que dans le musée vertical et plusieurs petites sociétés pouvaient être logées sur un même niveau. J’identifiai Moneyable grâce à son logo et passai devant les vitres lentement, jetant des regards rapides et m’arrêtant quelques instants pour simuler la contemplation du panorama sur la ville. A ce moment précis, je vis dans une pièce du fond une jeune femme rousse qui parlait avec vivacité en faisant de grands gestes à un homme. J’avais suffisamment fait de recherches sur internet pour reconnaître Astrid et son interlocuteur, Magnus Isambert, le président de Moneyable.

 

La réputation de ce dernier était encore plus sulfureuse que celle de Jack Maxence, des hommes assoiffés de pouvoir et d’argent, prêts à tout pour assurer la réussite de leurs ambitions. Astrid jouait à un jeu dangereux en rencontrant cet homme, elle devait en être consciente mais sa détermination à réussir lui faisait prendre des risques insensés.

 

Tandis que je les contemplais, une des portes vitrées de Moneyable s’ouvrit et une jeune femme passa la tête au dehors.

 

-- Mademoiselle, dit-elle, excusez-moi mais je vous vois hésiter, vous cherchez quelque chose ? 

-- Bonjour, répondis-je, je visitai la tour et j’avoue que je me suis un peu perdue dans les étages. Où suis-je ? 

-- Vous êtes au trente-cinquième étage, vous pouvez regagner l’ascenseur au bout du couloir.

-- Merci pour votre aide, je m’en vais. La perspective sur la ville est magnifique vue d’ici, ajoutai-je pour m’excuser, mais la femme avait déjà refermé la porte. 

 

Je m’éloignai rapidement en direction des ascenseurs, un peu déçue de m’être laissée surprendre en train d’espionner. Je n’allais pas le regretter longtemps. A peine avais-je atteint l'extrémité du corridor et m’approchai de la batterie d’ascenseurs qu’une déflagration assourdissante retentit et l’édifice se mit à trembler. Les vitres des baies volèrent en éclat et le couloir fur soudain balayé par le vent. La tour tangua un bref instant sous l’effet de l’onde de choc, puis j’entendis des hurlements et des gens totalement paniqués sortirent dans les couloirs en courant. 

 

L’explosion semblait provenir des locaux de Moneyable. 

 

-- Astrid ! pensai-je immédiatement. 

 

Je regardais les personnes qui passaient devant moi et se précipitaient vers les escaliers en me bousculant. Je ne reconnus ni Astrid ni Magnus Isambert, mais je repérai la fille de Moneyable à qui j’avais parlé. Les ascenseurs avaient été bloqués, la seule possibilité était de descendre à pied, aussi bientôt de tous les étages accouraient les employés des sociétés qui fuyaient le danger, et une foule délirante hurlait en dévalant les marches pour sauver sa vie.

        

Je devais essayer de trouver Astrid, elle était peut-être blessée et avait besoin de secours. Je remontai à contre courant le couloir en direction de ce qui restait des locaux de Moneyable. Je longeai le mur avec précaution en évitant le verre cassé par terre, et la structure du côté des baies vitrées qui commençait à s’effriter. Cette fois je pénétrai dans les bureaux qui n’avaient plus de portes ni de cloisons et me dirigeai vers l’endroit où j’avais aperçu Astrid. Je croisai des corps blessés ou sans vie et aperçus soudain celui d’Astrid. Elle était étendue sur le sol derrière un imposant bureau d’acier dont l’épaisseur avait dû la protéger de l’explosion. Le meuble reposait sur trois pieds, le quatrième était au dessus du vide, il vacillait encore au bord d’un énorme trou qui révélait le chaos aux étages inférieurs. Je ne vis pas Magnus Isambert, sans doute avait-il été aspiré par l’explosion, il n’y avait aucune trace de son corps. Presque inconsciente mais en vie, Astrid avait du sang dans les cheveux et ses vêtements étaient déchirés. Elle était couverte de poussière, n’avait plus de chaussures à ses pieds mais tenait encore son sac à main au poignet et gémissait doucement. Je m’approchai, tatai son pouls et lui parlai.

 

-- Astrid, il faut se lever maintenant, partir vite, il y a eu une explosion, la tour risque de s’écrouler. Venez.

-- Mmmmmm, marmonna-t-elle.

-- Ne perdons pas de temps, dépêchons-nous ! insistai-je.

 

Je l’aidai à se mettre debout et passai son bras au dessus de mon épaule. Heureusement nous étions à peu près de la même taille et elle n’était pas trop lourde. Abandonnant les autres blessés car je ne pouvais sauver qu’une personne, j’entraînai Astrid vers la cage d’escalier en faisant attention qu’elle ne blesse pas ses pieds nus, mais c’était peine perdue. Elle se laissait de plus en plus aller contre moi, prête à s’évanouir mais ne lâchant jamais son sac à main. Je titubai sous son poids, les jambes flageolantes et mes oreilles bourdonnaient comme si des myriades d’abeilles tournaient autour de ma tête.     

 

La plupart des employés avait déjà atteint les étages inférieurs et il n’y avait plus grand monde dans l’escalier. Je parlai et stimulai Astrid autant que je pouvais pour qu’elle continue à marcher et à descendre, malgré ses blessures et ses pieds ensanglantés. Je sentais la structure de la tour continuer à trembler autour de nous, combien de temps allait-elle tenir ? serions-nous capable d’aller jusqu’en bas ?  Vingt-cinquième, … vingtième, … le béton par endroit se fissurait et j’entendais au dessus dégringoler des débris qui dévalaient les marches derrière nous. Deux fois nous tombâmes et roulâmes jusqu’au palier du dessous, entraînées par notre élan. Quelques voix affolées résonnaient encore devant nous tandis que nous continuions à descendre inlassablement., … dix-huitième ...  quinzième … je ne savais pas ce qui faisait tenir Astrid, ses jambes étaient comme deux automates, elle était quasiment évanouie sur moi ... elle manqua de s’écrouler par terre plusieurs fois et quand qu’elle lâchait prise, je la relevai et nous repartions … dixième … septième … une solitude absolue semblait nous avoir entourées, tous les autres fuyards devaient être sortis du bâtiment désormais, …. cinquième … troisième … je perçus soudain le brouhaha en bas … premier …. et nous débouchâmes au rez de chaussée où nous fûmes prises en charge immédiatement par les sauveteurs. Sans que nous ayons la force de réagir, ils nous firent sortir à l’extérieur, nous couchèrent sur des brancards et nous chargèrent dans deux ambulances qui démarrèrent aussitôt. Alors que la porte arrière du véhicule n’était pas encore fermée et avant que le chauffeur active la sirène, j’entendis des hurlements dehors.

 

-- La tour s’écroule ! 

 

Fermant les yeux tandis que l’ambulance m’emportait vers l’hôpital, je repensais à l'architecte Berova et à sa tour maudite avant de sombrer dans l’inconscience. 

 

Plus tard quand je m’éveillai dans mon lit médicalisé, je pus voir à la télévision ce qui s’était passé après notre départ. La tour s’était effondrée sur elle même dans un immense vacarme en dégageant une onde de choc. Une vague de poussière et de béton avait roulé dans les rues et avenues autour de l’éboulement, enterrant sous un flot dévastateur tout ce qu’elle rencontrait. Il y avait eu de nombreux morts mais aussi beaucoup de rescapés, et des sauveteurs dévoués avaient péri. L’heure était à l’enquête, les journalistes interrogeaient des experts qui échafaudaient toutes sortes d’hypothèses à longueur de journée. J’avais eu beaucoup de chance d’avoir pu sortir in extremis des décombres avec Astrid et d’être vivante. Elle et moi avions été séparées dès notre sortie de la tour et nul ne savait ce qui s’était passé entre nous. Astrid ne me connaissait pas, elle m’aurait sûrement oubliée et c’était mieux ainsi. Je n’avais aucune nouvelle d’elle. J’aurais juste voulu savoir comment elle allait après le choc qu’elle avait subi, Bozon me donnerait certainement de ses nouvelles. Je me sentais faible et totalement épuisée par le choc et la violence des événements. Je me rendormis. 

 

Deux jours plus tard, les quelques examens médicaux et contrôles de mon état de santé étaient concluants, je me sentais mieux, je pus sortir de l’hôpital. J'avais de légères contusions et des égratignures, les bruits dans mes oreilles commençaient à s’estomper, je m’étais un peu tordu le pied mais ce n’était rien de grave. Après un dernier entretien avec une psychologue de la cellule de crise, j’eus l’autorisation de m’en aller et regagnai mon hôtel.

 

Heureusement j’avais laissé le précieux téléphone de Bozon dans mon mince bagage, sinon il aurait sûrement été écrasé ou perdu lors d’une chute dans les escaliers. Mon premier réflexe en pénétrant dans la chambre fut de vérifier qu’il était toujours là, dans le sac, dissimulé dans un oreiller d’appoint au fond de l’armoire. C’était une piètre cachette, mais j’avais du faire vite avant d’aller visiter la tour. Néanmoins, rien n’avait été dérobé et je pus aussitôt joindre mon unique interlocuteur. Comme habituellement, il décrocha immédiatement.

 

-- Bozon ? murmurai-je

-- Avellana, vous êtes en vie ! Je n’avais aucune nouvelle de vous, impossible de vous joindre. Où étiez-vous au moment de l’attentat ? Que vous est-il arrivé ? répondit-il d’un ton pressant. Comment allez-vous ? 

-- Je vais bien. J’étais dans la tour au moment de l’explosion, expliquai-je, à l’étage des bureaux de Moneyable. 

-- Vous y étiez en même temps que ma soeur Astrid ! Que vous est-il arrivé ? Elle ne se souvient absolument pas de ce qui s’est passé, tout est flou dans sa tête. Elle s’est retrouvée à l’hôpital sans savoir comment elle est sortie de la tour, dit-il. Nous venons d’être prévenus grâce à ses papiers qui se trouvaient dans son sac à main. Et vous, vous êtes saine et sauve, comment vous avez pu vous échapper ? 

-- Je me trouvais à l’étage de Moneyable. J’étais arrivée aux ascenseurs pour partir, je suis retournée rechercher Astrid quand le chaos a éclaté. Elle était presque évanouie. Nous avons réussi à descendre à pied les trente cinq étages, je ne sais pas comment car elle était très choquée, nous avons été séparées à l’arrivée et emmenées par les sauveteurs avant l’écroulement. Une chance inouïe ! racontai-je en me souvenant qu’Astrid n’avait jamais lâché son sac à main qu’elle serrait précieusement contre elle.

-- Vous lui avez sauvé la vie, s’écria-t-il ! Avellana, c’est un miracle, merci infiniment ! 

-- Bozon, surtout ne lui dites rien, elle ne doit pas me connaître.

-- Vous pensez que c’est mieux ? questionna-t-il.

-- Oui, elle ne doit rien savoir de nos plans. Car nous continuons, n’est-ce pas ? demandai-je.

-- Astrid va être rapatriée à la maison en avion privé, mon père envoie l’un de ses conseillers pour la chercher et la ramener en toute sécurité. Elle sera soignée ici par une équipe médicale dédiée. Elle a été beaucoup plus touchée que vous. Apparemment elle a des problèmes de mémoire qui pourraient n’être que passagers, mais c’est trop tôt pour l’affirmer. Et je crois qu’elle a des difficultés d’audition.

-- Bozon, elle était à l’endroit où la bombe a explosé, vous avez raison, c’est un miracle qu’elle soit vivante. Elle n’avait peur de rien, mais ces hommes qu’elle côtoyait … Jack Maxence, Magnus Isambert, je les ai vus, ce sont de véritables brutes, elle risquait sa vie à chaque rencontre, repris-je.

-- Avellana, vous ne le savez sûrement pas mais Jack Maxence a été assassiné, ajouta Bozon.

-- Quoi ? m’écriai-je ? 

-- Je soupçonne que son ami Trevor y est pour quelque chose, peut-être a-t-il été soudoyé par l’une des autres start up. Il a disparu complètement, les autorités le recherchent.

-- Mais pourquoi éliminer Jack Maxence ? insistai-je.

-- Il était sûrement devenu gênant, pour une raison ou pour une autre, répondit Bozon. 

-- Et Magnus Isambert a disparu dans l’explosion. Votre jeu diabolique fonctionne, murmurai-je, ils s’entretuent les uns les autres. Déjà trois start up quasiment éliminées … FinanDev, InvestMed et Moneyable. Il n’en reste que six.

-- Oui, fit Bozon, quelle sauvagerie. Je n’avais pas pour but de déclencher une guerre fratricide entre les dirigeants en lançant un défi excentrique.

-- Mais si, Bozon, dans votre jeu, il ne doit rester qu’une start up, alors la concurrence est sans merci.

-- Je le regrette sincèrement, dit-il, mais l’objectif à atteindre était plus grand que mes scrupules, il me fallait faire quelque chose car ce qui se prépare est bien plus destructeur. Et ces gens là n’ont aucune limite, comment lutter contre eux sans employer leurs armes ?

-- Ne vous posez plus de questions, ils ne s’en posent pas eux, répondis-je, nous devons continuer à agir, mais peut-être modifier notre plan. Etes-vous en danger vous aussi ? car Astrid devait être visée par l’explosion, mais est-ce que quelqu’un en veut également à votre famille ? 

-- C’est peu probable. Je ne suis qu’un pauvre handicapé que personne ne regarde ni ne craint, je n’ai pas d’inquiétude pour moi, et Alma est trop jeune. Astrid va désormais être protégée, elle ne risque plus rien tant qu’elle reste à la maison, et elle n’est pas près de repartir. A mon sens, l’objectif était d’immobiliser les Sauveur. C’est réussi, PJ n’a pour l’instant plus d’émissaire pour négocier des apports de fonds, ajouta-t-il.

-- Et si quelqu’un remplaçait Astrid ? hasardai-je soudain, une folle idée m’ayant traversé l’esprit.

-- Que voulez-vous dire ? demanda-t-il, qui voudrait mettre sa vie en jeu pour le bénéfice de PJ, sinon sa propre fille ?

-- Et si je prenais sa place pour aller voir les différentes start up pressenties pour financer l’opération de votre père ? poursuivis-je. Je serais au coeur de leurs complots. Car comment allons-nous poursuivre maintenant notre mission ? Nous sommes trop loin de ce qui se trame pour comprendre ce qui se passe et agir.

-- Vous n’y pensez pas, rétorqua-t-il aussitôt, je ne veux pas que vous vous mettiez en danger, cela suffit qu’Astrid ait été blessée. Vous avez vu que ces gens-là ne plaisantent pas.

-- Et si l’explosion ne concernait pas vraiment Astrid, et que sa mort n’ait été qu’un prétexte pour masquer autre chose ? ajoutai-je.

-- Vous avez une autre hypothèse ? demanda Bozon, mais sa voix marqua un arrêt, comme si ma remarque lui donnait à réfléchir. Vous pensez que ce serait un simulacre, mais dans quel but ? 

-- Je ne sais pas, mais c’est une possibilité. La fin brutale de Moneyable pourrait n’être qu’un leurre pour dissimuler une autre vérité, dis-je.

-- La seule alternative que je vois, … réfléchit-il, … serait que Magnus Isambert profite de ce drame pour disparaître de la circulation.

-- Je n’ai pas vu son corps, vous vous souvenez ? Et pourtant je suis arrivée juste après l’explosion. 

-- Mais c’était très dangereux, fit Bozon, il risquait sa vie aussi. 

-- Il aurait pu organiser sa fuite et en même temps il se débarrassait d’Astrid et il immobilisait PJ, ajoutai-je. Admettons qu’il soit sorti de son bureau quelques instants avant l’explosion, il a pu prendre l’ascenseur et sortir de la tour avant tout le monde. Il évite ainsi les scandales, se retrouve les mains libres pour poursuivre son objectif quel qu’il soit, et les médias ont relayé l’information de sa mort. Et qu’importe son identité, il peut refaire sa vie ailleurs.  

-- Cela me semble tiré par les cheveux, mais pas improbable, répondit Bozon. Nous aurions pu vérifier votre hypothèse sur les caméras de surveillance mais elles doivent être détruites. Même si ce n’est pas le cas, il ne doit pas avoir été assez imprudent pour se laisser filmer, ou alors sous un déguisement. Et puis l’enquête en cours va forcément analyser tout ce qu’elle va trouver.

-- De nombreux touristes visitent la tour et empruntent les ascenseurs, il a pu se grimer, se changer et se faire passer pour l’un d’eux. Mais il a pu être plus subtil encore, dis-je. 

-- Précisez votre pensée, fit Bozon intrigué.

-- Le trente-cinquième étage était celui où se trouvaient les bureaux et salles de travail de Berova. Lors de la construction, il avait fait installer un ascenseur particulier qui ne desservait que cet étage et les parkings, pour pouvoir entrer et sortir de la tour à sa guise sans que nul ne le vit. Je l’ai lu par hasard en bas d’une page du journal de l’architecte en visitant le musée. Le commentaire m'a attirée car je savais que Moneyable était situé au trente cinquième étage. C'était une curiosité qui passionnait peu le public car cet ascenseur était privé. Et bien sûr il ne contenait pas de caméras. Je pense que ce détail a intéressé Magnus Isambert quand il a acheté les locaux de Moneyable, Ce sont des personnes qui ne mettent jamais  tous leurs œufs dans le même panier.

-- Vous voulez dire que depuis le début il avait imaginé un plan B ? demanda Bozon.

-- Je ne sais pas, mais je pense que oui, c’est quelqu’un de supérieurement intelligent. 

-- L’enquête va forcément découvrir l’existence de cet ascenseur et en déduire des conclusions, avança Bozon.

-- Oui, mais à mon sens elle ne fera pas le lien avec le trente cinquième étage, car l’explosion a eu lieu au trente troisième étage dans un local technique, juste au dessous du bureau de Magnus. Tout était orchestré, la force du choc a transpercé les plafonds des trente quatrième et trente cinquième étages. Astrid a eu une chance inouïe de se trouver derrière un bureau massif, c’est un pur hasard qui lui a sauvé la vie. 

-- Et votre présence ... Cà se tient. Finalement toute l’opération sera transparente pour Moneyable qui touchera même l’assurance, dit Bozon.

-- C’est ce que nous disions, Magnus Isambert ne laisse jamais rien au hasard. Ses héritiers toucheront probablement un pactole. 

-- Voici un scénario auquel je n’avais pas pensé, poursuivit Bozon. Je ne suis pas certain que Magnus Isambert ait une famille, mais peu importe. Nous sommes entourés d’ennemis redoutables, prêts à tout pour arriver à leurs fins.

-- Que pensez-vous de ma proposition ? répondis-je. Maintenant que vous avez activé leurs ambitions avec votre jeu, les start up n’ont plus aucune hésitation.

-- Je ne veux pas que vous preniez ce risque insensé, dit Bozon.

-- Mais vous êtes obligé d’accepter, fis-je, il n’y a pas d’autre solution. Nous ne pouvons pas continuer à avancer cachés, nous n’arrivons à rien. Votre jeu était abracadabrant dès le départ, la situation est inextricable, il faut trouver un moyen d’en sortir.

-- Et je vous ai entraînée dans ce chaos, j’étais trop seul vous comprenez, j’enrageais, j’avais besoin d’agir, expliqua-t-il. J’avoue que ce n’était pas la meilleure des stratégies, mais ça a commencé à faire bouger les choses.

-- Alors continuons. Si nous avions pu réfléchir à plusieurs pour élaborer une autre solution, ç’aurait été différent, mais nous ne nous connaissions pas et maintenant il est trop  tard, le processus est enclenché.  

-- C’est vrai, mais comment vous protéger ? ces gens sont dangereux, sans compter les tueurs de FinanDev et Trevor qui vous connaissent. 

-- Je saurai me défendre toute seule, je l’ai bien fait jusque là, dis-je.

-- Mais vous plaisantez, ce n’est pas parce que vous leur avez échappé une ou deux fois que vous leur échapperez encore, répliqua-t-il.

-- Ce n’est pas en nous réfugiant sur une île déserte que nous mettrons fin à leurs machinations, répondis-je en imaginant Bozon seul sur les rochers de l’archipel Sainte-Victoire.  

-- Vous avez raison, dit-il, nous devons élaborer un nouveau plan. 

 

En l’écoutant, je repensai à mes recherches sur l’île des Gondebaud. Tout ça n’avait dû être qu’une élucubration, il n’avait jamais vécu sur cette île, il n’en parlait jamais. J’avais tout inventé. Il avait juste cherché à détourner l’attention de ses adversaires en les lançant sur une piste absurde, j’étais moi-même tombée dans son piège. Plus j’avançais, plus je réalisais qu’il avait lancé une bouteille à la mer mais qu’il n’avait jamais pensé aux conséquences de son acte.

 

-- Je vais prévenir Ferdinand Mozell, dit-il enfin après un long moment de silence. C’est l’assistant personnel de mon père qui va venir chercher Astrid. Il est chez nous depuis si plongtemps que j’ai parfois le sentiment qu’il fait partie de la famille. Il est très discret et très efficace, mais on peut ne pas aimer son style. Mon père ne saurait rien faire sans lui. Il est aussi mon protecteur depuis de nombreuses années, il n’a jamais admis que je sois physiquement diminué et que ma mère soit morte, mais avant tout et depuis toujours il sert fidèlement mon père.

-- D’accord, répondis-je, et ensuite ?

-- Je vais le mettre dans la confidence, il faut qu’il vous ramène avec lui et qu’il explique que vous étiez dans la tour vous aussi, en visite au moment de l’explosion. C’est plausible, et en même temps c’est la vérité. Il ne dira pas que vous avez sauvé Astrid, mais il vous aura rencontrée à l’hôpital et il aura pensé que vous pouviez vous occuper de la convalescence de ma soeur car vous avez vécu le même traumatisme, c’est une épreuve à partager. Mon père lui fait une confiance absolue, il le croira et il trouvera même que c’est une bonne idée. C’est cohérent et tout est vérifiable.

-- Ainsi je serai dans la place légitimement et je pourrai commencer à convaincre votre père, dis-je.

-- Oui, fit Bozon. Je ne dirai à Ferdinand que le strict minimum, je ne lui ai jamais parlé de Bozon ni du challenge.

-- Vous avez bien fait, c’est notre secret, répondis-je.

-- Oui, inutile d’ébruiter quoi que ce soit sur ce sujet dont nous ne connaissons pas les vrais impacts.

-- Il faudra avertir Alma de mon arrivée, pour ne pas qu’elle nous trahisse, ajoutai-je.

-- Vous savez qu’Alma ne me trahira jamais, et elle vous adore, elle sera de notre côté. Je vais informer Ferdinand de notre plan avant son départ.

-- Alors je vais attendre l’arrivée de M. Mozell.  

-- Il viendra vous chercher à votre hôtel, en attendant reposez-vous. Ainsi nous allons nous revoir bientôt, mais pour PJ, nous ne nous serons jamais vus.

-- A très vite, répondis-je avec une certaine impatience.

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