Chapitre 8

Azem termina la nuit à collecter des informations sur madame Victor. Il apprit qu’elle remportait un certain succès comme médium itinérante et qu’elle occupait présentement une roulotte dans la vallée dominée par le pont de l’Arluuvie, près du spatioport. Comme il ne souhaitait ni la déranger à cette heure tardive ni éveiller ses soupçons, il récupéra l’un de ses tracts saisis par la police, au cours de cette même nuit, dans l’idée d’assister à l’une de ses représentations, le lendemain soir. D’ici là, il souhaitait en apprendre plus sur les signes dont avait parlé Mary Hobbes, et il connaissait peut-être quelqu’un capable de l’éclairer.

Les premières lueurs de l’aube trouaient difficilement le ciel blanc quand Azem poussa la porte de La Cafetière bouillante. Le carillon tinta sur son passage. Azem remercia sa chance de tomber sur la fille du tenancier afin de lui poser ses questions. C’était précisément elle qu’il venait voir. Il n’avait pas oublié que son père préférait la laisser s’occuper de l’ouverture, plus calme. Surtout, il se rappelait les conditions de leur rencontre et le local, là, derrière le bar, dans lequel ils s’étaient entretenus.

Il profita de ce qu’elle lui servait un café dans l’établissement désert pour entrer dans le vif du sujet.

— Madame Victor, ça vous dit quelque chose ?

La jeune femme tressaillit et reposa la cafetière sur la table. Le regard qu’elle adressa à Azem signifiait « Moins fort » ou « Pas maintenant ». Il baissa la voix, peu enclin à repousser cette conversation.

— Je ne vous cherche pas d’ennuis, ni à vous ni à vos copains adeptes de rites ou je ne sais quoi. Je veux juste comprendre.

Azem leva la tête vers elle et lui adressa un sourire sincère.

— Mon enquête s’engage sur un terrain que je ne connais pas, admit-il. J’espérais que vous pourriez m’aider.

La femme poussa un soupir et réunit ses jupes avant de s’asseoir.

— C’est à cause du préfet Pinkerton, c’est ça ? se renseigna-t-elle. Le bruit court que des libertaires l’ont pendu à un arbre, devant chez lui. Est-ce que c’est vrai ? Des libertaires ont-ils vraiment fait ça ?

— C’est précisément ce pour quoi j’enquête en ce sens, mademoiselle.

Elle eut un petit rire. Ses boucles noires tressautèrent sur ses épaules.

— Si mon père vous entendait me servir du « mademoiselle ». Fanny suffira.

— Alors, Fanny... Dites-moi tout ce que vous savez sur madame Victor, l’Arluuvie et les signes dont Ervicje semble si friande depuis quelque temps.

Fanny mit un certain temps avant de commencer, et Azem comprit vite pourquoi. Ce qui entourait madame Victor était trop dense pour ne tenir qu’en une poignée de phrases. D’abord, il y avait les signes auxquels elle faisait toujours allusion, ces signes qui constituaient, selon elle, une sorte d’énigme à résoudre, dictée par la voix des morts. Ensuite, il y avait ce lien supposé entre la voix des morts et l’Arluuvie, sa disparition mystérieuse et les rêves récurrents de certaines personnes. Ce point intéressa tout particulièrement Azem, qui y entrevit la possibilité de mieux comprendre ce que vivait Stephen. Un signe... Peut-être étaient-ils vraiment partout, en fin de compte. Décelables par quiconque se donnait la peine d’ouvrir les yeux. Peut-être qu’Azem se contentait de ce qu’il savait, peut-être qu’il restait volontairement fermé à ces signes, à ces messages codés et qu’il s’empêchait d’y croire. Son éducation était-elle responsable de son aveuglement ? Y avait-il aveuglement, déjà ? Il doutait de plus en plus.

— Madame Victor est très connue dans les cercles libertaires, affirma Fanny.

— Dans les cercles libertaires ? répéta Azem avec un petit rire. On les appelle vraiment comme ça ?

Fanny acquiesça, très sérieuse.

— Avec eux, on est loin du groupe qui se réunit autour de mauvaises bières pour trouver de nouvelles façons de casser du flic. Il y a toute une pensée qui se développe autour du mouvement. On pourrait même parler de mode de vie.

— Et les rites ? Est-ce qu’ils utilisent des grimoires, est-ce qu’il y a des messes noires ou je ne sais quoi ?

— Comme je viens de vous le dire, ce sont des réunions associées à un mode de vie. Chacun fait bien comme il veut, mais tout le monde y prône la valeur de la nature et la pleine puissance de sa colère.

— Ça expliquerait cet hiver qui n’en finit pas.

— Il n’y a pas que ça. La neige a commencé à tomber le jour même de la disparition de l’Arluuvie.

Le ton de Fanny n’était plus seulement sérieux, désormais. Elle employait une gravité qui déplut à Azem. En général, quand les gens se mettaient à parler de cette voix basse, presque rauque, c’était mauvais signe.

Penser à demander à Stephen quand ont commencé ses rêves, nota intérieurement Azem.

Histoire de vérifier s’ils coïncidaient, eux aussi, avec la disparition de l’Arluuvie.

— Madame Victor croit que certains se trompent en parlant de la colère de la nature, enchaîna Fanny, pensive. Elle dit que ce sont les voix des morts qui tentent de nous faire passer un message, mais on ignore encore lequel. Elle-même l’ignore.

— Pourquoi ces libertaires continuent-ils de penser que la nature se venge, dans ce cas ?

De ce qu’en avait compris Azem, madame Victor faisait office de modèle, de lumière dans un monde qui s’obscurcissait de jour en jour. Les gens en quête d’un espoir tout neuf se raccrochaient à ses propos et à ses élucubrations. Ils la rejoignaient sur le terrain des mystères et se rassuraient en se disant que, s’ils n’y comprenaient rien, c’était qu’ils interprétaient les signes de travers. Mais certains semblaient penser au-delà des affirmations de madame Victor. Qui de ceux-là ou des autres étaient les plus dangereux, Azem l’ignorait totalement ; il avait même tendance à les mettre dans le même panier, celui qui les menait en cellule au moins pour un jour ou une nuit.

— Je suppose qu’il est rassurant de se dire que les choses n’arrivent pas pour rien, déclara Fanny.

Toute gravité dans sa voix avait disparu. Azem y sentit plus de légèreté, comme si la jeune femme s’apprêtait à raconter une histoire merveilleuse à l’issue tout aussi merveilleuse.

— Et puis certains sont des idiots, aussi.

La lassitude, maintenant. La même que chez Mary Hobbes. Azem n’avait encore mesuré aucune colère chez Fanny, mais il la supposait suffisamment enfouie pour qu’elle ne transparût pas. En femme d’Ervicje – pas besoin d’appartenir au bon monde –, elle tenait à distance les émotions tapageuses, et la colère, le chagrin et la jalousie ne s’exprimaient pas en public. Les larmes et la voix brisée de Martha Pinkerton n’étaient que du mélodrame de théâtre.

— On en a quelques-uns qui crient au complot, ajouta Fanny dans un soupir, mais ils ne sont vraiment qu’une minorité.

Celle qui pense au-delà des affirmations de madame Victor.

Ces petits malins ne prenaient que ce qui les intéressait dans les discours de la médium et brodait le reste. Ils s’écrivaient ainsi une toute nouvelle histoire, laquelle encensait leurs théories. C’était encore plus rassurant que de simplement suivre un modèle et de se sentir dans le même bateau.

— Dites-m’en plus sur ce mode de vie.

Azem tenait à comprendre absolument tout. Il en avait besoin pour l’enquête et pour Stephen. Inexplicablement, il sentait qu’il tenait un début de piste avec madame Victor. Ce nom lui paraissait révélateur. De quoi, il l’ignorait encore, bien sûr, mais il allumait en lui une lueur d’espoir. Il avait aussi besoin d’espoir, en ce moment.

— Certains s’excusent auprès de la nature pour le mal que nous lui avons fait, expliqua Fanny. D’autres déposent des offrandes dans les anciennes chapelles. D’autres, encore, ont recours à de vieilles recettes pour se préserver de la détresse ou pour éveiller leur don de double vue, mais madame Victor dit qu’on le possède ou qu’on ne le possède pas.

— Les cadavres de corbeaux et la lecture dans les entrailles de poulet, oui, ça, je connais.

— On assiste à un retour à la simplicité. Les gens ne veulent plus se battre, ils ne veulent plus souffrir, mais cet hiver interminable multiplie les maladies. Les plus pauvres se réfugient dans les caveaux épargnés par la guerre. Le prix de la nourriture atteint des sommets, le trafic de volailles prend de l’ampleur dans la bordure. On ramasse les fruits pourris après le marché ou on vole des chiens pour les manger.

Azem reconnut à Fanny le même engouement que celui de Mary. Elles ne se passionnaient pas pour leur cause, elles étaient la cause. Elles se battaient pour elles-mêmes et pour celles et ceux qui viendraient après elles.

— Madame Victor représente un espoir dans le monde actuel. Sans elle, Ervicje ne serait plus qu’un tas de ruines et de cendres. Aldenoz, Härna et Phälbeh ne seraient plus qu’un tas de ruines et de cendres, et pareil pour toutes les villes qui les précèdent.

— Croyez-vous en madame Victor ?

Il y eut un silence que ne comblèrent pas les rares clients matinaux, en retrait.

— Je crois en des jours meilleurs, et madame Victor est la seule représentation de ces lendemains que je connaisse.

Azem ressentit une profonde mélancolie en entendant ces mots.

 

Stephen sentait qu’il devait se réveiller. Il avait entendu Azem qui l’embrassait, ses lèvres humides sur son front, et la porte de leur appartement qui se refermait. Puis le silence avait succédé à la démarche régulière d’Azem et à sa façon d’enfoncer les talons de ses chaussures dans le sol, au claquement de la porte et au tour de clé dans la serrure. Depuis, Stephen s’efforçait de rouvrir les yeux, mais il était comme englué dans le sommeil. L’air poisseux, chargé d’une lourdeur moite, lui collait à la peau.

Il sentait les draps tièdes et chiffonnés sur son torse nu et l’édredon sous sa nuque. Sa tête s’y enfonçait profondément. Aspirée, presque. Retenue. Engluée, elle aussi, dans ce rêve qui n’en finissait pas.

Il y avait toujours les voix qui grésillaient, et, si elles grésillaient, alors, la boutique devait se trouver là parce que les voix émanaient de derrière sa porte. Mais il n’y avait que la neige, ici. La neige et des maisons plantées dedans, avec des colombages et des toits pentus, des façades ouvragées et des volets de bois. La neige dans une rue déserte, mais l’odeur du vin chaud, mêlée à celle du café flottait dans l’air. S’il tendait l’oreille, Stephen pouvait même percevoir la rumeur de conversations, de raclements de chaises sur les terrasses en bois et de tintements de vaisselle. Il imagina sans peine la fine porcelaine et les délicates fleurs peintes à la main qui ornaient tasses et soucoupes, les motifs gravés sur les manches des petites cuillères et les nappes de dentelle d’un blanc immaculé. Mais derrière le parfum réconfortant du café et le cadre apaisant des terrasses chauffées demeurait la lourdeur moite qui lui collait à la peau.

Stephen sentait toujours les draps tièdes et chiffonnés sur son torse nu, ainsi que l’édredon sous sa nuque. L’empreinte du baiser d’Azem sur son front semblait l’avoir marqué. Le silence régnait toujours, trop-plein pour appartenir à la réalité. Stephen se trouvait à demi dans son rêve, et quelque chose l’y retenait. La lourdeur moite, peut-être, parce qu’elle paraissait le maintenir aux épaules comme deux mains fermes ; lui ceindre la taille à la façon d’un sportif qui entraverait son adversaire ; lui immobiliser les chevilles comme deux fers bien solides retenus à...

Un mur invisible ? se demanda Stephen.

Il n’était pas le bienvenu, ici, mais indispensable. Celui ou celle qui le maintenait dans cet espace à mi-chemin du rêve ne dissimulait pas ses intentions.

 

Perchée sur une caisse de bois, madame Victor s’adressait d’une voix profonde et grave à son assemblée. Ses colliers de fausses perles et ses bracelets fins tintinnabulaient à chacun de ses mouvements. Les pans vaporeux de sa longue robe lui conféraient une silhouette légère, presque fantomatique. Dans la vallée brûlaient des flambeaux. Leurs crépitements, couplés à la fatigue, exerçaient une forme d’hypnotisme sur Azem. Il n’avait pas dormi depuis deux jours, constamment sur le qui-vive entre le sommeil long de Nasrim, la pendaison de Pinkerton et, maintenant, sa découverte du monde étrange de madame Victor.

Il la regardait plus s’agiter sur sa caisse qu’il ne l’écoutait. Elle n’avait pas besoin de s’époumoner, l’assemblée lui prêtait une attention parfaite. Azem ne captait pas un murmure de son côté. En face, les gens observaient madame Victor avec émerveillement. Azem se força à se concentrer, convaincu par la promesse de filer au lit dès que ce serait terminé.

— Nos rêves sont un refuge qu’il convient de préserver, avança madame Victor. Combien parmi nous les fuient parce qu’ils n’en saisissent pas les signes ? Qui, ici, a eu recours à la méditation ou à un breuvage quelconque pour échapper à ses rêves ?

Azem frissonna en écho à ses paroles. Avait-il mal agi en conseillant la méditation à Stephen ? Avait-il lui-même aggravé son cas ou accéléré la situation ? Au son de la voix de madame Victor, il entrevoyait presque une porte, un passage entre lui et ce qu’elle déclarait.

Franchir la porte.

S’apprêtait-il à le faire ?

La vérité lui semblait toute proche. Quelle était-elle ? Il n’en avait pas la moindre idée, mais simplement oser l’entrevoir, oser croire en son existence l’exaltait. Maintenant, il comprenait l’emphase avec laquelle lui avaient parlé Fanny et Mary Hobbes, chez les Pinkerton. Il réalisait ne pas détenir toutes les cartes en main. Il en avait certaines, d’autres en avaient des différentes, comme Stephen avec son rêve récurrent. C’était à la fois beau et révoltant. L’obstination avec laquelle il luttait contre la simplicité du monde, contre cet équilibre que rien ni personne ne pourrait dissimuler très longtemps, le mit en colère. Là encore, il comprit celle de Mary, celle de Stephen qui ne trouvait pas la clé à la porte qu’il tentait désespérément d’ouvrir dans son rêve.

Franchir la porte.

Là, juste à ses pieds. La poignée à portée de ses mains. Les petites vitres devant son nez. S’il se penchait un peu en avant, il pourrait jeter un coup d’œil de l’autre côté. Rien qu’un petit. Son cœur se mit à battre la chamade. Son corps se montra réticent à l’idée de regarder à l’intérieur, comme si son esprit se souvenait de ce qui s’y trouvait. Une voix en lui, peut-être celle de la raison, l’enjoignit à se détourner de la porte. Incapable, il retint son souffle. Approcha. Il les entendit alors, comme des milliers de cris étouffés. Ils provenaient de derrière le battant clos et inspiraient à Azem une peur immodérée.

Ne pas franchir la porte.

Les cris redoublèrent d’intensité. Étouffés par les murs du bâtiment devant lequel il se trouvait à présent, ils vinrent cogner. Des bruits de pas dans la neige les accompagnèrent, de plus en plus nombreux. Quand Azem se retourna, abandonnant enfin la porte, ce fut pour assister au plus effroyable des cortèges. Des silhouettes blanches sur la neige blanche qui flottaient juste au-dessus du sol, parfaitement muettes, et comment auraient-elles pu parler sans bouche ? Elles ne possédaient d’ailleurs aucun visage. Pas de lèvres pour sourire. Pas d’yeux pour pleurer, car Azem en avait maintenant le sentiment, ces formes représentaient les arluuviens et le silence que leur disparition leur imposait depuis plusieurs mois. Ils n’existaient pas, mais existaient ici, en cet instant où Azem ne sut plus très bien s’il rêvait ou non.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
CM Deiana
Posté le 05/10/2021
Oh, une hallucination collective ? (Azem est-il le seul dans l'assemblée à ressentir cela) et une Paralysie du sommeil bien bien flippante pour Stephen (et je sens qu'il ne va pas se réveiller)
L'accélération des changements de point de vue en rajoute encore plus dans la tension, jusqu'à l'apparition des disparus.
Vivement la suite.

et :
"— Je crois en des jours meilleurs, et madame Victor est la seule représentation de ces lendemains que je connaisse."

Quand on est désespéré, on se raccroche à tout. C'est très vrai.
Aude Réco
Posté le 11/10/2021
Peut-on parler d'hallucination collective ? Rien n'est moins sûr, héhé.
Vous lisez