Chapitre 9

Nasrim errait à travers le vide blanc depuis une durée indéterminée. Elle avait tenté de l’explorer, de procéder comme dans le domaine de l’archéorêve pour déterminer où elle se trouvait, mais il n’y avait rien à fouiller. Cette satanée brume épaisse dominait. Alice n’avait croisé personne, bien qu’elle perçût des mouvements fluides autour d’elle depuis son arrivée.

Mais quand était-ce, déjà, mon arrivée ?

Pour ne pas sombrer, elle se raccrocha à sa capacité à réfléchir. Pouvait-elle seulement sombrer, ici ? Son esprit était-il encore capable de divaguer jusqu’à son propre effondrement ou son propre repli ?

Si je pense, alors, je peux aussi m’apitoyer sur mon sort.

Ce qu’elle ne ferait pas. Elle se créerait des portes imaginaires, s’il le fallait. Pour surmonter ça. Elle avait connu pire. La mort de son petit frère pendant la guerre. Quelques années avant, celle de ses parents dans l’effondrement d’un immeuble. Bien plus tôt, sa séparation d’avec ses frères pour aller étudier à l’autre bout du pays.

En Arluuvie, se rappela-t-elle.

Comme si on lui avait ôté ce souvenir pour le réintégrer maintenant à son esprit. Ou comme s’il en avait retrouvé naturellement le chemin.

Suis-je suis sur la bonne voie ?

Venait-elle d’emprunter l’une de ses portes imaginaires ? Elle n’avait pas l’impression d’en avoir créé une ; d’ailleurs, ça tenait à pas grand-chose, cette histoire de portes imaginaires, de l’illusion de comptoir, surtout. Elle éprouvait cependant une forme de satisfaction personnelle, celle qui rend fier et qui rassure sur nos capacités. Elle reprit son exploration du vide.

 

C’est muette de stupéfaction et d’horreur qu’Adwoa assista, en retrait, à la représentation de madame Victor. Elle était revenue avec de nouvelles questions, davantage liées à elle-même qu’à son rêve ou au baratin de la médium sur les voix et l’Arluuvie. Mais, au lieu de se retrouver dans la roulotte, assise sur le gros coffre de bois recouvert d’une couverture miteuse, au milieu des attrape-rêves et des fioles en verre poussiéreuse, elle se tenait agenouillée dans l’obscurité de la vallée. Les lumières chaudes des flambeaux n’atteignaient pas sa position, près de l’un des pylônes du pont de l’Arluuvie, dont elle devinait la forme imposante presque au-dessus d’elle. Terrée là, le visage en avant et les yeux écarquillés, elle vit s’abattre sur la vallée une chape de noirceur. L’air s’alourdit, chargé de moiteur et de voix. Des murmures qui enflaient, qui paraissaient plus émaner de sa propre tête que de l’obscurité. Adwoa écrasait ses paumes sur ses oreilles, mais les murmures persistaient. Des chuchotements forcés, des cris susurrés au creux de son oreille.

« Reconnaissez-vous l’une de ces voix ? » lui avait demandé madame Victor.

Non. Aucune. Plutôt, pas une en particulier. Elle les reconnaissait toutes. Elles formaient une entité de voix qu’Adwoa avait décrite à madame Victor.

Une entité.

La chape de noirceur ?

— Est-ce possible ? murmura-t-elle pour elle-même.

Son cœur battait à tout rompre sous les couches de tissus sombres qu’elle s’était imposés pour rester discrète. Elle ne tenait pas à ce qu’on la vît se rendre dans la vallée, encore moins à cette heure-ci. Seuls les désespérés agissaient ainsi, se risquant à une mauvaise rencontre au pied des collines.

Je ne suis pas désespérée.

Quoiqu’elle en doutât fortement. Les questions allaient et venaient dans sa tête, elle ne savait même pas par où commencer. Toutes lui venaient plus ou moins en même temps, et, pour elle ne savait quelle raison, madame Victor lui apparaissait comme capable d’y répondre, au moins en partie. Adwoa se moquait de ses histoires de voix des morts et de l’Arluuvie ; elle tenait surtout à découvrir ce qui la reliait à cette région disparue. Son rêve, bien sûr, mais au-delà de cette scène qui se répétait chaque nuit ou presque, quel lien entretenait-elle, sans le savoir, avec l’Arluuvie ? Adwoa était fermement décidée à obtenir des réponses en venant ici. Passée sa surprise dans la roulotte de madame Victor et de retour chez elle, elle avait pu réfléchir calmement. Elle avait surtout pris le temps de se convaincre de retourner dans la vallée. C’était là l’occasion de lever le voile du mystère. Peu importait qu’elle voulût ou non entendre ce que madame Victor avait à lui raconter, elle pressentait qu’il lui fallait franchir ce cap. C’était la bonne décision.

Ou pas, songea-t-elle, amère.

Elle avait recouvré un peu de son calme habituel, malgré la scène qui se déroulait devant elle. Plusieurs mètres la séparaient de l’assemblée réunie autour de madame Victor. Adwoa ne la voyait même plus qui s’agitait sur sa caisse de bois enfoncée dans la neige. Les silhouettes réunies en cercle, assises sur des troncs d’arbres, avaient, elles, disparu dans l’obscurité. Happées.

Adwoa devinait qu’elle devait repartir, quitte à faire comme si elle n’avait rien vu, mais quelque chose la retenait. Quelque chose, oui. La curiosité, sans doute. Elle avait reposé ses mains gantées sur une vieille souche maculée de neige et guettait à présent un changement. L’obscurité restait aussi épaisse. Les flambeaux s’étaient comme éteints, même si Adwoa n’avait perçu aucun souffle de vent. La nuit apportait une lourdeur presque étouffante. Adwoa sentait toujours la présence du pont de l’Arluuvie presque au-dessus d’elle, mais de façon plus incertaine. Il y avait désormais comme une distance entre eux, entre elle et le monde qui l’entourait.

Les voix se firent plus insistantes. Maintenant, elles remontaient du sous-sol, rauques et graves. Vibrantes, aussi. Un frisson brûlant dégringola dans le dos d’Adwoa. Elle eut un mouvement de recul et faillit tomber dans la neige. Son environnement parut soudain plus réel que jusqu’alors. Un détail avait changé, sans qu’elle pût déterminer lequel.

C’en est trop.

Elle se releva d’un bond, replaça sa capuche sur ses épais cheveux et fit demi-tour. La silhouette frêle d’une vieille dame s’interposa. Adwoa sursauta. La femme portait l’un de ces bonnets ridicules avec un énorme pompon au sommet et des franges de laine devant les oreilles. La peur d’Adwoa s’envola à la vue de ce bonnet, dont elle détestait l’apparence, le rouge criard et la laine – vieille allergie tenace.

— Excusez-moi, madame, dit-elle en la contournant.

L’inconnue lui saisit le bras. Sa poigne – impressionnante pour son âge – immobilisa Adwoa. À moins que ce fût un regain de peur, laquelle se tortillait dans son ventre comme un nid de vipères. Qu’est-ce qu’une vieille femme faisait là, dans une vallée presque déserte – à l’exception de madame Victor et de son assemblée de curieux ? Attendait-elle Adwoa ? Attendait-elle depuis longtemps ? Depuis le début, peut-être...

— Lâchez-moi, maugréa Adwoa en tentant de se dégager.

L’inconnue tint bon. Son sourire partiellement édenté accentua la terreur d’Adwoa.

— Je peux t’aider à te débarrasser de ton rêve.

Adwoa voulut reculer, mais ses jambes étaient comme deux piliers de plomb.

— Je peux t’aider... à condition que tu ne luttes pas contre les voix, poursuivit la femme. Elles font partie de toi.

Sa voix aussi parut remonter du sous-sol. Du fin fond des anciennes mines qui couraient sous le sol d’Ervicje. De plus profond encore, peut-être.

D’un geste brusque, Adwoa parvint à se dégager. Elle fila en avant, sans se retourner.

— Les voix sont une partie de ton esprit ! lui lança la femme par-dessus les craquements de ses pas dans la neige.

Elle ne la suivit pas. Adwoa resserra son châle contre elle et courba l’échine pour progresser encore plus vite, loin de la vallée enneigée, de la chape de noirceur et de l’inconnue au bonnet ridicule.

 

Azem eut l’impression de se réveiller avec une bonne gueule de bois. Autour de lui, les gens commençaient à se lever pour quitter la vallée dans un flot de murmures. Il ne chercha pas à comprendre ce qui se disait ; il en avait assez vu pour se forger sa propre opinion.

Ce monde devient fou.

D’abord le rêve récurrent de Stephen, puis la pendaison du préfet Pinkerton par des libertaires – quel Bon Dieu de message essayaient-ils de faire passer, ceux-là ? Maintenant, des voix qui s’étaient élevées d’une obscurité démentielle et une danse fantomatique. Azem en aurait des frissons pendant longtemps.

Il attendit que le plus gros des spectateurs s’en allât pour s’entretenir avec madame Victor... qu’il ne trouva pas. Il frappa à la porte de sa roulotte, mais personne ne vint ouvrir, et il eut le sentiment qu’il ne fallait pas insister.

Ah, non ! Pas encore l’un de ces signes à la noix !

Il dut cependant admettre qu’il ne souhaitait pas risquer de contrebalancer l’équilibre mis en place, si équilibre il y avait. C’était idiot parce qu’il ne croyait pas à ces balivernes. À moins qu’il décidât de se comporter en mule obstinée, à l’image de Stephen, et qu’il refusât de mettre les yeux en face des trous. De mauvaise humeur, il enfonça ses mains dans les poches de son manteau et se résolut à rentrer à l’appartement. Il devait saluer Stephen, de toute façon.

Sa marche jusqu’à leur immeuble lui procura une sensation de libération. Il se sentit débarrassé de tout ce à quoi il avait assisté aux côtés de madame Victor. Supercherie ou non, elle lui avait retourné l’esprit. Il s’était rendu à la représentation sans mauvaises intentions ni a priori. Il était même prêt à reconnaître une certaine légitimité aux actes de madame Victor et aux croyances des libertaires. Le pays traversait une crise, là où il croyait que la fin de la guerre le mènerait vers des jours bienheureux. Azem y avait cru, lui aussi, et s’il n’avait pas Stephen dans sa vie, il aurait peut-être quitté Ervicje vers des contrées où les conséquences de la guerre se remarquaient moins.

Il remonta vers le centre-ville par le pont de l’Arluuvie, bercé par les ronronnements des aéronefs stationnaires dans le spatioport. Il tourna le dos aux lanternes allumées, ainsi qu’à l’ombre imposante, à moitié dissimulée dans la nuit, du bâtiment de réception des marchandises. Il repensa à Alice Dodgson, qui occupait une petite maison, là, derrière, quelque part dans la vallée, et qui dormait dans un lit du grand hôpital d’Ervicje, un groupe de médecins impuissants à son chevet. Il repensa à Nasrim, embarquée dans la même galère, quoi qu’elle eût pu faire. Il se dit que la nuit n’était décidément pas assez froide pour le désensibiliser à tout ça et emprunta la route qui passait devant l’université. L’ombre oblique de la bibliothèque débordait sur le trottoir, sous les rares lampadaires fonctionnels. Quelques ampoules grésillaient çà et là. Azem n’y prêta aucune attention et traversa en direction des rues qui accueillaient le marché deux fois par semaine, là où il avait remarqué tous ces livres reliés de cuir craquelé, fermés par un petit crochet. Il s’y perdit momentanément, passa devant l’immeuble où vivait sa sœur, une boule au ventre, puis regagna la route qui menait chez lui.

Il gravit péniblement l’escalier en colimaçon, la tête farcie des paroles prononcées par madame Victor ; la mémoire pleine de ces silhouettes fantomatiques qui dansaient maintenant au rythme du vacarme que produisaient les énormes tuyaux de la chaufferie, dans sa tête. Il s’étala presque sur le palier, assommé par une soudaine fatigue. Le contrecoup des derniers jours, sans doute. Quand il ouvrit la porte, l’odeur familière de son appartement lui emplit les narines. Il ne s’y sentait pas plus en sécurité qu’ailleurs, mais savait que Stephen serait là pour l’accueillir.

— Stephen ? appela-t-il en remarquant la lueur de la veilleuse, sur la mezzanine.

Pas de réponse. D’un geste nonchalant, il se débarrassa de son manteau sur la patère et veilla à essuyer ses pieds avant d’entrer – sans quoi, Stephen le réprimanderait.

— Steph ?

Le cœur d’Azem loupa un battement. Si Stephen ne se réveillait plus jamais, à son tour ? Si le jour était arrivé ? Azem traversa la distance qui le séparait de l’échelle de la mezzanine et y monta aussi vite que possible. Sa semelle ripa sur l’un des barreaux, il se rattrapa. Enfin, il passa la tête sur la mezzanine.

— Je ne t’attendais plus, ce soir, lui dit Stephen d’un ton indifférent.

— Tu fais la gueule ?

Il hocha la tête par la négative.

— Pourquoi tu ne réponds pas quand je t’appelle, alors ? grogna Azem en se hissant sur la mezzanine.

Il rejoignit son petit ami, ôta ses chaussures et prit place sur le lit. Stephen lui montra le livre posé sur ses genoux.

— Je lisais, expliqua-t-il avec une innocence enfantine. Je ne t’ai pas entendu.

Azem soupira de soulagement.

— Ça ne va pas ? s’enquit Stephen.

Il posa son bouquin sur la table de chevet – une caisse de bois récupérée dans la rue qu’Azem avait mise à sécher plusieurs jours au coin du feu pour la débarrasser de son humidité.

Azem ne trouva pas quoi répondre. Évidemment que ça n’allait pas, mais il était partagé entre l’ennui de mentir à Stephen et l’inquiéter avec la vérité. Pensif, il ramena les genoux contre lui et les entoura de ses bras. Stephen posa la main sur les siennes.

— Tu n’es pas obligé de me le dire, en convint-il. Je ne suis même pas sûr de vouloir savoir, en fait.

L’honnêteté personnifiée. Azem ne cessait plus d’admirer Stephen pour sa simplicité et son empathie. Même Nasrim ne le comprenait pas aussi bien. Avec Stephen, c’était comme s’ils se connaissaient depuis toujours et comme s’ils se disaient toujours tout, ce qui ne correspondait pas à la réalité. Stephen entretenait le sens du secret, mais pas dans le seul but de garder des choses pour lui, plutôt pour ne pas blesser les autres ni les entraîner dans ses propres réflexions existentielles. Ça valait pour Azem. Ça valait surtout pour Azem. Parfois, il se demandait si Stephen s’était toujours comporté ainsi ; il ne parlait jamais de sa famille. Quel lien entretenait-il avec ses parents ? Avait-il des frères et sœurs ? S’entendait-il bien avec eux ou un désaccord justifiait-il qu’il n’en parlât justement jamais ?

Je ne sais tellement rien de toi.

La fatigue aidant, il se mit à ruminer ces inconnues dans leur vie de couple. Tout avait été si vite entre eux. Leur rencontre à la bibliothèque de l’université – merci Nasrim ! –, leur installation ensemble parce que Stephen dormait dans son bureau depuis son arrivée dans la capitale. Il était arrivé avec un livre pour tout bagage. Avant de s’installer en ville, il n’était personne. Azem ne savait rien de sa vie d’avant Ervicje, et Stephen ne semblait pas s’en soucier. Pour lui, d’ailleurs, c’était un peu comme s’il n’existait pas jusque-là. Il avait pris vie au contact d’Azem.

— C’est cette enquête, grommela Azem au bout d’un moment.

Il adressa un regard bref à Stephen, qui l’observait avec douceur, la tête légèrement inclinée sur le côté.

Cette enquête et ce qui en découle.

— Elle m’échappe, avoua-t-il.

Elle t’effraie, aussi.

Mais ceci, il ne le formula pas à voix haute.

L’étreinte de Stephen se resserra autour de ses mains.

— Tu te sens perdu parce que tu ne réfléchis pas avec le même recul que d’habitude, lui dit-il.

Il baissa le visage.

— Parce que ton enquête me concerne trop directement.

Azem se redressa et passa une main dans les longs cheveux blonds de Stephen. Un instant, ils captèrent les rares particules de lumière que diffusait la veilleuse.

— Fais comme si je n’étais pas là, poursuivit Stephen.

— Faire comme si...

— Tiens-t’en aux faits, interrompit-il. Les faits, et uniquement les faits.

Ça, je le savais déjà.

— Et essaie de dormir, tu as une tête à faire peur.

Azem esquissa un demi-sourire. Il avait sommeil, mais pressentait que, s’il fermait les yeux, il reverrait dans ses rêves la danse des silhouettes fantomatiques ; qu’elles jailliraient de la lueur de la veilleuse pour s’inviter avec eux, ici et maintenant. Il sentait l’ombre de leur présence depuis qu’il avait quitté la vallée, dans les grésillements des lampadaires à sa pénible ascension de l’escalier jusqu’à l’appartement.

— J’ai peut-être une piste pour la poussière de rêves, déclara-t-il pour essayer d’oublier son frisson d’angoisse.

Il vérifia que Stephen l’écoutait toujours.

— Je peux t’en parler ? demanda-t-il.

— Je t’écoute.

Stephen lui lâcha les mains et s’installa plus confortablement, à moitié allongé sur l’édredon. Il ramena les couvertures sous son menton, pelotonné contre Azem.

— Il y a une femme médium en ville, commença Azem. Madame Victor. J’ignore s’il s’agit de son vrai nom, d’ailleurs. Bref. Elle raconte... certaines choses. Je ne sais pas encore si j’y crois ou non, mais, en tout cas, d’autres y croient, et de ce que j’ai vu, ils sont nombreux. Accessoirement, elle a un lien avec le préfet Pinkerton.

— J’ai lu ce qui s’était passé, commenta Stephen d’une voix grave.

Son regard se perdit dans le vague, et Azem comprit à quel point il se sentait concerné.

— L’affaire Pinkerton est liée aux cas de sommeil long. Apparemment, ils seraient dus à une nouvelle drogue mise sur le marché, la poussière de rêves, mais je n’en sais pas vraiment plus.

Il n’en savait pas plus qu’il s’agît de la poussière de rêves ou de quoi que ce soit d’autre concernant cette affaire. Il nageait en eaux troubles, sans réelle garantie d’élucider le mystère. Pour la première fois de sa carrière, il s’interrogeait sur l’issue de son enquête et sur ses capacités à la résoudre. Il n’éprouvait pas le même frisson que d’habitude à l’idée de coincer le coupable. Il y avait autre chose qu’il ne parvenait pas à définir, un sentiment de crainte ; celui de briser l’équilibre dont il devinait qu’il existait pour une raison obscure ; celui, aussi, de suivre une piste qui le mènerait au-delà des possibles. Sans parler de sa peur de perdre Stephen dans son foutu rêve.

Dominique – l’agent avec lequel il travaillait sur le cas de Pinkerton – choisit cet instant pour frapper à la porte de l’appartement. Quand Azem ouvrit, les yeux fatigués et à pieds de chaussettes, il soupira.

— Nous avons du nouveau, monsieur. Une belle prise.

Azem s’en indigna intérieurement. Dominique était beau dans son uniforme. Son manteau noir lui tombait proprement au bas des jambes. Son col impeccable était boutonné jusqu’au cou. Le jeune homme se tenait droit, et une lueur de fierté dansait dans son regard, mais Azem s’en moquait. Il avait enfin l’occasion de passer un peu de temps avec Stephen et de lui partager ce qu’il éprouvait depuis plusieurs jours, alors, Dominique et sa belle prise…

Il récupéra ses chaussures sur la mezzanine et embrassa Stephen en articulant un « Désolé » inaudible pour suivre les explications de son agent. Il enfila chaussures et manteau, puis quitta l’appartement.

— Qu’avez-vous trouvé ? demanda-t-il dans un soupir.

Dominique ouvrit la marche sur l’escalier en colimaçon.

— Un certain Danny Lafferty, monsieur. Il vous attend en cellule et il a des choses à dire.

— Assez de ce mystère !

L’agent s’arrêta pour lui faire face.

— C’est au sujet d’une réunion de libertaires dans une ancienne chapelle des vieux quartiers d’Ervicje. Ceux-là prennent des risques !

En effet.

Azem se souvint de ce que Fanny lui avait dit à propos de leurs réunions : la plupart du temps, elles se déroulaient dans des lieux isolés de la bordure, pas à Ervicje même.

Les deux hommes reprirent leur descente, puis montèrent dans le cab qui les attendait.

— Qui est Danny Lafferty ? demanda Azem dès que le véhicule se mit en branle.

Le paysage nocturne d’Ervicje commença à se dérouler devant lui, la capote remontée pour les protéger de la neige l’empêchant de voir sur les côtés.

— Un petit c... Un imbécile, monsieur. Il n’appartient pas pour ainsi dire au mouvement libertaire, mais il en apprécie les extra.

Azem adressa un regard interrogateur à son agent.

— Drogue, alcool..., énuméra celui-ci. Monsieur Lafferty vit d’amour et d’eau fraîche, en quelque sorte. Un vol par-ci, une arnaque amoureuse par-là. On l’a attrapé bêtement parce qu’il causait du tapage ; sa dernière conquête venait de le jeter dehors, et il lui criait de lui rendre ses vêtements. Il grelottait dans un coin de rue quand nous l’avons ramassé.

— Qu’est-ce qui l’a amené à vous parler de cette réunion ?

— Un échange de bons procédés. Il pensait que s’il nous donnait une information, il serait libre.

— Pour grelotter à nouveau dans la rue ? ricana Azem.

Drôle de bonhomme. À sa place, bon nombre de mendiants seraient ravis d’échanger une nuit dehors contre une en cellule – tant qu’ils n’étaient pas ouvertement homosexuels, ils ne craignaient rien.

— Quoi qu’il en soit, nous vous l’avons gardé au frais, monsieur.

Azem hocha la tête pour signifier à l’agent qu’il avait fait du bon travail.

Le reste du trajet se fit dans un silence relatif. Les roues du cab tressautaient sur les pavés mal dégagés. Azem ne trouva pas la force de réfléchir dans ces conditions, secoué par les cahots, le dos régulièrement bousculé contre le dossier inconfortable de son siège. Il attendit que passât le temps et se massa la nuque sitôt sorti du cab. Avec Dominique, il gravit les quelques marches ébréchées du poste de police. Ils saluèrent l’agent installé à l’accueil, traversèrent le poste jusqu’à un petit couloir. De là, ils franchirent une porte close munie d’une multitude de mécanismes destinés à garder les détenus au frais. Elle les mena aux cellules, ensemble de barreaux glacés, de paillasses inconfortables et de lucarnes, elles-mêmes obstruées de barreaux. Un agent en faction leur souhaita le bonsoir, puis Dominique indiqua à Azem dans quelle cellule logeait Danny Lafferty.

Azem découvrit un homme qui serait élégant s’il ne se négligeait pas ainsi. Ses favoris étaient broussailleux. Sa coupe de cheveux nécessitait un sérieux rafraîchissement, de même que sa barbe. Son costume trois-pièces avait bien vécu, bien qu’il demeurât propre. Sa chemise brillait d’un blanc qui contrastait avec la semi-pénombre de la cellule. Une lampe à gaz poussiéreuse diffusait un maigre halo de lumière qui donnait un semblant de vie au visage émacié de Lafferty.

— On m’a dit que vous aviez une information de premier ordre, lui fit savoir Azem en approchant.

Le détenu leva vers lui des yeux vides. Fatigués, peut-être.

— J’ai déjà communiqué cette information à votre agent, répliqua-t-il en indiquant Dominique d’un signe de la tête.

— Connaître la date, l’heure et le lieu d’une réunion de libertaires, quand même, ça méritait le déplacement.

Lafferty poussa un soupir, puis daigna se lever.

— Qu’est-ce que vous cherchez à faire ? Je ne suis pas une balance. Cette info, je vous l’ai refilée pour pouvoir sortir. Vous m’avez roulé, fin de l’histoire.

Là-dessus, il retourna s’asseoir avec une tranquillité feinte.

— Depuis le temps que vous allez et venez dans nos locaux, vous devriez savoir qu’on peut toujours s’arranger.

Azem prit place sur une chaise que venait de lui apporter Dominique. Ils travaillaient ensemble depuis assez longtemps pour avoir mis au point ce petit stratagème de flic décontracté et accommodant. Si la personne qui se trouvait du mauvais côté des barreaux jouait le jeu, alors, c’était une affaire qui roulait. Dans le cas contraire, Azem n’oubliait jamais un nom ni un visage.

— Est-ce qu’on négocie ma sortie ? finit par demander Lafferty.

Je ne sais pas ce que vous avez à faire de si urgent, mais s’il n’y a que ça pour vous satisfaire...

— Est-ce que vous avez d’autres informations à propos des libertaires ? Votre sortie ne dépend que de vous, là ; je ne peux pas vous mâcher davantage le travail.

Il y eut un silence pendant lequel Lafferty parut réfléchir. Il se demandait sans doute si ce qu’il avait à accomplir valait la peine de cracher des renseignements supplémentaires. Négocier sa sortie, d’accord, mais pactiser avec le diable, ça, pas question. Azem les connaissait par cœur, les loustics dans son genre. Pas méchants, mais bougrement efficaces, ils savaient tout des petites magouilles qui se jouaient dans les bas-fonds d’Ervicje et dans la bordure. Ils connaissaient toujours quelqu’un qui connaissait quelqu’un. Sans forcément tremper dans des affaires graves, ils laissaient traîner leurs oreilles par-ci, par-là. Ce qu’ils en tiraient pouvait toujours servir.

— Parlez-moi des libertaires et de leurs extra, monsieur Lafferty.

Azem mit ainsi un terme aux hésitations de son détenu.

— Il y a une réunion en cours dans l’une des chapelles des vieux quartiers. Celle dédiée au Corbeau. Enfin, ce qu’il en reste.

Azem n’avait jamais entendu parler d’un tel endroit. L’existence du Corbeau lui évoquait certaines histoires pour effrayer les enfants et les dissuader d’en appeler à cet animal pour obtenir ce qu’ils désiraient par la tromperie, l’escroquerie ou la magie. C’était tout ce qu’il en avait retenu.

— Où se trouve cette chapelle ? demanda-t-il.

— Vous comptez y envoyer des hommes ?

— Vous comptez sortir d’ici avant l’aube ?

Lafferty acquiesça.

— Vous la trouverez derrière le spatioport, indiqua-t-il. Il y a un chemin qui mène aux vieux quartiers. Plus personne n’y vit depuis un bon siècle à cause des crues de la Vahn Siran, mais ce chemin en réchappe toujours ; allez savoir pourquoi.

Il se tourna vers Dominique.

— Suivez les pierres peintes en noir. L’édifice est assez reconnaissable : il n’en reste que le frontispice.

L’information en sa possession, Dominique se retira pour ordonner une intervention au lieu dit. Lafferty attendit d’entendre la porte se refermer pour continuer.

— Il ne trouvera pas de poussière de rêves là-bas. Les libertaires n’en consomment pas forcément. Les plus désespérés, si, mais les autres n’y touchent pas. Trop dangereuse.

— Dangereuse comment ? fit mine d’ignorer Azem.

Lafferty ne tomba pas dans le panneau.

— Vous enquêtez sûrement sur Alice, sinon, vous ne vous intéresseriez pas aux extra des libertaires, comme vous dites.

Il afficha un sourire satisfait.

— Comment Alice Dodgson en est-elle arrivée là ? l’ignora Azem.

— Chez les libertaires ?

— Dans un lit d’hôpital, à dormir depuis plus d’une semaine.

— Il faudrait demander à Darell Kirby.

Tiens donc.

— Pourquoi lui ?

— Son business, en ce moment, c’est d’envoyer des gars pour récupérer la poussière de rêves directement à la source.

— C’est-à-dire ? s’impatienta Azem.

— C’est-à-dire les petites poussières dans le coin des yeux au réveil.

Parce que c’est un business, ça ?

— Kirby ne semble pas très doué pour les affaires, commenta Azem, un peu moqueur.

— Alors, d’accord, ses hommes ne récupèrent pas beaucoup de cette poussière, mais, au moins, elle rapporte. Et elle est pure. Il ne coupe pas la marchandise, contrairement aux autres. Et certains la fabriquent de A à Z, c’est plus rentable. Alice a dû consommer de celle-là pour dormir depuis plus d’une semaine. En plus, elle est moins chère que celle de Kirby.

Azem se souvint de l’état dans lequel il avait trouvé la maison d’Alice Dodgson. Elle vivait dans une certaine misère. L’achat de poussière de rêves pouvait l’expliquer, en plus de justifier la façon dont elle la payait. En partie, du moins. Azem n’écartait pas l’hypothèse selon laquelle elle en revendait un peu pour arrondir ses fins de mois. En tout cas, son long sommeil ne semblait pas résulter d’une vengeance de la part d’un narcotrafiquant, mais bien d’une consommation excessive de poussière de rêves, trafiquée, par ailleurs.

— Après, je la comprends, reprit Lafferty. Elle vit dans une vieille baraque, toute seule. Sa seule compagnie, ce sont ses bouquins. Elle devenait folle. La poussière de rêves, c’est de l’illusion en or massif.

Bien que Nasrim n’eût jamais connu la misère, Azem ne put s’empêcher d’établir un parallèle avec elle. Elle aussi vivait seule, dans un appartement trop grand pour sa solitude. Et, comme Alice, sa seule compagnie au quotidien était les livres qu’elle chérissait.

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CM Deiana
Posté le 06/11/2021
Bonjour,
Voilà je trouve enfin le temps de lire ce chapitre.
J'ai été un peu perdu au début avec la réunion de Madame Victor, mais je suppose que c'est fait pour.
Je m'inquiète beaucoup pour Stephen. Si la solitude amène à s'endormir, alors le délitement de sa relation avec Azem risque de le mettre gravement en danger.
On suit l'enquête avec plaisir en tout cas.
Merci pour cette lecture !
Aude Réco
Posté le 21/11/2021
Alors, en fait, non, ce n'était pas fait pour, mais je prends note de ta remarque pour clarifier et fluidifier tout ça à la V3.
Quant à Stephen, je ne peux pas trop en dire, mais le personnage est un vrai plaisir à écrire. Je sens qu'il a encore plein de choses à offrir.
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