Chapitre 8

         Shy’r promit à Khulai de retrouver son chemin seule et avait passé la journée à flâner dans les rues du village. Elle avait été surprise de voir la place où elle avait rencontré Khulai remplie d’étales et de gens déambulant avec des sacs en toile. L’odeur de nourriture était enivrante, les talons des dames claquaient sur les pavés en rythme, les enfants s’émerveillaient devant l’immense statue au centre de la place. La vie dans le village devait être belle. Khulai avait été un enfant heureux ici, avec une mère déchaînée comme l’orage et une autre tendre comme un pain chaud.

Iel avait pris le meilleur des deux femmes et s’était forgé un air taquin qu’iel dégainait à ses collègues sur les docks. En voyant le monde entier tomber sous son charme, Shy’r sourit. Ses mères auraient été fières de lea voir ainsi. Entre deux lourdes caisses à déplacer, Khulai profitait du vent maritime qui fouettait son visage. Ses cheveux en bataille perlaient de sueur. Iel leva son regard, aperçut Shy’r au loin et lui fit signe.

Elle s’approcha des docks avec méfiance, mais personne ne l’empêcha de rejoindre Khulai. Iel devait souvent avoir de la visite, même au travail.

 « Tu es prête pour ce soir ?

— Moi oui, mais toi ? Tu vas être épuisé.

— Je vais survivre, ne t’en fais pas. Tu as les provisions ?

— Tout ce qui était sur ta liste, et même plus.

— Comment ça plus ?

— Certains marchands étaient ravis d’apprendre que tu rejoignais ta mère, ils t’ont fait des cadeaux d’adieux. »

         Khulai sourit à pleines dents et embrassa ses paumes de mains.

« Que ces gens soient bénis des Divins ! Viens, je vais te montrer le bateau. »

         Iel lui prit la main et l’emmena tout près de là où elle était arrivée la veille. Rien n’avait bougé, à l’exception d’une vieille barque accrochée au ponton.

« Elle est un peu usée, mais elle est parfaitement capable de m’emmener jusqu’à l’île. J’en ai pris une pas trop lourde pour que tu puisses me trainer la nuit, comme tu l’avais suggéré. Il n’y a plus qu’à. »

         Tandis qu’iel jouait avec son équilibre pour monter sur son embarcation, Shy’r se dévêtit intégralement, plia soigneusement les vêtements, les rangea là où elle les avait trouvés et elle plongea d’un grand bond dans la mer.

         D’un coup, ce fut comme si elle respirait à nouveau. Jamais encore elle ne s’était sentie aussi bien dans son corps. Son apparence lui était revenue avec douceur, comme une vague léchant sa peau.

         Khulai avait regardé sa transformation avec émerveillement et, alors qu’elle sortit la tête de l’eau, iel lui prit son visage entre ses mains.

« Tu es incroyable. »

         Et iel embrassa son front, impatient de découvrir la mer avec elle.

         Mais malgré toute son excitation, le premier jour du trajet avait été pénible pour Khulai. Iel voyait son village s’éloigner et le bleu du ciel se confondre avec celui de la mer. Tous ses repères étaient restés à terre et le voilà dépendant d’une créature inconnue. Peut-être n’aurait-iel pas dû lui faire confiance aussi vite, mais s’iel avait bien hérité une chose d’Ona, c’était son impulsivité.

De son côté, Shy’r nageait près de son embarcation, à son rythme, plongeant de temps à autre en espérant croiser certaines de ses sœurs. Elles étaient forcément là, mais où ? Shy’r se rongeait les ongles, priant d’être vue près de la barque. Personne n’attaquerait un humain accompagné d’une sirène.

Khulai aimait la voir nager, tourner sur elle-même et remonter. Iel aurait rêvé être aussi agile qu’elle. Aussi agile que sa mère. Et pourquoi pas comprendre son amour de la mer avant de la voir. Il lui tardait de la retrouver. Selon Shy’r, ses pensées et ses souvenirs étaient intacts. Iel se souvint de sa grand-mère, celle qu’iel appelait « Mamie Oublitou ». La maladie l’avait emportée quand iel avait dix ans, mais elle avait vécu longtemps sans se rappeler de rien, ni de personne.

« Est-ce que tu penses que les souvenirs font ce que nous sommes ? demanda-t-iel à Shy’r.

— Je ne sais pas. Peut-être ? Pourquoi ?

— Un gamin au village m’a dit ça il y a des années, quand on a retrouvé ma grand-mère errante dans les rues. Elle ne se souvenait plus de grand-chose. Tout le monde disait qu’elle n’était plus que l’ombre d’elle-même.

— Je ne l’ai pas connue, mais ça me parait improbable.

— Peut-être que ça n’existe pas chez vous, mais les pertes de mémoire sont…

— Ça existe, coupa-t-elle. Mon père ne se souvient pas de mon prénom, ni de celui de ma mère. En fait il ne se souvient même pas du sien. Mais il n’en reste pas moins lui-même, par son calme, sa gentillesse, son humour absurde et même dans sa façon de nous regarder. Au début c’était difficile, il nous voyait comme des inconnues, mais avec le temps il s’est habitué à notre présence et apprécie nos actes de gentillesse. Il ne nous reconnait pas comme sa famille, mais il nous reconnait en tant que personnes je pense. Pas dans notre identité, car il peut oublier plusieurs fois par jour, mais dans nos actes. »

         Le bruit des vagues tapant contre la coque cassait le silence qui tentait de s’installer. Si les souvenirs ne faisaient pas les gens, qu’est-ce qui prouvait que le fantôme qu’iel allait rencontrer - pour qui iel traversait l’océan - serait sa mère ?

         Khulai refusa de laisser l’angoisse gâcher leurs retrouvailles et s’abandonna au vent qui frottait ses cheveux, se laissant soupirer de bonheur à ses caresses.

         Quelques heures avant la tombée de la nuit, Shy’r monta à bord pour se reposer. Les prochaines heures allaient être longues.

« Je me demandais, une fois qu’on sera là-bas, il se passera quoi ?

— Je vous laisserai vous retrouver je suppose.

— Et toi, qu’est-ce que tu feras ?

— J’ai une formation à terminer, je n’aimerais pas avoir fait tout cela pour rien. Et j’espère que mes pouvoirs d’Oracle me permettront d’aider ta mère. Vous ne vivrez pas éternellement sur cette île.

— Pas moi, ça c’est sûr. J’ai besoin de plus de compagnie que celle de ma mère. Mais je ne veux pas la laisser seule.

— On trouvera une solution. »

         Khulai but une gorgée d’eau, se pinça les lèvres et regarda Shy’r effleurer la mer de ses doigts noirs.

« J’espère que tu seras heureuse.

— Je le serai.

— Est-ce que les Oracles voyagent beaucoup ?

— Assez peu en fait.

— Et est-ce qu’elles côtoient les humains ?

— Quand elles voyagent, oui. »

         Khulai n’osa pas répondre. Iel se sentait déjà assez mal d’avoir fait remonter de mauvais souvenirs à celle qui était venue l’aider à retrouver sa mère. Ce fut Shy’r qui brisa le silence, toujours la main au contact de l’eau foncée.

« Je n’ai jamais vu un humain avec des iris roses.

— Ouais, ça m’a valu certains problèmes quand j’étais enfant.

— Les humains détestent les sirènes et tout ce qui peut leur rappeler leur existence.

— Tu le penses vraiment ?

— Il n’y a qu’à voir ta terreur quand tu l’as appris. »

         Khulai aurait voulu se cacher au fond d’un trou de souris.

« On ne déteste pas les sirènes. On en a peur.

— À cause des légendes, je présume. »

         Khulai acquiesça sans un mot et Shy’r se redressa face à lui.

« Nous avons aussi nos légendes à votre sujet. Toutes sont terrifiantes.

— Que racontent-elles ?

— Rien de plus que les vôtres, mais ce ne sont pas ces légendes qui importent. Elles ne sont que des mensonges écrits par des gens avides de vengeances pour leurs parents. La seule histoire qui importe est identique à nos deux mondes, car elle est la seule qui est vraie. 

— La légende d’Ah’mir. »

         Shy’r approuva en silence.

« Chacun des descendants d’Itris porte la marque de leur lignée sacrée.

— Je sais.

— Tu as de la famille des deux côtés des rives Khulai. »

         Shy’r passa sa main sur la joue de son ami·e.

« Ces yeux ne font pas de toi une sirène, mais ils font de toi l’Oracle de ton clan si tu le désires. »

         Iel pensa à tout ce que ces pouvoirs impliquaient pour le peuple de Shy’r.

« Tu n’es pas dans mon clan Khulai, tu peux devenir Oracle sans passer par toutes ces épreuves. Je t’apprendrais si tu le souhaites. Les divinateurices de ton monde ne sont rien de plus que tes adelphes qui composent avec leurs dons sans recevoir de formation. Tu peux devenir le meilleur d’entre eux. Tu peux devenir le pont entre nous. »

         Khulai ne répondit pas. Elle comprit.

« Prends le temps d’y réfléchir. Rien ne presse. »

         Le reste du voyage se passa dans le calme. Chacun prenait le contrôle de la barque à tour de rôle, laissant l’autre se reposer. Les discussions se faisaient rares.

         Plus iels approchaient de l’île et plus Shy’r pouvait sentir la présence d’Ona. Son cœur bondissait dans sa poitrine en pensant au sourire que la vue de Khulai ferait naitre sur son visage.

         La dernière matinée de voyage fut la plus difficile. Le soleil tapait fort, le vent s’était couché. Khulai devait ramer, à peine aidé par Shy’r qui tirait l’embarcation avec épuisement. Peu à peu, iels virent la côte grandir encore et encore, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que quelques mètres entre eux et la silhouette d’Ona.

         Elle était étendue sur la plage, les bras tendus vers le ciel, comme si elle priait un quelconque dieu de la libérer de ce désert de solitude. Shy’r et Khulai crièrent en chœur :

« On arrive ! On est là ! »

         Ona se releva à l’entente de leurs voix. D’abord bouche bée, elle s’avança aussi près de l’embarcation qu’elle le pouvait et s’écroula les genoux dans l’eau fraiche, une immense joie émanant de son visage.

         Khulai sauta dans l’eau sans hésiter et courut jusqu’à sa mère qu’iel enlaça de toutes ses forces. Iel pleura à chaudes larmes en sentant le parfum de ses cheveux. On lui avait dit qu’elle était morte, pourtant elle était là à palper ses bras, son torse et son visage pour vérifier qu’iel n’était pas un mirage.

« Plus jamais je ne te laisserai, crois-moi, il en est hors de question. »

         Ona embrassa les joues de son enfant et le prit de nouveau dans ses bras. Tous les muscles de Khulai se détendirent. Son cœur battait doucement, au rythme des chansons qu’elle lui chantait quand iel était bambin.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez