Shy’r était levée aux aurores, prête à préparer le petit-déjeuner pour son hôte. Elle n’avait pas réussi à dormir de toute façon. Le Vieux avait ronflé toute la nuit, l’orage avait frappé les fenêtres et Khulai avait fait les cent pas sur le plancher grinçant de sa chambre. De toute évidence, son cœur était brisé et ce n’était pas avec deux œufs et une salade de fruits que Shy’r allait lui remonter le moral, mais c’était mieux que rien.
« Tu n’avais pas besoin de cuisiner.
— Bonjour à toi aussi, ricana-t-elle.
— Excuse-moi : bonjour, tu n’avais pas besoin de cuisiner.
— Je voulais me rattraper après l’horrible annonce que je t’ai faite hier.
— Pourquoi ? C’est toi qui as tué ma mère ? »
Le rouge lui monta aux joues. Bien sûr Shy’r n’avait jamais tué personne, mais la culpabilité d’avoir profané le corps de son amie ne cessait de la ronger. Être Oracle était un honneur, mais valait-il le vol d’une âme ?
Khulai s’assit à table après s’être servi une assiette.
« Merci quand même pour le repas. Je peux te poser des questions ?
— Avec plaisir, je n’attends que ça. »
Elle s’installa à son tour et lui servit du thé.
« Qui es-tu pour elle ?
— Juste une amie. Enfin, j’espère l’être encore.
— Est-ce qu’elle parle souvent de nous ?
— De toi, tout le temps.
— Mais elle ne parle pas de ma mère.
— Je crois qu’elle n’est pas prête. Elle savait qu’elle reviendrait pour toi un jour, mais elle avait peur de la réaction de ta mère. Alors elle a retardé l’échéance. »
Khulai soupira et frotta ses yeux fatigués.
« Elle est loin cette île ?
— On y sera en quelques jours. Tu as un bateau ?
— Non, mais on peut prendre le tien.
— Je ne suis pas venue en bateau. »
Khulai connaissait les légendes, sa mère les lui contait à chaque pleine lune. Les sirènes ne se contentaient pas de chanter pour attirer leurs proies. En une seconde iel se recula, empoigna un couteau et le pointa vers Shy’r restée immobile. Iel articula chaque mot :
« Comment es-tu venue ?
— Khulai…
— Comment es-tu arrivée jusqu’ici ? cria-t-iel.
— À la nage. »
Iel resserra sa mâchoire et son emprise sur le manche de son arme avant de déglutir. Sa chair frissonnait malgré ellui.
« Personne ne peut nager plusieurs jours dans cet océan. Qu’est-ce que tu es ?
— Tu le sais déjà.
— Son bateau a coulé. T’étais là, pas vrai ?
— Oui, avoua Shy’r.
— C’est toi qui l’a…
— Non ! interrompit-elle en se levant. Je le jure sur tout ce qui m’est de plus cher. Je ne l’ai pas tuée. J’ai recueilli son corps et j’ai guidé son âme jusqu’à l’île la plus proche. Les âmes humaines s’éteignent dans l’océan. Je ne voulais pas qu’elle s’éteigne.
— Pourquoi elle ? »
Ce fut au tour de Shy’r de déglutir. Droite comme un piquet, elle fixa le couteau pointé vers elle.
« Je ne le poserai pas tant que je ne serai pas sûr de pouvoir te faire confiance.
— Si tu es comme Ona, tu n’es pas près de le ranger.
— Je ne suis comme personne d’autre. Parle. »
Alors Shy’r lui expliqua tout en détails. L’importance du rôle de l’Oracle du clan, les sacrifices que ce statut imposait, les pertes humaines. Le rituel.
Quand elle eut terminé de tout déballer, Khulai fit tomber le couteau au sol et vint l’enlacer. Elle ne bougea pas, se laissant étreindre par cet inconnu qui n’en était pas vraiment un.
« Je suis tellement désolé.
— Tu n’as pas à l’être, j’ai choisi de devenir Oracle en toute connaissance de cause.
— Tu avais quatre ans. »
Le ton de Khulai était déconcertant, empli de peine et de gravité. Shy’r pensa à sa sœur du même âge et sentit son cœur se serrer de nouveau.
« J’avais quatre ans. »
Sa voix se brisa et les larmes la gagnèrent. Après toutes ces années, les valves étaient finalement ouvertes et rien ne pouvait les arrêter. Khulai la serrait un peu plus quand iel avait l’impression qu’elle s’écroulait. Iel l’aidait à respirer quand elle s’étouffait dans ses sanglots. Iel caressait ses cheveux tressés quand elle marmonnait des excuses.
Les minutes passèrent en silence et, petit à petit, Shy’r sentit son corps se vider de toute son énergie. Elle s’assit sur le canapé, tâchant de ne pas s’écrouler, et sécha ses dernières larmes.
« Je te laisse reprendre tes esprits tranquillement, je dois aller réveiller Le Vieux. »
La jeune femme opina du chef et vit son hôte disparaitre dans le couloir.
Il faisait encore sombre dans le reste de la maison. Khulai marcha avec lenteur jusqu’à la salle de bain où dormait toujours le vieux chien et ouvrit la porte. Un faible rayon de soleil éclaira le corps sans vie de l’animal étendu sur le plancher froid.
« C’est pas vrai… »
Khulai caressa le ventre du chien et, quand iel se rendit compte qu’il ne réagissait pas, iel le prit entièrement dans ses bras. Iel le berça de droite à gauche en murmurant des prières à son oreille. Iel savait que le moment fatidique arrivait. Le Vieux avait été recueilli déjà sourd après le départ d’Ona. À vrai dire, il était plutôt surprenant qu’il ait tenu si longtemps, avec sa patte folle et sa respiration saccadée.
Mais il était parti pour de bon. Plus d’Ona. Plus d’Amé. Plus de Vieux. Plus de Khulai.
Le soleil était haut dans le ciel quand la silhouette de Khulai apparut près de Shy’r. Iel inspira un grand coup en cachant ses mains terreuses dans ses poches.
« Quand est-ce que nous partons ?
— Tu acceptes de me suivre ?
— Je dois partir d’ici, ce n’est plus un endroit pour moi.
— Très bien… Il nous faut un bateau.
— Je vais en emprunter un au travail. On se retrouve au crépuscule, à l’ancien port. »