8
Malgré la lenteur causée par ma blessure à la jambe, Edward Kendrick ne sembla pas agacé d’être ralenti et continua de sourire patiemment. Je remarquai qu’on passait de nombreux hommes armés, des gardes ou des chevaliers. Les femmes portaient des robes similaires à la mienne, aux couleurs variées. Elles transportaient des paniers de linges, de nourriture ou des assiettes de porcelaine.
— Emmène ces couverts à la cuisine, veux-tu, ordonna l’une d’elle à une jeune femme qui partit dans la direction opposée que celle dans laquelle on se dirigeait.
Je lançai un regard à cette jeune femme qui passa par une porte discrète.
On arriva enfin dans la pièce où ce « Connétable Durand » m’attendait. Il y avait une grande table ronde en bois, entourée de beaux sièges, dont deux qui étaient plus impressionnants. Des armoiries variées décoraient la pièce mais… je n’en reconnus aucune.
Le Connétable Durand, qui avait des cheveux et une barbe noirs grisonnants, leva ses yeux bleu électrique lorsqu’on entra. Il s’empressa de pousser hors de ma vue plusieurs messages.
Kendrick m’aida à atteindre une chaise et me laissa m’asseoir.
— Qui es-tu ? demanda le Connétable Durand d’une voix menaçante, me regardant de haut.
— Voyons, Durand, inutile de l’intimider, elle est déjà suffisamment terrorisée comme cela, fit son collègue.
— Je voudrais savoir ce qu’une jeune femme inconnue faisait autour du palais d’Azraald et du chêne lorsqu’on est en guerre ! Surtout, transportant des insignes qui ne lui appartiennent pas !
Azraald ? Était-ce le nom de la cité ? Un chêne, voulait-il dire le Bilderŵ ? Une guerre ? Quels insignes ?
Le Seigneur Kendrick soupira et se tourna vers moi, tentant d’être plus raisonnable et plus calme que ce connétable.
— Mademoiselle, nous comprenons parfaitement votre frayeur, mais nous souhaitons seulement comprendre. Peu importe ce qu’il vous est arrivé, nous ferons notre possible pour vous aider.
Je les fixai longuement. Le silence se fit de plus en plus lourd et il était évident que Durand allait bientôt m’embrocher avec son épée si je ne disais pas rapidement quelque chose.
— Si… je refuse de parler… que me ferez-vous ? demandai-je d’une voix moins confiante que ce que j’espérais.
— On te fera parler, petite, répliqua le connétable sans hésitation.
— Vous voulez dire que vous allez me torturer pour des réponses. Je n’en ai pas. Je ne– je ne sais pas ce qu’il s’est passé, je ne sais même pas où je me trouve.
Ils se lancèrent un regard confus. Ma panique prit le dessus :
— Je… où sommes-nous ? Quel est cet endroit ? m’enquis-je précipitamment.
— Nous sommes au palais d’Azraald, répondit le Seigneur Kendrick.
— Non, je– je ne connais pas… On… on est toujours à Dareia, n’est-ce pas ?
— Évidemment, continua-t-il.
Je soupirai de soulagement mais avant que je ne puisse demander quoi que ce soit d’autre, Durand intervint une nouvelle fois :
— Quel est ton nom ?
— Je… je m’appelle Prudence Bunker…
Ma voix se coupa. Je réalisai trop tard mon erreur. Donner mon nom était risqué si l’Impératrice de Sombor en avait après moi, ou ce sorcier qui était apparu dans la brume noir.
La mâchoire de Durand se serra, il ferma les poings. Kendrick lui lança un regard rapide. J’avais l’impression qu’ils venaient d’échanger une conversation entière dans un silence parfait.
Le connétable se releva brusquement et alla chercher un paquet emballé dans un tissu épais. Il le ramena sur la table et repoussa le vêtement pour que je puisse voir. C’était mon arc et mon carquois.
Je m’approchai pour les prendre mais il tira sur le tissu pour les écarter. S’appuyant nonchalamment contre le bord de la table, il fit barrière entre mes armes et moi. Il prit une flèche, brisé en deux et examina attentivement la pointe, puis l’empennage rouge.
— C’est une flèche de bonne qualité, destinée à la chasse. Que faisait-elle dans ta jambe ?
— J’ai été attaquée, répondis-je calmement.
— Par qui ?
— Je… ne sais pas.
— Qui t’a attaquée ? répéta-t-il en laissant tomber la flèche sur la table.
J’observai un instant le projectile brisé. Je me souvenais parfaitement d’Omri. Son regard sombre et envoutant, si froid après avoir révélé sa véritable nature. Il travaillait pour l’Impératrice de Sombor.
— Je ne sais rien de l’Impératrice de Sombor, murmurai-je en haussant les épaules. Je ne sais pas ce qu’elle me veut.
— Sombor ? répéta Kendrick d’un air confus.
— Et ça ? continua Durand, pointant mon arc et mon carquois rempli de flèches. Je connais bien les armes, et pourtant, je n’ai jamais vu un tel arc. Il est puissant, léger, fait par un expert sans nul doute. Ces flèches et ce carquois sont exceptionnels par leurs qualités, et aussi par le fait qu’ils soient complètement inconnus à Dareia.
— Erydd, corrigeai-je.
— Quoi ?
— Erydd, pas Dareia. Vous devez penser que les continents de Sehaliah et Galatrass ont disparu il y a des millénaires, n’est-ce pas ? C’est la raison pour laquelle vous dites « Dareia » comme si votre monde était le seul qui restait mais… C’est faux. Vous n’avez pas d’elfes… à Erydd ?
Bouche-bée par mes paroles, ils se tournèrent l’un vers l’autre. Un choc horrifié passa sur leurs visages. Presque aussi horrifiés que moi.
— Un instant… es-tu en train de dire… que tu n’es pas… d’Erydd ? Que tu viens… d’ailleurs ? chuchota Kendrick, comme si prononcer ces mots plus fort rendrait la réalité plus palpable et plus effrayante.
Je levai les yeux vers eux, et haussai légèrement les épaules, sans savoir quoi répondre.
— Je crois. J’ai… grandi dans le pays de Sehaliah mais… ici… c’est Erydd, n’est-ce pas ?
Un long silence suivit mes mots, comme pour confirmer que j’étais bien à Erydd, l’un des mondes de Dareia.
Kendrick posa une main sur l’épaule de Durand, lourdement, comme s’il n’arrivait pas à contrôler son corps ou le poids qui venait de tomber sur leurs épaules. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose quand un garde entra dans la salle.
— Connétable Durand, Seigneur Kendrick, Myrddin vient d’arriver !
Ils se redressèrent immédiatement et s’empressèrent après le garde pour aller voir ce « Myrddin ». Ou alors ils étaient soulagés de ne plus me voir pour le moment. Un instant, Myrddin, comme ce qu’avait dit Dara, comme dans les légendes…
Durand se retourna vers moi, pointant un doigt autoritaire.
— Toi ! Ne bouge pas, compris ?! On revient dès que possible avec Myrddin qui devrait comprendre ce qu’il se passe ! Et toi ! continua-t-il en pivotant vers le garde qui sursauta. Garde un œil sur elle, fais-en sorte qu’elle ne s’échappe pas !
— O-oui, sire !
Ils quittèrent la pièce et je soupirai profondément, me laissant tomber au fond de mon siège. Je fixai la plus grande bannière accrochée au mur face à moi. Un grand drapeau bleu avec un dragon doré et un lys argenté. Comme sur le katakh.
— De quelle armoirie s’agit-il ? demandai-je.
— Q-quoi ? hésita le garde, qui perdait des années de sa vie sous le coup du stress d’une mission confiée par le Connétable Durand en personne.
— Ce drapeau, c’est le plus imposant parmi toutes les armoiries qui se trouvent dans cette salle. De quoi s’agit-il ? continuai-je avec un sourire patient, pointant le blason en question.
Il suivit mon regard, cligna des yeux d’un air incrédule, puis me fixa de nouveau.
— C-c’est l’armoirie du Royaume de Melahel, évidemment… Notre royaume.
Je me trouve donc près de la cité d’Azraald, au Royaume de Melahel, dans le pays d’Erydd. J’espérai que c’était un mauvais rêve et que j’allais bientôt me réveiller. Malheureusement, la douleur lancinante dans ma jambe ne pouvait pas être une illusion.
— Et celui-là ? m’enquis-je en me tournant vers l’autre côté de la salle.
Il s’approcha et suivit du regard la direction que j’indiquai. Je me relevai et mis trop de poids sur ma jambe qui me lâcha. Je m’effondrai avec un cri mais le garde eut le réflexe de me rattraper. Avant qu’il ne puisse ouvrir la bouche, j’attrapai sa tête et le frappai contre le bord de la table. Il s’écroula sur le sol et je me relevai complètement, grimaçant à la douleur perpétuelle dans ma jambe.
— Désolée… mais je ne leur fais pas confiance… murmurai-je en prenant mon arc et mon carquois.
Essayant de maîtriser ma jambe boiteuse et la grimace sur mon visage, je me dirigeai vers la porte. Les deux gardes les plus proches avaient le dos tourné à moi et étaient plongés dans une discussion angoissée à propos d’un orage violent. Je me faufilai aussi discrètement que possible en dehors de la salle et m’éloignai aussi vivement que me le permettait ma jambe. Sur le chemin, j’attrapai un panier de linge et baissai le visage pour le cacher avec mes cheveux et agir comme toutes les servantes du palais. Je pris la direction des cuisines, d’après ce que j’avais entendu plus tôt. Des chevaliers me lancèrent des regards étranges, sans doute à cause de ma jambe boiteuse et des armes dans mon dos mais ils ne firent pas le moindre commentaire. Ils devaient penser que j’étais juste bizarre.
Deux ans plus tôt, Emi et moi avions décidé de nous rendre à une fête noble qui se déroulait sur un grand domaine viticole. On était de toute évidence non invitées, habillées de nos plus jolies tenues mais qui étaient à peine assez correctes pour passer pour des servantes. Cependant, pendant la totalité de la fête on agit comme si on avait été invitées et appartenait au rang de ces aristocrates – on reçut des regards étranges, mais personne ne doutait que notre assurance n’avait pas été acquise par des années passées auprès de ces gens.
— Hé ! Toi ! s’écria une voix.
Je me glaçai de terreur. Je me retournai. Une femme plus âgée et à l’air courroucé s’approcha. Je déglutis quand elle se retrouva face à moi, mains sur les hanches et sourcils froncés :
— Ne baille pas aux sornettes et dépêche-toi de descendre à la buanderie chercher du linge propre ! Myrddin vient d’arriver et sa chambre n’est pas encore prête ! brama-t-elle avant de repartir aussi sec, donnant des ordres à toutes les servantes qu’elle croisait.
Je me remis à respirer et je tournai les talons, marchant vite tout en essayant de ne pas paraître suspecte. Je finis par trouver la porte discrète que la servante avait prise plus tôt et je m’empressai de descendre les escaliers. Comme ce à quoi je m’attendais, cela mena aux couloirs destinés aux servantes, et droit vers les cuisines. J’abandonnai le panier de linges au sommet d’une pile et continuai ma route vers les odeurs épicées et les ordres lancés à qui mieux-mieux. La chaleur presque étouffante de la cuisine, et les femmes qui rigolaient à pleine gorge me rappelèrent la cuisine d’Hilda et Adela, à l’auberge du Roi Doré…
Le feu qui brûlait dans l’âtre attira mon regard. L’auberge, ma maison, ma mère, avaient été réduites en flammes.
Mon sourire disparut.
Je vis la porte ouverte sur l’extérieur. J’attrapai une cape qui traînait sur une chaise et je sortis sans un regard par-dessus mon épaule. J’étais dans une cour et plusieurs chariots, pour la plupart vides, étaient alignés et se préparaient au départ.
— Tout a été chargé !
— Je vais prévenir les gardes de nous ouvrir le portail !
D’autres ordres résonnèrent et après un coup d’œil autour de moi, je grimpai à l’arrière du dernier chariot. J’attendis un instant, mais personne ne se soucia de ma présence, assise à l’arrière d’un véhicule. J’entendis le grincement lointain de grandes grilles métalliques qui s’ouvraient et les attelages commencèrent à quitter l’enceinte du palais, leur livraison terminée. Certaine que personne ne me verrait, je me glissai derrière la toile pendant que mon transport continuait sa route vers la cité.
Au moment où les grilles se refermèrent, un brouhaha provint du palais et je vis plusieurs gardes courir dans tous les sens. La douce voix du Connétable Durand fit échos :
— Retrouvez-la sur le champ ! Elle doit être cachée quelque part !!
Soupirant de soulagement de m’éloigner de ce palais, je m’appuyai contre la paroi du chariot, glissant mon arc et mon carquois de mon épaule pour être plus confortable. Je serrai l’arc contre moi, cachant mon visage contre mes genoux relevés.
J’avais si peur, mais tant que je ne savais pas ce qu’il m’arrivait, je ne pouvais pas craquer. Je devais confirmer où je me trouvais, et peut-être essayer de rentrer à Sehaliah… même si tout ce qui m’y attendait étaient des cendres et des ennemis.
Lorsque les attelages s’approchèrent de la cité, je descendis. Les marchands continuèrent leur chemin en prenant une autre route qui contournait la capitale.
Une immense cité s’étalait sous mes yeux. Un fleuve venait du nord et se divisait en deux courants qui séparaient la ville en trois. La partie entre les deux rivières était le cœur de la cité et même d’ici, j’apercevais une énorme place.
Malgré la douleur dans ma jambe, j’avançai vers cette ville immense et dévorai des yeux tout ce que je voyais. Je n’avais jamais mis les pieds dans une si grande cité, et c’était incroyable de voir tant de personnes, tant de couleurs, tant d’odeurs voyager tout autour de moi. Les femmes portaient des paniers et les hommes transportaient des brouettes remplies de nourriture, matières premières, ou des armes… La ville était structurée en quatre grandes avenues qui partaient de la grande place, et chaque artère donnait des dizaines et des dizaines de rues étroites et tortueuses.
Je traversai un grand pont, observant l’eau vigoureuse du fleuve qui continuait son chemin. Plus j’approchai du centre, plus l’animation était chaleureuse. Mais la beauté de la grande place me fit oublier la foule : une grande fontaine représentait des dragons qui crachaient élégamment de l’eau, elle était décorée de sceaux et blasons et elle était entourée de bancs de marbre blanc. Sur les murs extérieurs d’un immense immeuble sur ma gauche, trois drapeaux pendaient. Une imposante bannière noire était drapée sur la rambarde du grand balcon.
L’animation était due aux étalages du marché et beaucoup d’habitants se promenaient de stands en stands, un panier au bras. Je commençai à avancer à travers la foule, chaque marchand cherchant à me vendre leurs produits :
— Regardez-moi ces beaux légumes !
— Et ces poissons ! cria un autre. Il est pas beau mon poisson ?!
Malgré la situation dans laquelle j’étais, je ne pus m’empêcher de sourire. Cela me rappelait les journées de marché à Lamania…
Plusieurs gardes arrivèrent sur la place, mains sur les pommeaux de leurs épées. Je m’empressai de baisser le visage, déjà caché par la capuche. Je me penchai vers le premier étalage qui se trouvait là, faisant mine d’admirer les bougies. La vendeuse était occupée avec une autre jeune femme. Je lançai un regard aux gardes qui continuèrent leur chemin sans me voir.
Un soupir de soulagement m’échappa. Je me retournai pour partir dans l’autre direction mais percutai quelqu’un. Ma jambe me lança et je manquai de tomber. La personne m’attrapa le bras pour me maintenir debout.
— Tout va bien ? Vous êtes blessée ? me demanda le garde dans lequel je venais de rentrer.
J’avais été si préoccupée par le groupe de gardes que je n’avais pas réalisé qu’il y en avait d’autres éparpillés sur toute la place.
Il fronça les sourcils à mon silence continu. Je tentai de reculer et rentrai dans une autre personne qui se trouvait derrière moi. L’homme posa une main sur mon épaule, tout en gardant celle du garde à distance.
— Te voilà, je t’attendais, dit le jeune homme dans lequel j’étais rentrée avant de se tourner vers le garde.