Ma main égratignée s’agite sous l’adrénaline. Ce n’est pas tant Bowman que j’ai souhaité atteindre. C’est ce qu’il représente. J’en veux à ce démon qui me pourchasse depuis mon enfance, à cette douleur enfouie dans mon ventre depuis si longtemps. Pendant des années, j’ai emprisonné ces souvenirs et voilà que cette femme, Hasna, les a délivrés de leur cage. Maya n’a pas un an, mais déjà un passé commun nous lie tous les deux. Notre mère nous a été arrachée de façon brutale.
Mon cœur se serre en pensant à la fillette. J’espère sincèrement que sa trajectoire de vie sera différente de la mienne, qu’elle ne sombrera pas dans ce gouffre abyssal dont je peine encore à sortir. Personne ne m’a soutenu. Pas une oreille pour m’écouter. Pas une épaule sur laquelle pleurer. Cette tristesse refoulée s’est métamorphosée en aversion envers le monde entier. Ce même monde qui n’a pas su protéger ma mère et l’enfant que j’étais. Ce même monde, qui n’a pas su protéger Hasna et sa fille.
— Ce type méritait peut-être une raclée, commente l’adjoint en fouillant dans une boîte à pharmacie, mais vous n’étiez pas obligé de vous en charger.
Il s’apprête à poser ses doigts sur mon front quand j’ai un réflexe de recul. Devant mes craintes, Greene lève les mains en l’air.
— Tout va bien. D’accord ? Vous saignez. Je veux juste vérifier votre blessure, c’est tout. Je peux ?
Je hoche la tête. D’un geste lent, l’adjoint relève mon menton pour le guider dans la lumière. Il tapote de sa main libre une compresse stérile imbibée de sérum physiologique sur mon arcade boursouflée, avant de nettoyer le sang qui a coulé dans le coin de mon œil droit. Je grimace de douleur. Thomas Bowman ne m’a pas loupé. D’ici peu, un bel œil au beurre noir maquillera mon regard. Je m’attarde sur les détails de son visage. Une barbe taillée encadre ses lèvres, et des taches de rousseur parsèment son teint légèrement bronzé.
Son pouce trace une ligne sur ma joue.
— Et ça, qu’est-ce que c’est, demande-t-il, vous avez un chat ?
— J’ai un sommeil plutôt agité.
Il récupère une compresse stérile et revient vers moi.
— Tenez, appuyez. Donc, vous vous battez même dans vos rêves ?
— En quelque sorte.
— Bonne nouvelle. Vous n’aurez pas besoin de sutures, me rassura-t-il, en me décochant un clin d’œil. Pour cette fois.
Il appose un strip sur la plaie, puis désigne mon poing.
— Votre main, ça va aller ?
— Oui.
— Plus sérieusement. Qu’est-ce qui vous a pris ? Nous allions y venir pas à pas. Brusquer un suspect comme vous l’avez fait n’est pas la meilleure solution. Harris vous a fait une fleur en vous invitant à participer, mais après ce coup-là… pas sûr qu’il décide de renouveler l’expérience.
— Cet enfoiré se moque de vous. Il ne l’a pas giflée une fois, comme il vous l’a certifié. Il vous mène en bateau. C’était régulier. Merde, il l’a même battue alors qu’elle était enceinte !
Greene jette à la poubelle les compresses usagées et remballe le matériel médical dans une armoire qu’il ferme à clé.
— J’entends, mais vous ne pouvez pas laisser libre cours à vos émotions. Pas lors d’une enquête. Si vous voulez obtenir des informations de la part d’un suspect ou d’un témoin, vous ne devez pas l’insulter de la sorte et encore moins l’agresser. Tout ce que vous allez gagner c’est qu’il se braque et refuse de parler. Je suis pas sûr qu’il veuille se retrouver dans la même pièce que vous maintenant. Qu’est-ce qui s’est passé là-dedans ? Vous avez vu quelque chose qu’on devrait savoir ?
— Je l’ai vu cogner une femme à terre. Vous comme moi l’avons entendu nier. Pire… Se chercher des excuses !
J’ai crié sans le vouloir ce dernier point, mais c’est ce qui me dégoûte le plus avec ce genre d’homme. Leurs justifications. Je me rembrunis, tête basse. Je commence sérieusement à avoir froid sous mon blouson. Et mal. Mal au corps et à l’esprit. Je garde mes médicaments à portée de main. Juste là, dans ma poche. Impossible de le prendre devant ce flic. Il poserait des questions.
— Écoutez, je n’ai pas de superpouvoirs, mais je peux deviner qu'il y a plus que ça. Qu’est-ce qui vous a mis dans cet état ?
— Je viens de vous le dire.
— Pas tout.
Je bondis du lit médicalisé, l'air devenant oppressant, et me dirige vers la sortie.
De superpouvoirs…
— Je veux rentrer chez moi.
— Si vous voulez rester sur cette affaire, me coupe Greene, il va falloir fournir des explications à Harris. Avoir quelqu’un dans votre camp ne pourra que vous aider.
— Je ne peux pas, soufflé-je sans me retourner.
— Vous ne pouvez pas quoi ?
— Vous le dire.
— Pourquoi ?
Je secoue la tête, refoulant les souvenirs, et appuie sur la poignée.
— Si vous franchissez cette porte, je ne pourrai pas vous aider. Nous ne vous présenterons plus aucun témoin, s’il y a des risques que vous leur sautiez dessus à la moindre occasion. Harris vous enfermera dans un bureau dans lequel vous passerez vos journées à analyser les preuves après tout le monde. Et ça, c’est le meilleur qui puisse vous arriver.
Mes doigts, jusque-là crispés autour de la clanche, commencent à se relâcher. D'une voix sourde, je lâche enfin mon fardeau.
— Mon père a tué ma mère.
L’adjoint entrouvre ses lèvres, formant une muette interrogation. Mais aucun son ne franchit la barrière de sa gorge.
— Quand j’ai entendu Bowman. Quand j’ai vu ce qu’il a infligé à Hasna, je… J’ai pété les plombs. J’ai vu mon père cogner ma mère tant de fois, sans que personne bouge… La scène s’est rejouée dans ma tête et je ne l’ai pas supporté. Il l’a tuée et je suis resté planté, au lieu de l’aider. Parce que j’étais terrifié à l’idée de m’en prendre une, moi aussi. Je… Je n’ai pas eu le courage de la protéger. Et voilà, le résultat… Elle est morte. Hasna est morte.
Je relève un regard chargé de colère contenue vers l'adjoint.
— Alors, oui, je l’ai frappé, craché-je avec véhémence. Je le referai sans une once d’hésitation. Parce que bon sang, ce que ça m’a fait du bien ! La seule chose que je regrette, c’est de ne pas lui avoir fait plus de mal. Maintenant, vous savez. J'espère que vous êtes content !
— Je suis désolé, mais… Ce n’était pas votre faute. Vous étiez un enfant. Qu’est-ce que vous auriez pu faire face à un adulte ?
J’inspire profondément, tentant de refouler la haine qui me noue le ventre. Encore cette phrase. Toujours la même rengaine. « Tu n’aurais rien pu faire. » Je me revois, petit garçon, planqué sous le bureau de ma chambre, les mains plaquées contre mes oreilles, fredonnant cette chanson pour étouffer le vacarme du tonnerre et de la pluie.
You are my sunshine, my only sunshine. You make me happy when skies are gray.
Dans la cuisine, la vaisselle se brisait, les meubles se renversaient. Puis, les nuages noirs se dissipaient. Ma mère rejoignait notre abri, un sourire éteint sur ses lèvres maquillées de rouge et ses cheveux décoiffés par le vent. Elle m’enlaçait, m’embrassait en caressant mon visage humide. Et je m’endormais, rassuré par le métronome régulier dans son sein. Quand je me réveillais, le soleil brillait de nouveau, remplissant notre foyer de sa chaleur. Or les accalmies ne duraient jamais longtemps. Très vite, le ciel s’obscurcissait et l’orage grondait de nouveau.
— J’aurais dû au moins essayer, au lieu de rester derrière ce rideau à le regarder faire.
— Pour vous faire tuer à votre tour ?
— Ça n’aurait pas été plus mal. Peut-être que j’aurais dû crever ce jour-là, m’exclamé-je en le repoussant, je n’aurais pas vécu toute cette merde qu’a ensuite été ma vie.
Ma voix s’est brisée. Il est là, le catalyseur de ma descente en enfer. Cette culpabilité a germé en moi. La racine s’est ramifiée. Elle s’est enroulée autour de ma cage thoracique, et j’étouffe. Je veux m’arracher les cheveux, me gratter la peau jusqu’à la mettre en lambeau, briser chacun de mes os. Souffrir. M’autopunir. Je ne mérite rien d’autre.
— Vous ne pensez pas ce que vous dites.
— Oh, vous lisez dans les pensées, répliqué-je, super ! Ensemble, on pourra monter un freak show !
— Vous devez vous pardonner, continue Greene, peu importe ce dont vous croyez être coupable. Ce n’était pas votre faute.
L’absolution. Jamais je ne me l’accorderai. Pas après ce que j’ai fait. Tous ces gens parlent sans savoir. Ils n’ont aucune putain d’idée de ce que j’endure à longueur de journée. Ce jour-là, la colère du monstre était incontestable. Je l’ai reconnu aux bruits de ses pas, à son odeur pestilentielle. Je n’ai pas eu le temps de rejoindre ma cachette habituelle. Malgré les artifices enseignés par ma mère, j’ai tout vu, tout entendu. Les cris. Les claques. Les supplications. À travers un rideau, j’ai croisé le regard de maman qui m’intimait silencieusement de ne pas bouger. Une fumée noire, opaque, l’entourait. Je ne connaissais pas encore sa signification. La mort, je ne l’avais jamais rencontrée. Le tonnerre a éclaté et j’ai perçu son dernier soupir dans sa respiration sifflante. Puis Sean a quitté son état de transe, ses mains et ses vêtements couverts de sang, d’un rouge aussi profond que celui qui s’agitait frénétiquement autour de lui. Il a pris son téléphone dans un geste automatique et s’est livré à la police sans une once d’émotion dans la voix, ni regret ni colère. Rien. Une brigade est arrivée sur les lieux pour constater le crime. Dans l’agitation, personne ne m’a remarqué, dissimulé dans le garde-manger, les yeux rivés sur le corps sans vie de ma propre mère.
— Voilà pourquoi je ne me suis jamais impliqué dans ces visions auparavant, avoué-je, elles ne m’ont pas prévenu pour ma mère. De quel droit les autres pouvaient-ils être sauvés, quand elle n’a pas eu cette chance ? Je… Je suis désolé.
— Pourquoi ?
— J’abandonne. Je me tire de cette ville.
— Vous abandonnez ? s’exclame l’adjoint.
Quelqu’un frappe à la porte, nous interrompant. Une rousse au regard azuréen apparaît dans l’infirmerie. Une croix se balance nonchalamment autour de son cou quand elle se dirige droit vers nous. L’agente se juche sur la pointe des pieds pour déposer un rapide baiser sur la joue de son collègue.
— J’y vais, à toute. Ça va, demande-t-elle, tu as une toute petite mine.
Greene lui replace une mèche derrière son oreille et lui embrasse le front.
— Oui, ne t’inquiète pas. À ce soir.
Elle agite ses doigts fins en ma direction avant de s’en aller aussi vite qu’elle est apparue. L’adjoint du shérif sourit.
— Je vous présente Chloe, ma sœur slash coloc.
Il s’installe sur le coin d’une table, les jambes croisées, ses iris ambrés plongés dans les miens.
— Vous n’êtes pas faible Raphael. Ce dont vous êtes capable, c’est… Inimaginable. Vous pouvez accomplir tellement de choses. Je n’ai pas de don de clairvoyance, ou peu importe comment vous l’appelez, mais n’abandonnez pas. Vous pouvez y arriver. Vous avez toute une équipe derrière vous. Nous avons besoin de vous. J’en suis convaincu.
Dans un sens, il a raison. Je suis venu pour aider. Malgré moi. Je ne peux plus me défiler, même si la peur me vrille le ventre. Depuis que j’ai mis les pieds à Bellwood, ces visions s'enchaînent les unes après les autres, me laissant à peine respirer et me remettre de la précédente. J’ignore si cela provient de ma sobriété soudaine, ou si ces terres sont, comme le clame la légende d’Otaktay, maudites. Je soupire et retourne au bord du lit.
— D’accord.
— Hasna est réellement morte d’après vous ? N’a-t-elle pas simplement fui avec sa fille ? On ne pourrait pas lui jeter la pierre.
— Non. Elle se trouve ici à Bellwood. C’est difficile à expliquer. C’est comme si une balise clignotait dans mon crâne. Son corps se situe quelque part dans cette ville ou dans cette forêt.
La mine de Greene s’assombrit.
— Merde. Et la gamine ?
Je secoue la tête.
— Le mari est impliqué ? Vous dites qu’il l’a menacée de mort.
— Je ne sais pas.
Thomas Bowman incarne la violence à l’état pur. Son esprit malade est une Cocotte-Minute prête à exploser à la moindre provocation. S’il a appris la décision de Hasna de le quitter, cela aurait pu déclencher une fureur noire chez lui. Fureur qui aurait pu se terminer de façon tragique. Cet homme aurait-il été capable de tuer son épouse ? Je n’en ai aucun doute. Son obsession et son désir de tout contrôler auraient pu l’amener à commettre l’irréparable. Bowman semble persuadé que Maya n’est pas de lui. Aurait-il été jusqu’à la tuer elle aussi ?
— Ce matin, Anderson a parlé d’organiser des battues dans les heures à venir si l’interrogatoire de Bowman ne mène nulle part, annonce l’adjoint, peut-être allons-nous trouver un indice, n’importe quoi. Vous serez là ?
J’acquiesce.
Greene s’étire en prenant une grande inspiration et se redresse.
— Bon, vous devriez rentrer chez vous pour vous reposer. Je vais vous appeler un taxi. C’est la maison qui offre.
Je me lève à mon tour, les bras croisés contre mon torse.
— C’est quoi, la suite ?
— La suite ?
— Si Bowman décide de porter plainte. J’étais en période probatoire, il n’y a pas si longtemps.
Cette simple idée me file des palpitations. J’ai été enfermé de mes quatorze ans à dix-huit ans, puis de mes vingt-cinq ans à vingt-neuf pour violence physique et détention de drogue. Le juge a été catégorique. Je devais soigner ma toxicomanie et cesser de me mêler à des bagarres. Facile à dire quand on ne perçoit pas la colère de ceux qui nous entourent. Mes propres ressentiments se décuplent alors je perds le contrôle. Mon incarcération a été un calvaire. Les murs épais des cellules étaient imprégnés de haine, de peur et de tristesse. Des codétenus se sont suicidés, d’autres ont eu le malheur de dévisager la mauvaise personne. J’ai eu l’impression de sombrer dans la folie, que mon crâne allait exploser sous ce melting-pot d’émotions. Je me suis juré de ne plus jamais retourner derrière les barreaux. Je n’y survivrai pas.
— Bowman a lancé le premier coup. Sacrée esquive d’ailleurs, me rassure-t-il à travers un sourire, vous n’avez fait que vous défendre. Alors, ne vous mettez pas trop de pression. D’accord ? Je vais vous commander cette voiture.
Il se dirige vers la porte quand je l’interpelle.
— Adjoint .
Il se retourne.
— Je vous prie, appelez-moi Sam. D’ailleurs, on peut se tutoyer. Après tout, on va bosser ensemble un moment. Ce sera plus simple.
— Merci.