2016
Lorsque j’approche du parc Ohori, je remarque dans le reflet du lac que le ciel s’est un peu couvert. Ces passages nuageux nous font profiter d’une brise de juillet plus que bienvenue. Comme chaque été, je croise plus de touristes coréens et chinois que de japonais sur la promenade qui franchit le point d’eau. Alors que je traverse la première île bordée d’arbres, j’entends une mélodie. Elle sonne comme une boîte à musique. Une dizaine de personnes se sont rassemblées sur le pont Chasonhashi, où je dois retrouver Mizuno. Je suis un peu en avance. Je m’avance vers le son doux et aigu, qui attire l’attention des passants et éclaircit leur lumière. Je retiens mon souffle. C’est elle. Aujourd’hui encore, elle rayonne. Mizuno est assise sur le muret en pierre, au milieu du pont, ses cheveux mi-longs attachés, et elle joue d’un petit instrument en bois. Je n’en avais jamais vu de pareil. Elle se sert juste de ses pouces, il y a peu de notes, et pourtant il s’en dégage une mélopée tout à fait reconnaissable. Kiss the rain, de Yiruma. C’est beau.
Comme les autres, je l’écoute jusqu’au bout sans un bruit. Un couple d’Européens dans une barque bleue s’est arrêté près du petit pont en pierre. L’eau remue doucement. La brise remue le sommet des arbres. Des oiseaux planent au-dessus de nous. Mizuno reste absorbée par son morceau. Comment un corps d’habitude si agité peut-il abriter une telle tranquillité ? La dernière note résonne dans un court silence, Mizuno relève la tête et sourit. Elle reçoit des compliments et les gens s’éloignent. Elle me regarde, l’air serein.
— Bonjour Hoshino.
— Salut.
— Je suis venue un peu plus tôt, j’avais envie de profiter de l’atmosphère tranquille du parc.
— Tu as bien fait. Qu’est-ce que c’est, cet instrument ?
— Un kalimba. C’est un souvenir de l’Ouganda. Un ami m’a appris à en jouer et m’a offert le sien quand je suis partie. J’y tiens beaucoup. Je l'emmène souvent avec moi, elle est pratique à transporter. On y va ?
— Tu veux aller où ?
— En fait, là maintenant, j’irais bien jusqu’au pavillon.
— Si tu veux, ce n’est plus très loin. Et ensuite ?
— J’aimerais retourner à Canal City…
Elle dissimule un petit sourire qui lui donne une expression enfantine. Elle me fait rire. Ce n’est pas l’endroit où j’aimerais le plus passer ma journée, mais je devine pourquoi elle y tient.
— J’accepte, mais tu m’en dois une.
— Haaan ? Qu’est-ce que tu entends par là ?
— Je plaisante.
On atteint le pavillon Ukimi-do. Elle me devance sur la passerelle, entre les barrières rouges chapeautées de noir. Au bout de la courte allée, le toit, comme un grand jupon vert d'eau, repose sur six fins piliers en métal vermillon. Il m’évoque un petit temple ouvert flottant sur l’eau opaque. Mizuno s’y aventure pour admirer la vue sur les arbres qui bordent le lac, la ville en partie dissimulée par leur frondaison, et sur la gauche, les montagnes se dessinant tout juste derrière les immeubles gris, blancs et bleus. Je me penche sur la structure en métal et contemple ce panorama avec elle. Est-ce que ce sont des souvenirs d’enfance qui ravivent ainsi sa lumière ?
— Le cadre de cette ville est si agréable… Est-ce que tu le vois toujours, Hoshino ?
— Eh ?
— À force de regarder les mêmes paysages, on ne remarque plus ce qui fait leur singularité. Tu dois avoir cette impression, non ?
— Je ne sais pas, mais je ne me souviens pas de la dernière fois où j’ai observé la ville depuis le pavillon.
— Fukuoka continue de te surprendre ?
— Je n’irai pas jusque-là.
— Peut-être que toi aussi, tu as besoin de partir pour mieux revenir ?
— D’où tu sors des suppositions pareilles ?
— D’accord, d’accord, j’arrête avec mes conseils tendancieux.
— Tu peux me donner autant de conseils que tu veux, mais je ne peux pas te garantir que je les suivrai.
Ma remarque étire un grand sourire sur son visage.
À peine entrés à Canal City par la galerie vitrée du deuxième étage, on entend la musique instrumentale résonner dans les allées du centre commercial. Passés les premiers magasins de vêtements, Mizuno se précipite le long de la promenade en plein air, et je la rejoins près de la rambarde sur laquelle elle se penche pour mieux voir le spectacle en contrebas. Je reconnais le morceau, c’est un classique à Canal City, « Time to say goodbye ». L’eau s’élève face aux balcons rouges striés de bleu, qui se poursuivent jusqu'aux balustrades couvertes de verdure.
Mizuno s’émerveille devant le ballet des fontaines. Les jets d’eau se balancent et tournent comme des danseuses au rythme de la musique dans une chorégraphie programmée. L’eau est projetée crescendo avec la symphonie, jusqu’à se clore sur un final pareil à celui d’un feu d’artifice. Quand Mizuno se tourne vers moi, l’enfant en elle semble avoir ressurgi.
— Incroyable ! ça me rappelle les premières fois où je venais avec mes parents.
— Depuis quelques années, il y a des jeux de lumière et des projections assez cool le soir et pendant les fêtes de fin d’année, ou pour la Golden Week.
— Oh, j’aimerais tellement voir ça !
— Tu seras à Tokyo pour les fêtes, non ?
— Je ne sais pas, peut-être qu’on reviendra ici avec mes parents pour les passer en famille.
Jusqu’à midi, on parcourt les boutiques de vêtements ou d’accessoires, avant de traverser la salle de jeux. Je suis Mizuno qui semble plus se promener que faire du shopping.
— Tu n’achètes rien ?
— Pas besoin.
— Pourquoi tu fais le tour de tous les magasins, alors ?
— Juste pour le plaisir !
Ça, c’est bien un rituel que je ne comprends pas. Le spectacle de fontaines repart et annonce l’heure pile, mon estomac précise laquelle.
— Je commence à avoir faim.
— Moi aussi !
— Qu’est-ce que tu veux manger ?
— Des ramens !
— On devrait trouver ça, je réponds avec ironie.
Les escalators nous mènent à ramen stadium, au dernier étage. Hormis quelques lanternes blanches et rouges, la salle est remplie de panneaux et de menus invitant les visiteurs à choisir l’un des huit restaurants de ramen. On commande tous les deux un Shiromaru et on s’installe à une table en bois, l’un en face de l’autre. L’odeur de bouillon flotte dans le restaurant, et je vois Mizuno frémir d’impatience avant même qu’on nous serve.
— Des Hakata ramen ! Ça fait si longtemps !
— Rassure-moi, ce n’est pas le premier bol de nouilles que tu manges depuis votre retour au Japon ?
— Non, heureusement, sinon je ne tiendrais plus en place !
Elle ne tient déjà plus en place. Je n’ose pas imaginer dans quel état elle pouvait être en atterrissant sur le territoire alors qu’elle avait quitté le pays pendant des années.
— Quand est-ce que vous êtes revenus au Japon avec tes parents ?
— C’était il y a un peu plus de deux ans.
— Ha ? Je croyais que tu venais tout juste d’arriver !
— J’ai insisté pour suivre un cursus intégral au lycée. Je pensais qu’on allait revenir à Fukuoka, mais ils ont trouvé du travail à Tokyo, alors on s’est installés dans la capitale. La ville où j’ai grandi m’avait manqué, j’ai eu envie de revenir, et puis…
Elle s’interrompt lorsqu’un employé vient nous servir nos bols de ramen fumants. Les deux tranches de poitrine de porc sont accompagnées d’algues nori, de negi et d’un œuf ajitama coupé en deux. L’un comme l’autre, on ne peut s’empêcher de les regarder avec envie.
— Tu allais dire quelque chose ?
— Rien d’important. Bon appétit !
J’ai l’impression que ça l’était, mais je n’insiste pas. Je me retiens d’engloutir mon bol de ramen quand je vois Mizuno déguster le sien. Elle a presque les yeux qui brillent et sa lumière resplendit. Je n’en reviens toujours pas qu’une seule et même personne puisse dégager tant de gaieté.
— C’est délicieux !
— Je crois que j’en ai rarement mangé d’aussi bonnes.
Depuis que j’ai été aveugle, je prête plus d’attention à mes autres sens. Mais ça, je ne peux pas lui en parler, ce serait hors propos. Quand je repose mes baguettes, elle a les yeux levés vers moi, le sourire aux lèvres. Par habitude, j’esquive son regard pour plonger le mien au fond de mon bol.
— C’est super que des amis d’enfance comme toi et moi se soient retrouvés par hasard. Les événements surgissent de manière vraiment curieuse, parfois !
— Curieuse, oui…
Je ne sais pas si on peut dire que notre rencontre était due au hasard. En tout cas, si je n’avais pas développé ce nouveau regard sur le monde, je me demande si je l’aurais retrouvée parmi les milliers de personnes qui traversent la ville tous les jours…
— À quoi tu penses ?
— Rien d’important.
— Où veux-tu aller cet après-midi ?
— Moi ?
— Je t’ai traîné toute la matinée où j’avais envie d’aller, alors c’est à toi de choisir, maintenant. À moins que tu aies d’autres projets ?
— Non, non. Allons dans le quartier de la vieille ville.
— Très bonne idée !
Le ciel se dévoile sur une chaude après-midi. Nous franchissons la porte Hakata Sennen-no Mon, cette majestueuse entrée en bois ornée d’un toit d’un bleu grisé, tout à fait symboliquement, pour pénétrer dans la ville des temples. Nous longeons le sentier bordé d'arbres et la muraille qui délimite les anciennes habitations du quartier de Kyushigai, difficilement abrités du soleil par les pins. Dans le jardin du temple Jôten-ji, le bâtiment est grand, de blanc et de bois noir. Nous observons en silence les maisons traditionnelles en bois. L'endroit est si paisible. En franchissant le canal par le petit pont de pierre, nous rejoignons ensuite le temple Shôfuku-ji. Un chat blanc et fauve dort sur la première marche qui mène à la porte close du temple en bois sombre. Nous en faisons le tour par l’allée d’arbre, emplie du sifflement discret des oiseaux. Marcher à l’ombre est agréable. J'ai l’impression de faire un bond temporel en rejoingnant la route et la civilisation jusqu’au temple Tocho-ji. Nous entrons dans la cour pour admirer la pagode vermillon à cinq étages et rendons visite au Bouddha géant en bois. Notre errance se termine auprès de Monsieur Okushida, dans le sanctuaire de Hakata.
— Houaaa, merci d’avoir proposé cette balade, elle m’a fait beaucoup de bien.
— À moi aussi, en fait. J’ai un peu honte de l’avouer, mais à part pour les fêtes du Nouvel An, je ne vais plus dans les temples, ces dernières années. À croire que j’avais besoin d’un prétexte.
— Je suis ton prétexte ?
— Il faut croire que oui !
Les glaces à l’eau que nous venons d’acheter dans un 7-eleven nous fondent déjà dans les mains, alors que nous avons trouvé un coin pour nous asseoir à l’ombre des arbres. Je suis à deux doigts de me jeter dans la rivière Naka pour un peu de fraîcheur.
— En fait, ça me fait du bien à moi aussi de sortir de mes habitudes. Je devrais peut-être profiter des vacances pour quitter la ville.
— Tu irais où ? s’enthousiasme tout de suite Mizuno.
— Je ne sais pas. Ailleurs.
Pendant un instant, elle semble vouloir répondre, puis elle s’abstient et se mord la lèvre. Je tourne la tête vers elle, sans oser chercher son regard.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Non rien, c’était… irrationnel.
Le reste de la journée semble s’écouler en un battement de cils alors qu’elle me raconte des mésaventures de voyages, des rencontres improbables, des instants de pure beauté mémorables. Son rire éclate dans l’air chaud, ses yeux pétillent, son sourire est irrépressible. Son amour du voyage est perceptible, voire contagieux. Les paysages et les visages défilent dans mon imaginaire comme si elle les y peignait avec ses mots. Lorsque la nuit approche, je suis atteint de la même fièvre qu’elle : je ne pense plus qu’à partir.
Comme le ciel est déjà sombre, je la raccompagne chez sa tante. Elle n’est pas loin du quartier de Nakasu. Je lui souhaite bonne nuit, la regarde s’éloigner. Sa démarche est souple, vive. Comme quand j’ai vu sa lumière pour la première fois. Comme quand elle cavalait dans la cour de l’école, autrefois. En primaire, elle était déjà pleine de vie. Elle avait ce pouvoir d’entrainer tout le monde avec elle. Son départ pour l’étranger avait laissé un calme plat retentir dans la classe. Je tourne les talons pour rentrer chez moi. Le bruissement du vent dans les arbres est peu à peu recouvert par le vrombissement de la circulation. En franchissant la blancheur crue des échoppes, des bribes de conversations me parviennent. En quelques pas, le retour à la réalité me frappe violemment. Dans la tranquillité de ce soir d’été, le vide de sa présence résonne une nouvelle fois.