CHAPITRE 8
1.
Lorsque l’un de nous rencontre quelqu’un, Akira ou moi avons coutume de nous effacer. On s’efforce d'être discret, on se manifeste peu. Cette retenue a pour but de laisser la nouvelle relation prendre racine sans interférence. Quand on est si proche, on peut être encombrant.
Je ne crois pas que ce soit quelque chose qui préoccupe Akira, il agit naturellement. Qu’il ait une guitare à la main ou pas, il sent le tempo, devine les émotions, les tensions ou l’exaltation chez ceux qui l’entourent - même d’un continent à l’autre.
Moi, je ne suis sûre de rien. Quand on est amis depuis près de 10 siècles, on pourrait penser que les hésitations, supputations et inquiétudes n’ont plus lieu d'être. On n’a plus besoin de couper les cheveux en quatre. Pourtant, certains jours, je me surprends à sortir figurativement microscope et ciseaux.
J’ai eu peu de nouvelles d’Akira depuis que je suis à Tacoma. J’ai envoyé de courts emails, reçu des réponses brèves. Tout va bien, il aime sa nouvelle vie, et celui qu’il a rencontré. Il arrivera un moment où il suggérera des retrouvailles, au Japon ou chez moi. Grace aux McElroy, je suis occupée et pas trop fébrile en attendant qu’il me fasse signe.
Toute forme de vie suit un cycle, naît, se développe puis meurt. C’est aussi le cas des idées et des relations entre humains. Un jour viendra où nos liens se déliteront, d’une façon ou d’une autre, que nous disparaissions ou par l’effet d’un éloignement. J’ai toujours eu l’intuition qu’un jour, Akira aurait envie de continuer à bâtir sa vie et son patrimoine avec quelqu’un d’autre que moi. Ne plus avoir à me soucier de ma subsistance et au besoin, pouvoir payer six mois de loyer en une seule fois, c’est appréciable. Ça me manquera. Mais le plus difficile sera de ne plus être la sœur d’Akira, seulement une amie qu’il verra de loin en loin.
Il devine parfois mon pessimisme, mes doutes. Il rit et ne comprend même pas que je puisse me consumer pour ce qui est, selon lui, une éventualité aussi improbable. Je suis ainsi faite. L’improbable est mon horizon.
Ce soir là, après avoir vu Black Panther, je lui écris un email que je veux drolatique mais concis sur la soirée. Et puis, c’est tout… Je vais attendre sa réponse.
2.
La sonnette…. Une série de longs coups de sonnette. C’est le matin mais il doit être tôt, je m’en rends compte à la luminosité filtrée par le rideau. Profond sommeil. J’ai poursuivi l'écriture de mon roman totalement fictif tard dans la nuit, guettant une réponse du Japon qui n’est pas venue. Ce n’est pas surprenant, Aki aime bien réfléchir à ses messages avant de les écrire. Et il n’a sans doute même pas encore lu le mien.
Je décide de ne pas bouger. Je n’attends personne. Mes voisins savent que, sauf si nous en avons convenu auparavant, je ne suis pas disponible le matin. Nous avons plaisanté ensemble sur les lumières qu’ils voient brûler chez moi jusque tard dans la nuit, Katherine prétendant s'inquiéter des factures d'électricité.
Mais la sonnette continue de retentir, de longs traits stridents et j’explose. Je m’enveloppe dans mon peignoir, et je sors de ma chambre avec des envies de meurtre. Quiconque se trouve de l’autre côté de la porte d'entrée a intérêt à prier pour le salut de son âme.
J’ouvre la porte brusquement et… Carol, la petite amie de Greg, sursaute sur le perron. Dans la fraîcheur du matin de juin, elle porte une sorte de sweatshirt avec une capuche d’un rouge éclatant qui fait ressortir sa peau hâlée et l'éclat de ses yeux. Elle ressemble à un petit chaperon rouge. Elle me sourit et lance d’une voix pleine d'énergie :
- Je commençais à me demander si tu étais là, ou s’il fallait que j’aille te chercher… je ne sais pas… ailleurs! Par chez Jackson, peut-être…?
Elle jette un regard malicieux du côté McElroy de la maison.
- Allez, dit-elle d’un ton engageant, il est 8h30…. debout!
L’envie me prend de lui claquer la porte au nez. J’ai dû m’endormir vers 5h. Mais elle serait capable de sonner à nouveau. Et puis j’ai promis à Greg… quoi déjà? Ah oui, un accueil bienveillant, quelque chose comme ça. J’aurais dû mettre des conditions, des horaires par exemple.
Une fois entrée, Carol repousse sa capuche et s’assoit à la table que son boy-friend et Jackson ont montée ensemble il y a quelques semaines. Je m’installe en face d’elle. Elle a une cup de Starbuck à la main - je ne lui propose donc pas de café, mais je me fais du thé. Elle sort de son large sac à bandoulière un petit paquet rectangulaire, emballé par un papier rose. Je reconnais le nom. Des chocolats. Elle pose le paquet sur la table.
- Ce qui s’est passé hier soir m’a vraiment contrariée! annonce-t-elle. J’avais l’impression que tout le monde était ligué contre moi. Personne n’a compris ce que j’essayais de faire. Toi non plus, d’ailleurs, je me trompe? C'était une reconstitution, tu comprends? Ca ne te visait pas personnellement. D’ailleurs, la preuve que c'était une reconstitution (elle tapote la boîte de chocolats) c’est ça ! Dans L'événement que je reconstituais, la cuisinière chassée de la salle à manger, tu peux être sûre que personne ne lui apporterait de chocolats le lendemain!
Elle me prend à témoin et je hoche la tête. C’est le moment de passer à autre chose, manifestement : Carol regarde autour de nous avec intérêt et me fait compliment de la clarté un peu minimaliste, estime-t-elle, de ma décoration.
- Les précédents locataires l’ont laissé dans un état… ça a été en travaux pendant des mois. Est-ce que je peux visiter les chambres à l'étage?
- Non.
Ma réponse est un réflexe et mon esprit est encore trop ralenti pour adoucir ma réponse d’une excuse ou d’une explication. Carol est surprise mais n’insiste pas. Le micro-onde m’informe que ma mug d’eau chaude est prête. Je vais la chercher et ajoute un sachet de thé. Les premières gorgées me font du bien. Le thé que j’ai trouvé au Safeway du coin n’a pas beaucoup de goût mais la chaleur de la boisson me réconforte.
- Qu’as-tu fait de la deuxième chambre? Un bureau? Tu travailles de chez toi? Jackson m’a dit que tu étais journaliste…
Tiens, j’ai un travail, soudain. Je souris.
- Oui.
En fait, j’utilise mon ordinateur portable ici, sur la table à laquelle nous sommes assises. La chambre dont elle parle est une chambre d’amis, maintenant pourvue d’un futon qui n’a encore jamais servi.
- C’est vrai que ce serait parfait pour Greg et moi, commente-t-elle. Nous commençons à chercher un appartement ensemble, et comme il est un félin, ce n’est pas évident de trouver. Si tu déménages, préviens-nous. Cette fois, on fera tout dans les règles… (elle lève les yeux au ciel) on remplira une application, tout quoi…
Je me demande ce qu’elle veut dire exactement à propos de Greg. Un félin? ... Les américains disent “big cats”, pas “félins”. Et que voudrait-elle dire de toute façon? Quelque chose m'échappe. Mais je n’ai pas l'énergie de poser de question.
- Bon, il faut que j’aille travailler, déclare Carol en se levant. Je suis contente qu’on ait parlé. Les malentendus, c’est ce qu’il y a de pire. On pourrait faire quelque chose ensemble un de ces jours, aller au cinéma, je ne sais pas, avec Greg ou toutes les deux ? Ou alors tu peux venir me voir à mon travail, je te ferai visiter! Je travaille aux Ressources Humaines de St Joe, tu sais l'hôpital St Joseph.
Les hôpitaux sont un des lieux que les Semblables en général, et moi en particulier, évitent d’approcher. J’ai toujours la crainte irrationnelle d'être détectée dans toute mon anormale condition et soudain placée en état d’arrestation. Aussi, j’ai horreur de voir souffrir les patients, alors que je refuse d’offrir les ressources que mon corps pourrait apporter à la recherche.
Certains Semblables récemment se demandaient si nous ne devrions pas, finalement, déclarer notre existence et apporter notre contribution à la science. J'étais prête à suivre Akira au milieu d’une épidémie, mais les circonstances sont différentes aujourd’hui et je les ai ardemment contredits. Je suis persuadée que nous serions détenus, isolés et placés entre les mains de scientifiques travaillant, non pour le bienfait de l'humanité, mais pour le bénéfice de pontes richissimes. Le spectre d’une société dirigée par un petit groupe d’individus immortels, gardant pour eux les secrets qu’ils auraient tirés de nos corps vivisectionnés, m'apparaît parfois en cauchemars. Le monde appartient aux mortels. Notre destinée est de nous fondre dans le décor…
Carol est repartie, un grand sourire aux lèvres. Est-elle vraiment persuadée que nous avons eu une conversation? J’ai seulement dit deux mots. Réellement, deux mots, oui et non.
Evidemment, les chocolats, c’est un bon mouvement … je regarde la table où je ne vois que mon portable fermé et j'éclate de rire. A-t-elle perçu mon manque d’enthousiasme? Elle a emporté les chocolats avec elle !
3.
Opération chats. C’est le moment d’adopter. J’ai besoin de tendresse. Au fond, je préfère les chiens, plus dans mon tempérament, fidèles, éperdus dans leur amour, un peu collants parfois, mais si je dois disparaître parce que quelqu’un reconnaît Nathalie Duval, je devrai laisser mes animaux derrière moi. Les chats s’adaptent mieux à de tels changements.
Mes envies de tendresse depuis mon arrivée à Tacoma ont tourné autour de Greg. Même si je m’imaginais dans les bras de Jackson, juste pour voir, son visage perdait rapidement son contour et finalement c’est Greg que j’embrassais. Mais après le passage de Carol, c’est clair, ils vont rester ensemble. C’est le moment de mettre fin aux rêveries romantiques.
Je l’ai vu siècles après siècles, les partenaires comme Carol, qu’ils soient hommes ou femmes, sont tellement centrés sur eux-mêmes qu’ils attirent des conjoints sensibles, émotifs et un peu passifs, de la même façon qu’un satellite trouve une planète autour de laquelle graviter. Et ces couples là durent. La certitude de soi des uns est rassurante et leur conjoint y trouve un chemin à suivre qui calme leur anxiété. Ils ont en plus la garantie d'être le membre du couple qui sera vu par le monde extérieur comme “le raisonnable”, et qui défend généreusement les bizarreries narcissiques de l’autre. J’en conclus, comme j’aurais dû le faire au moment où Jackson a mentionné le nom de Carol, que Greg est hors de portée.
Besoin de tendresse. Je vais la chercher là où elle est disponible.
4.
Deux jours après mon email à Akira, sa réponse arrive. Je sursaute de joie une première fois en reconnaissant son adresse dans ma boîte de réception. Et une seconde fois en voyant la longueur de l’email.
Ensuite, je suis déçue. Aki a mal compris les détails de ce qui s’est passé avec Carol - j’ai omis des détails pour ne pas faire trop long - et il a l’impression que la famille est devenue hostile à mon encontre alors même que j’avais préparé leur dîner.
Et il se demande pourquoi je cuisine pour qui que ce soit alors que je dois me construire une identité la plus différente possible de Nathalie Duval. Il ajoute que l'enquête sur l’explosion du restaurant n’est pas terminée, que des rumeurs circulent. Nathalie est encore mentionnée dans les médias.
J’aurais mieux fait de partir pour un pays au-delà de la sphère occidentale, là où peu de gens sont susceptibles de suivre la rubrique “bien vivre” ou « fait divers » des journaux français. “Il n’est pas trop tard” ajoute-t-il. Il me parle de Madagascar, où je ne suis jamais allée, ou des Philippines. Ou la Corée du Sud? “Nous serions presque voisins”. J’ai l’impression que mes intérieurs deviennent froids et durs comme pierre. Il a raison, j’en ai conscience, mais c’est au-dessus de mes forces de m’arracher une nouvelle fois à ma vie à peine reconstruite. Pourquoi me reconnaîtrait-on? J’ai des cheveux bleus et je mets du rouge à lèvre tous les jours!
Akira ensuite parle de Sylvie. “Jean-Luc m’a prévenu qu’elle n’a pas payé son loyer depuis qu’elle s’est installée. Elle a versé le dépôt de garantie, c’est tout. Il lui a téléphoné et elle a promis, sur un ton suprêmement ennuyé, un comble, de faire le nécessaire. Mais elle n’a rien envoyé. Ce n’est pas qu’elle manque d’argent. Lavement Baryté est de plus en plus demandé, et c’est elle qui écrit la plupart des chansons, donc elle touche des royalties. Je lui ai demandé si elle posait problème pour les voisins. Il dit que non, ce qui est presque miraculeux. L’appartement, pour autant qu’il puisse juger de l'extérieur, n’a pas l’air en mauvais état. Son conseil est d’entamer une procédure. Si elle commence comme ça, on va se retrouver coincés avec elle d’ici l’hiver et des impayés qui s’accumulent. Donc lettre recommandée et, si sans résultat, référé-expulsion. Il insiste parce qu'évidemment, c’est un mauvais exemple pour les autres locataires s’ils réalisent qu’on la traite différemment. Qu’en penses-tu?”
Et il termine son email, sans rien me dire quasiment de sa vie avec Katsumi sinon que “tout va bien”.
Je vais boire une tasse de thé très chaud, c’est Russian Breakfast de Mariage Frère que j’ai trouvé sur Amazon et viens de recevoir. Je me détends et mon amertume disparait petit à petit. C’est le moment de prendre quelques décisions. Il ne dit pas ce que j'espérais entendre mais il faut bien l’admettre : Akira a raison. Mais je ne vais pas quitter la région pour autant, ni cesser de préparer des dîners pour mes voisins. Je refuserai toute éventuelle requête venant d’ailleurs, c’est tout. Et pour Sylvie, du calme! Elle ne joue pas du heavy metal rock toute la nuit ! C’est une Semblable. Elle m’a tirée du pétrin. Et elle s’occupe de mon chat Robespierre. J’envoie un court email suggérant d’insister simplement pour instaurer un virement automatique du loyer. “Elle a les moyens de payer et elle aime l’appartement. Faisons une tentative dans ce sens là plutôt que d’envoyer tout de suite l’artillerie lourde”. Et je ne parle pas du reste.
Akira et moi possédons plusieurs immeubles dans Paris. Enfin, pas nous, nos Sociétés Civiles Immobilières. Jean-Luc n’a jamais su que Nathalie Duval, la locataire si prompt à payer son loyer, et Alix Saint John, propriétaire d’une grosse moitié des parts de cet immeuble étaient une seule et même personne. Il tient Akira au courant de ce qui se passe avec Sylvie - le quotidien d’un gestionnaire, qu’il garde pour lui en général - parce que Akira, reconnaissant de la façon dont Sylvie m’avait aidée après ma mort, a insisté pour qu’il lui donne l’appartement quand elle l’a demandé. Jean-Luc pense qu’Akira, qu’il connaît sous le nom de Jean-Charles Forestier et n’a jamais rencontré, est un vieux monsieur très digne, peut-être un peu trop ému par une chanteuse originale.
5.
Je les ai vus, mes futurs chats. J’ai rencontré une famille féline que j’ai tout de suite aimée dans un de ces grands magasins spécialisés dans le monde animal et où la “Société Humaine”, l'équivalent de la SPA, a un point de chute. Une mère chat, blanche et tigrée, au regard vert pâle, avec ses deux chatons, l’un noir aux yeux verts, un mâle, et sa soeur, blanche et tigrée comme sa mère.
La mère chat m’a longuement regardée puis a allongé le cou vers moi, reniflant le bout de mes doigts passés à travers la grille du kennel. Je veux adopter le lot. La jeune femme du magasin est contente qu’ils restent ensemble. Mais… la responsable qui peut finaliser l’adoption ne sera pas là avant samedi après-midi. Et même en offrant un dépôt de garantie, ils ne peuvent pas etre réservés. Apparemment, trop de gens changent d’avis après un coup de cœur.
- Vraiment, ai-je répété, vous ne pouvez pas dire que l’adoption est en cours? Qu’ils sont déjà pris?
Elle me regarde et plisse ses lèvres en sympathie avec ma requête, qu’elle n’a pas le pouvoir d’accorder.
6.
Nouvel email d’Akira - j’ai eu à peine le temps de boire une deuxième tasse de thé tout en regardant un épisode de Friends, une série qui a beaucoup de succès ici. J’y apprend beaucoup : les expressions, les réparties sont de puissants enseignants dans mon quotidien américain…. Je crains un instant qu’il se soit froissé de la sécheresse de ma réponse. Mais ce n’est pas ce que je lis.
“Mon Xavier….
“Je n’ai pas pris en compte, en t'écrivant, que tu étais encore dans la phase d'atterrissage de ta nouvelle vie. Et contrairement à moi, qui ai eu tout le temps de me préparer à revenir au Japon après deux siècles d’absence, toi tu as quitté un univers qui te convenait parfaitement et où tu connaissais un grand succès pour tout recommencer sans aucune transition. Tu te remets physiquement. Et me voilà te disant quoi faire et pourquoi pas, repartir déjà… Degré de tact, zéro, j’en ai peur. Pardonne-moi.
Mais je t’en prie, sois prudente. Tu sais ce que nous nous disons les uns aux autres, entre Semblables. Quand on commence une nouvelle vie, on tombe amoureux de la première personne qu’on rencontre, dès le premier quart d’heure. Nous avons un tel besoin de recréer du lien… C’est vrai pour moi aussi, j’ai rencontré Katsumi à peine trois semaines après mon arrivée. Nous vivons une époque dangereuse, je sais que tu en es consciente. Mais tu as parfois un tel élan, un tel désir de partage quand tu t’attaches à quelqu’un…
J’aimerais te présenter Katsumi bientôt. Tu sais que je ne me suis jamais marié? Pour la première fois depuis tous ces siècles, je peux considérer de le faire avec la personne que j’aime… pas au Japon, c’est un fait, même si certaines villes et régions reconnaissent une sorte de pacte civil. Mais nous réfléchissons à nos options. La famille de Katsumi est apoplexique - ils détestent ses choix de vie. Son père est un personnage influent qui espérait beaucoup de son fils. Quitter le pays ne serait pas forcément une mauvaise idée, à terme…
Au fait, tu as raison pour Sylvie. Elle est des nôtres et elle l’a démontré avec brio. On va faire en sorte de régler cette situation sans brusquer les choses.”
Je souris en éteignant mon portable. La vie d’Akira et la mienne sont intriquées. Nous nous complétons. Nous sommes finalement une seule personne morale. Pourquoi m'inquiéter de ses pensées, du moment où je le reverrai? Nous sommes bien la preuve que certaines formes de vie ne cessent jamais d’exister.
7.
Le bac à chats est prêt, avec une litière spéciale “multiple cats”. J’ai aussi acheté des jouets et un arbre à chat dont je garde aussi le carton d’emballage, où, je suppose mes protégés vont d’abord se précipiter.
Nous sommes samedi et j’ai l’intention d’arriver en avance et de guetter l'arrivée de la personne qui a le pouvoir de finaliser l’adoption. Le ciel est gris, ce qui est fréquent par ici, mais il fait chaud. Je délaisse le sweatshirt que je pensais emporter avec moi. Je pense aux kennels que je vais acheter dans le magasin pour transporter la famille chat à la maison. Un pour les trois, ou deux - un pour la mère, un pour les chatons? Je demanderai conseil. Est-ce que la maison va leur plaire?
La porte du garage s’escamote sur ma commande. Et Greg apparaît de l’autre côté. Il me fait un geste de la main et vient à ma rencontre par le garage. Il a l’air décontracté, en jeans et t-shirt a manche longue mais il semble inquiet.
- Max, as-tu un moment? Il faut que je te parle de quelque chose. Tu partais?
En dépit de mes réflexions récentes, je suis surprise du plaisir que je ressens à le voir, et son expression tendue m'inquiète un peu.
- Oui, je partais mais… je suis en avance. On a le temps de parler si tu veux.
Je fais un mouvement vers l'intérieur de la maison.
- Je te fais un café?
- Non, en fait… si tu as le temps, j'espérais aller a Owens Beach, tu sais, à Point Defiance.
Point Defiance, le grand parc de Tacoma, est bordé par l'océan. Owens est une des plages les plus populaires. Je n’y suis encore jamais allée, mais j’ai entendu le nom, en général associé à des pique-niques. L’eau du Pacifique est certainement trop froide pour se baigner mais le bruit et l’odeur salée des vagues me tentent.
- Ecoute, j’ai une bonne heure avant d’aller chercher mes chats. Je vais adopter une petite famille de chats. Nous avons le temps d’aller à Owens. Tu veux conduire?
Greg n’a pas de voiture et se rend à son travail en bus. Il n’a pas non plus de téléphone portable. Je suppose qu’il aime être frugal et un peu hors du temps. Pour le moment, il travaille à St Joe, où il renseigne et dirige les patients et visiteurs vers leur destination. L'hôpital est un vrai labyrinthe, paraît-il. Je réalise à présent que Carol l’a certainement aidé à trouver cet emploi. Je m’installe côté passager. Je laisse volontiers le volant à mes amis. Que ce soit mon état encore convalescent ou les différences de signalisation - en particulier les feux rouges suspendus au-dessus des croisements, et non là où j’ai l’habitude de les trouver en France - ça ne me déplait pas d’occuper la place du mort. Ironie, ironie.
Après un moment de silence, tandis que nous roulons, Greg dit :
- Carol m’a dit qu’elle était venue te voir… Vous avez parlé…
- Oui… je crois qu’elle était contente.
Je m’interromps juste avant de dire “...contente d’elle-même” mais Greg me glisse un regard et nous sourions tous les deux. Même si j’y participe, je ne suis pas sûre d’aimer cette complicité qui se tisse entre nous à l’insu de Carol. Je me dis que je ne fais rien de mal, qu’elle ne l’a pas volé, mais je sais bien ce qui se passe dans mon for intérieur. Pas fière de moi. J’aime que les femmes se tiennent les coudes, pas qu’elles se trahissent pour un mec.
Nous voici sur la plage. Le béton la borde, c’est là que se trouvent de longues tables, et, en ce samedi, toutes occupées par de larges groupes de pique-niqueurs qui barbecuent hamburgers et hot dogs.
- On s’approche un peu de l’eau ? suggère Greg en désignant les vagues.
L'océan a une belle couleur sombre. Sur l’eau, une nouvelle version du surf : ceux qui la pratiquent sont en combinaison de plongée, sur une planche mais munis d’un long bâton, en fait une rame, ca évoque un peu Venise. Le Mont Rainier apparaît dans le lointain, entre les nuages. J’ai appris, avec une certaine surprise, que c’était un volcan en activité, et non éteint comme je l'avais cru. Et l’un des plus dangereux du monde! Nous marchons sur les galets, je trébuche, Greg me prend la main, je m’appuie sur lui, et nous arrivons près d’un large tronc d’arbre couleur d’argile, lisse et dépourvu d'écorce. L’eau est encore à quelques mètres mais d’un commun accord, nous nous posons, appuyés plus qu’assis sur l’arbre. Je respire la brise avec plaisir.
Comment se fait-il que je ne sois pas encore venue près de l’eau? Greg me regarde en souriant. Il n’a pas de mal à lire ma joie d'être là.
- C'était une bonne idée, dis-je. Merci.
Instant de silence. Allez, félin, dis-moi tout !
8.
L'enquête sur la mort de Nathalie toujours ouverte? C’est ce qu’Akira a mentionné dans son premier email. Je ne m’y suis pas arrêté sur le moment. Mais soudain, au milieu de la nuit, cette pensée me tire du sommeil. Ce n’est pas une bonne nouvelle. Une enquête qui se prolonge, ça veut dire des recherches sur les antécédents de Nathalie Duval… dont l’existence légale se limite à huit années. L’occasion de me remémorer que je pouvais encore vivre 20 ans sous cette identité… quel gâchis…
Je souris un instant en songeant à Guillain - les policiers ne peuvent le savoir, mais voilà un homme avec lequel j’ai été à couteaux tirés à plusieurs reprises - et un expert en explosif! En tout cas, il l’était pendant la dernière guerre mondiale que nous avons faite ensemble. Et il était dans le restaurant quelques jours avant ma mort ! Qu’un Semblable en tue un autre, sachant que la mort ne sera pas au rendez-vous, cela s’est vu. Une façon d’obliger votre ennemi à quitter sa vie, une action cruelle. Mais une telle haine n’a jamais existé entre nous. Furieuse colère, oui. Haine non. Une sournoiserie de ce genre est impensable.
Alors, si vraiment nous parlons d’un crime… Reste le passé.
9.
- J’ai pensé à cet endroit, dit Greg avec une soudaine tristesse, parce qu’il est possible, après que je t’ai parlé, que tu ne souhaites plus me voir. Pour éviter que tu aies à me dire de quitter ta maison… je me suis dit qu’ici, tout ce que tu aurais à faire, c’est de repartir avec ta voiture…
- Tu me fais peur…
Greg soupire.
- Je pensais qu’Amy te l’aurait dit quand elle t’a fait visiter le duplex. Mais elle m’a dit que légalement, elle n’est pas obligée. Katherine, qui est ta propriétaire, et Jackson… tous les deux m’ont dit que c'était à moi de le faire… Et ils ont raison.
Sa nervosité commence à me gagner. S’il a agressé une femme ou fait du mal à un enfant, peut-être aurai-je du mal à le supporter, en effet… Mais Jackson le laisserait-il avec ses bébés si c'était le cas?
- Voilà, dit Greg. J’ai passé les 17 dernières années de ma vie en prison. J’ai tué un homme, Max. Je suis un meurtrier.
Je hoche la tête et garde le silence un instant. 17 ans? Que c’est long… Je n’ai jamais fait de prison... pourtant, le Seigneur m’est témoin, j’en ai tué des hommes. Mes meurtres les plus récents ont eu lieu lors de la dernière guerre. Dans le maquis, ils m’appelaient même “l’assassin”, parce que je savais m’occuper des sentinelles sur le chemin de nos cibles. Un coup de poignard placé juste au bon endroit, silencieusement, vite et sans hésitation, de bas en haut, juste au niveau du cœur. Rapide et quasiment sans douleur. L'expérience de quelqu’un qui s’est déjà trouvée au milieu de batailles au cours des siècles et sait manier les couteaux. Mais je préfère les utiliser en cuisine. J'étais toujours triste de mettre fin à ces jeunes vies, regrettant que ces hommes se trouvent sur notre chemin, qu’ils n’aient pas déserté plutôt que de servir Hitler…
Greg guette ma réaction.
- 17 ans, c’est long… dis-je finalement. Ca a dû être terrible… Puis-je te demander ce qui s’est passé? J’ai du mal à t’imaginer tuer quelqu’un…
Greg a un sourire contraint
- J’ai du mal à l’imaginer, moi aussi… J'étais très différent à l'époque. J'étais toxicomane et il me fallait toujours plus d’argent. J’ai été en traitement plusieurs fois, et je recommençais dès que j’en sortais…
Il prend une respiration profonde et s’adresse à l'océan quand il poursuit :
- Ce jour là, c'était un 18 janvier, je suis entré dans un 7/11 pour prendre la caisse, ou en tout cas le plus d’argent possible. J’avais une arme, elle n’était pas à moi, un de mes amis me l’avait prêtée, elle n'était pas chargée, c’est ce qu’il m’avait dit. Je n’avais pas l’intention de tuer, je voulais juste faire peur…. Alors voilà. Je rentre dans le magasin, c'était l’heure de la fermeture, il n’y avait personne sinon le caissier. Un petit gars, très jeune. J’ai su plus tard, il venait d'être engagé. Alors il avait le créneau dont personne ne voulait, la fermeture. Son patron lui avait dit : en cas de hold-up, tu ne fais rien, tu laisses partir la caisse, tu ne joues pas au héros. Ces magasins sont assurés. Mais il était encore à l’âge où on est idéaliste, il ne voulait que le “sale type” réussisse son coup. Je lui ordonnais de me donner l’argent, et il répétait “non! non!” Il me disait de partir, qu’il ne dirait rien à personne… Ca m’a mis en rage! Il ne comprenait pas a quel point j’avais besoin de cet argent. Je savais que je n’avais pas beaucoup de temps, quelqu’un allait forcément nous voir et appeler la police. Alors, pour lui faire peur, je lui ai mis l’arme sous le nez, j'étais nerveux, j’ai pressé la gâchette sans le vouloir. Et le coup est parti. L’arme n’avait pas l’air chargée mais il restait une cartouche dans le canon. Il a été touché en plein cœur. Il est tombé en arrière, sur le dos. Il portait un T-shirt blanc, avec le logo 7/11. Et j’ai vu la tache de sang qui s'élargissait. Il avait les yeux grands ouverts. J’ai tout de suite compris qu’il était mort. Avant même de toucher le sol, ai-je su plus tard.
Greg se tait un instant. Je jette un coup d’œil dans sa direction. Il a terminé sa phrase d’une voix étranglée. Je mordille mes lèvres devinant son émotion. Parce qu’il partage son histoire avec quelqu’un qui ne la connaissait pas, il vient de la revivre. Il essuie ses joues avec ses deux mains et reprend.
- Je revois encore ce garçon, si jeune, il n’avait pas 18 ans. Il s’appelait Michael. Parfois, je le vois en rêve, immobile, sur le sol. Dès que j’ai compris qu’il était mort, cette nuit là, j’ai su que ma vie était finie. Quand on se drogue, on devient indifférent à beaucoup de choses. A tout, presque. Enfin, ce n’est pas de l'indifférence, c’est plutôt que tout devient abstrait. Tout ce qui n’est pas la drogue, et comment s’en procurer pour la prochaine fois. Ça existe toujours mais c’est loin, très loin de tes préoccupations. Je me berçais de l'idée qu’un jour, finalement, je m’en sortirais et que je reprendrais le cours d’une vie normale, avec ma famille autour de moi. Un jour. “Pas aujourd’hui, mais un jour”. Mais là, c’était fini. J’ai su que je ne pourrais pas continuer à vivre après avoir tué ce pauvre gosse. J’ai mis le revolver dans ma bouche et j’ai tiré. Mais il n’y avait plus de cartouche. Cette fois, l’arme était vraiment vide… Je suis resté sur place, j'étais dans une espèce d'état second. La police est arrivée, et ils m’ont arrêté.
Greg pousse un profond soupir et je devine qu’il est soulagé d’avoir fini de raconter cet événement, même si son histoire ne s'arrête pas là.
- J’ai été jugé quelques mois plus tard. Pour ce genre de crime, contrairement à ce que tu disais, 17 ans, ce n’est pas une peine si lourde, surtout quand on a déjà eu affaire à la justice. J’ai été condamné à vie, de 20 ans à vie, ce qui me laissait la possibilité, un jour, de demander à sortir en conditionnelle. Mais ça m'était égal, je ne voulais plus vivre. Katherine voulait engager un avocat expérimenté, je lui ai demandé de ne pas le faire. Mais tu sais ce qui a joué en ma faveur? Toute la scène avait été filmée par une caméra dans le magasin, tu sais ces caméras placées pour lutter contre le vol. L’image n'était pas de très bonne qualité, mais c'était clair : moi, tirant l’arme de ma poche, le coup qui part. Et après, je me suis vu sur l'écran faire des choses dont je me souvenais absolument pas. Crier, laisser tomber l’arme, courir auprès de Michael, appeler 911, leur demander d’envoyer une ambulance, et ensuite, retourner là où j’étais, ramasser l’arme, et tenter de me tuer. Donc condamnation, et prison. La première prison ou j’ai été incarcéré, Cushmann, c'était l’enfer. Ca m’allait tout à fait, c’est ce que je méritais, l’enfer. Je me disais que je me ferais sans doute tuer un jour ou l’autre dans une bagarre et j’attendais ça. J'étais assez… (il a un petit rire) … nihiliste. No future, tu vois.
Il jette un regard rapide vers moi, sur le côté, et je lui souris pour lui montrer que oui, je vois. Je comprends mieux qu’il ne peut l’imaginer.
- Deux ans plus tard, j’ai été transféré à Saint Quentin, près de San Francisco. Je pensais que ce serait pire… Saint Quentin n’a pas bonne réputation. En fait, c'était mille fois mieux. Cushman était Niveau 4. Saint Quentin, Niveau 2. Tu sais ce que ça veut dire?
Je secoue la tête et il explique.
- Imagine une prison modèle, toute propre avec plein de possibilités pour les détenus de suivre des cours, d’apprendre des métiers, de faire du sport… Bon, ce serait Niveau 1. Niveau 4, au contraire, c’est la violence, le surpeuplement, la drogue qui circule…. Quand je suis arrivé à Saint Quentin, c'était à la fois un soulagement et en même temps, un défi. Plus de drogue, alors qu'à Cushman, je me débrouillais pour en trouver. Mais des opportunités pour apprendre des choses nouvelles, écrire, me remettre à niveau dans ma scolarité, je découvrais tant de choses, c’est comme si le monde s’ouvrait à moi - alors que j'étais détenu, quelle ironie… j’ai commencé à me droguer à 14 ans. Je suis passé à l'héroïne à 16 ans. Ça m’en a volé, des années… je ne l’ai réalisé qu'à ce moment là. Et puis, autre chose est arrivé.
Là encore, il prend une respiration profonde. Je tends l’oreille pour l’entendre alors que la brise emporte ses paroles et que les mouettes, les rires et la musique des pique-niqueurs interfèrent. J’ai un peu froid, je regrette mon sweatshirt. Mais je suis pas à pas le voyage que Greg me raconte.
- La mère de Michael, le jeune que j’ai tué, m’a écrit.
10.
Image symbolique de la difficulté à communiquer à cœur ouvert : Greg s’adressant à l'océan pour me raconter une étape essentielle de sa vie, et ses paroles se perdent dans le vent qui a forci. Je reconstitue ses phrases à partir des mots qui me parviennent parce que je ne veux pas l’interrompre dans le flot de souvenirs pénibles qu’il revit pour moi.
Mais finalement, je touche son bras et lui dit que je ne peux plus l’entendre. Il a l’air surpris et confus. Nous nous levons et regardons autour de nous, dans la même incertitude. Le rivage, avec les pique-niqueurs en nombre, ne nous tente pas. Aller ailleurs, c’est interrompre le récit de Greg, ce que nous ne voulons ni l’un ni l’autre. Il fait un signe de la main vers nos pieds et je comprends : au lieu de nous appuyer contre le tronc d’arbre, nous nous asseyons sur les galets, le tronc cette fois nous protège, et galamment, Greg se place de façon à lui aussi couper le vent qui arrive dans ma direction. L'amélioration est nette et nous sommes beaucoup plus proches. Ceux qui nous aperçoivent ont toutes les raisons de penser que nous avons une conversation romantique. Greg tient ma main, mais son geste n’est pas celui d’un amoureux mais d’un homme sur le point de descendre un escalier aux marches étroites et incertaines et qui assure son équilibre.
- La mère de Michael t’a écrit…
- Oui. Sa lettre disait… je la connais par cœur, tellement je l’ai relue. Elle disait qu’elle me haïssait au départ. Moi, parfaitement, inutilement vivant, son fils mort par ma faute… Mais lors du procès, quand elle a vu les images de ce qui s’est passé dans le magasin, ses émotions ont évolué. Le fait que j’ai essayé de sauver Michael en appelant une ambulance, que j’ai voulu mourir, ça l’a frappée. Elle détestait l'idée d’un voyou indifférent qui tue son fils avec désinvolture… elle était presque reconnaissante - ça m’a détruit- elle était presque reconnaissante que son fils, au moment de sa mort et peut-être encore conscient de son entourage, ait près de lui quelqu’un qui essayait de l’aider. Mais elle expliquait que c’était difficile de vivre sans cette haine, qui lui donnait de l'énergie et un but: s’assurer que j’écoperais du maximum et ne sortirais jamais de prison. Alors, il lui fallait autre chose, quelque chose d’aussi fort. Elle voulait essayer de me pardonner. Mais elle avait besoin de me connaitre mieux pour ça. Alors, elle me demandait de l’aider.
Greg ferme les yeux et répète lentement :
- Cette femme dont j’avais tué le fils… elle me demandait de l’aider. Elle voulait comprendre ce qui m’avait amené à ce 7/11. Elle voulait en savoir plus sur moi. J’ai répondu vite, trop vite…
Greg me regarde, comme s’il hésitait à propos de quelque chose.
- Tu vois, j’ai vraiment envie de modifier les événements ici. De te donner une version plus lisse, plus flatteuse de ce qui s’est passé. Mais bon, je ne vais pas commencer à mentir… Je lui ai écrit une lettre où je voulais m’expliquer mais en fait j’essayais de me justifier. Je lui disais que si seulement Michael avait obtempéré, si seulement il ne s’était pas obstiné… Il serait encore en vie. Quelques jours plus tard, je faisais du yoga - oui, nous avions des cours de yoga à San Quentin - et dans ce moment où, tu sais, ton corps fait des mouvements dans des directions inhabituelles - et c’est là que ça m’est venu à l’esprit pour la première fois… mais qui étais-je pour dire que ce pauvre gosse aurait dû obtempérer? Il n’aurait jamais dû se trouver face à ce choix, céder à un voleur ou rester sur ses positions et risquer sa vie… Tout ce qu’il aurait du avoir à choisir, c’est quel film aller voir avec sa petite amie, ou alors… bâcler son devoir ou s’y mettre sérieusement… J’ai écrit une deuxième lettre, m’excusant pour la première. Elle m’a répondu. Elle m’a dit qu’il y avait du vrai dans les deux lettres, c’était bien Michael, c’était sa personnalité. Il était persuadé qu’il pouvait, que chacun pouvait contribuer à changer le monde, à son niveau. Mais il n’aurait pas dû en mourir… Elle appréciait la deuxième lettre aussi, et elle voulait continuer à m'écrire à cause de la deuxième lettre. Alors voilà, on s’est écrit, une ou deux lettres par mois. Je lui parlais du quotidien dans la prison, de ce que j’apprenais, de ma famille. Elle me demandait si je voulais toujours mourir comme je l’avais tenté dans le magasin. Je lui disais que ça dépendait des jours. La tristesse de ne pas pouvoir revenir en arrière, l’ampleur de ce que j’ai fait, ça me poursuivait. Ça me poursuit toujours.... Son mari et elle sont venus me rendre visite, ils m’ont pardonné… Ce jour là…
Greg effectue un geste ample des deux mains.
- Flot de larmes… Même la psychologue, le chaplain et les gardiens qui etaient présents pleuraient. Comme l’a dit Marion, la mère de Michael, c’était comme un baptême. Une nouvelle naissance. C’est grace à eux que je suis sorti avant d’avoir fait mes 20 ans. Ils ont soutenu la demande de mise en liberté. C’est inhabituel. Alors voilà.
Nous nous sommes levés, un peu ankylosés.
- Et Carol ? demandé-je en souriant.
- Carol…
Greg sourit en retour tandis que nous marchons lentement vers les tables de pique-nique.
- Elle a commencé à m'écrire il y a deux ans. Je la connaissais un peu, comme nous la connaissons tous, petite fille, elle était souvent à la maison. Dans ses courriers, elle me racontait sa vie et c’était tellement… rafraîchissant. Tout ce qu’elle me racontait de sa vie de tous les jours, ici à Tacoma, son travail, ses amis, c’était … exotique, presque. Et puis, je suis sorti… et voilà. Elle est...
Il hésite et je sens qu’il est prêt à dire quelque chose qui marque une distance ou présente une excuse. Je l’interromps et suggère :
- Elle est tellement pleine de vitalité! Très spontanée…
- Oui, oui, c’est ça …
Instant de silence. Nous arrivons près de la voiture. Greg me regarde, comme s’il voulait que je l'évalue à la lumière de ce qu’il m’a révélé. Je souris.
- Greg McElroy… Quelqu’un de bien.
Greg rit.
- Oh, je ne suis pas un McElroy! C’est le nom du mari de Katherine. Jackson et Amy sont McElroy. Moi, je suis un Williams.
- Quel est ton deuxième prénom ?
- Paul. Le petit…
Je sais que c’est la signification de ce nom en latin et je souris en retour.
- Gregory Paul Williams. Merci de m’avoir parlé. Tant de grandes choses à venir…
Greg secoue la tête, à la fois souriant et embarrassé.
- C’est ce que j'espère, c’est ce que j’aimerais, faire des choses qui me dépassent, pour essayer de rétablir une balance entre le mal que j’ai fait et le bien que j’aimerais faire, accomplir ce que Michael ferait s’il était en vie.… Cela paraissait simple avant... Quand j’ai fait la demande de mise en liberté, encouragé par les parents de Michael, je sentais que ça allait marcher, que ça avait vraiment des chances de marcher. Je m’imaginais à l'extérieur et que… tout naturellement, je me dirigeais vers la bonne voie, vers ce qui me convenait, comme poussé par un courant invisible… Et depuis que je suis dehors…
Il laisse tomber ses deux bras, comme sous l’effet de l’accablement.
- C’est si difficile… je ne sais pas où j’en suis, vers quoi me diriger. Je suis content d’avoir trouvé du travail rapidement - grace à Carol - je peux payer un loyer à Katherine, c’est du symbolique mais important… Elle a tellement dépensé d’argent à cause de moi, au cours des années. Mais c’est temporaire. Que faire du reste de ma vie ? je veux leur montrer qu’ils ont eu raison de me faire confiance… Je pensais écrire un livre, mais c’est comme si les idées, l’inspiration, pffuit…
Il fait un geste de la main qui va de sa tête vers le ciel et je sens son émotion sur le point de déborder.
- Depuis combien de temps es-tu sorti?
- Ça fait un peu plus de six mois, soupire-t-il comme s’il amenait une preuve supplémentaire au dossier de son incompétence.
- Six mois ? C’est tout ?
Ma surprise l'étonne.
- Oui… Quand Jackson est venu me chercher pour assembler tes meubles, je me sentais tellement… maladroit, balourd, c’est comme si je ne savais plus comment me tenir en présence de quelqu’un que je ne connaissais pas.
- Greg, six mois, ce n’est rien! Comment peux-tu exiger de savoir immédiatement quoi faire! Tu n’as jamais été un adulte libre, en fait. Soit tu étais… (je baisse la voix) dans un état second… soit tu étais dans un cadre où on te disait tout le temps quoi faire et quand… Regarde autour de toi, qui te fait des reproches, à part toi-même?
Greg réfléchit un instant.
- De fait… Carol pense que…
J’ai du avoir une expression tellement indignée que Greg s’interrompt et se met à rire sans que je dise un mot.
- Greg, c’est comme si tu allais à la piscine sans que personne ne t’ait appris à nager. Alors tu commences par le petit bain, tu te mets en confiance. Petit à petit, tu avances vers le grand bain. Mais voilà, toi, tu regardes le plongeoir, le grand plongeoir olympique, 10 mètres de haut quelque chose comme ça, et tu te lamentes de ne pas être capable de faire immédiatement un saut de l’ange et je ne sais quoi encore…
Greg rit en cachant son visage dans une sorte de confusion.
- Oui, je vois ce que tu veux dire…
Nous voilà dans la voiture. Greg, au volant, se tourne vers moi.
- Alors, tu devais aller chercher une famille? Des chats?
Je regarde l’heure et j’ai un choc. Nous avons parlé pendant plus deux heures ! Est-ce trop tard? La petite famille a-t-elle été emportée par des mains étrangères? Je ne veux pas montrer mon inquiétude, donner l’impression à Greg qu’il m’a pris trop de temps alors que je suis touchée qu’il ait été si sincère et détaillé. Si les chats ne sont plus là, je le prendrai comme un signe du destin, ils seront heureux ailleurs et je trouverai d’autres adorables félins… félins…
Brusquement, je réalise ce que Carol voulait dire : Greg est un félon, qu’elle a prononcé fel’n, en bonne américaine.
Que les chats soient là ou non, peu importe. J’en trouverai d’autres. Le plus important, c’est que Greg ait pu parler comme il l’a fait. Mais alors même que je suis totalement en accord avec moi-même, je sens une détresse en moi à l'idée que ces chats là m'échappent. Et je ne saurais dire pourquoi.
11.
En route pour le grand magasin d’animaux.
- Je sais que l’on a tendance à projeter nos sentiments humains sur les animaux autour de nous, ai-je expliqué à Greg alors que nous roulons. J’ai conscience de ça. Et pourtant, quand j’ai vu cette mère chat avec ses chatons près d’elle, la façon dont elle m’a regardée, j’ai eu cette intuition claire dans mon esprit, comme un flash, qu’elle voulait rester avec eux, qu’elle me demandait de ne pas les séparer.
Greg reste silencieux un instant et je lui jette un coup d’œil.
- Tu penses que je suis folle? dis-je en riant.
Greg secoue la tête.
- Oh non. Qui suis-je pour porter un tel jugement! Je me dis simplement… que tu es loin de ta famille et peut-être, ça t’influence…?
- Oui, c’est possible…
Nous y voici et je marche rapidement dans les allées, Greg sur mes talons, vers les cages sur le mur du fond où sont gardés les animaux offerts à l’adoption. Et de loin, je discerne un grand vide… là où la petite famille se trouvait, ils ne sont plus. Ils sont partis… Je poursuis ma progression sans ralentir mais la désolation me gagne, pas après pas.
- Max! Vous êtes là!
La jeune femme à qui j’ai parlé surgit d’une petite pièce sur le côté que je n’avais pas vue. Elle sourit malicieusement.
- Vos protégés, je les ai ici… Comme ça, personne d’autre ne pouvait être tenté de les choisir… Nous avons eu pas mal de monde depuis tout à l’heure.
Une vague de gratitude me submerge. Je signe toutes sortes de papiers tandis que Greg joue avec les chatons. En attente de noms définitifs, je vais au plus simple : “Mom”, “One” et “Two”.
- Tu as remarqué? dit Greg en me montrant la patte de “Mom”. Elle a 6 doigts!
- Oui, intervient la responsable qui me tend les formulaires avec la liste des vaccinations à poursuivre, elle est polydactyle. C’est génétique. Sa fille aussi, vous voyez.
Greg et moi échangeons un regard ravi. Je m’exclame:
- Je savais qu’elle était spéciale! Comme moi!
Greg regarde mes mains puis mes pieds.
- Comme toi?
Nous rions et nous repartons avec un “carrier” en carton - une boite adaptée au transfert de chats d'où proviennent des miaulements expressifs.
- J’aime qu’ils aient une bonne voix! dis-je une fois dans la voiture. J'espère qu’ils vont continuer à être bavards!
Un long moment enchanté à la maison, à observer les nouveaux venus explorer leur domaine, en échangeant des exclamations émerveillées - regarde ce petit nez! Elle a un nuage rose sur son nez! Ces petites pattes! Je suis heureuse de voir Greg complètement captivé par les chatons qui pendant un moment jouent tous les deux autour de ses chaussures, escaladant un côté, mâchonnant ses chaussettes… Quoi de mieux pour se remettre de longues et douloureuses confidences? La mère, après avoir fait un périmètre d’observation, s'étend à mes côtés sur le divan et accepte mes caresses.
- Je crois qu’elle t’a choisie! remarque Greg.
- Oui, je sens que je suis embauchée…. je suis sa personne maintenant.
Soudain, nous entendons une conversation, des exclamations de l’autre côté de la cloison. Quelqu’un vient d’arriver chez mes voisins. Greg se redresse et ses yeux s’arrondissent. Il regarde sa montre.
- J’avais complètement oublié… murmure-t-il.
Je lui tends mon téléphone.
- Tu veux appeler quelqu’un?
Il sourit et soupire tout à la fois.
- Non. Carol vient d’arriver… Nous avions prévu de faire quelque chose ce soir. Je vais y aller…
Il regarde les chats avec un regret visible puis moi. J’aurais aimé qu’il reste, j’imagine un instant la soupe de légumes simple que j’aurais préparé pour nous deux et les jeux de chats qui se seraient poursuivis. Mais je lui souris largement.
- Merci de m’avoir aidée à les ramener à la maison. C’était tellement plus amusant de le faire à deux! Et merci de ta confiance, de m’avoir parlé.
Il rit et me donne une “hug”, redevient sérieux.
- Merci de m’avoir écouté. J'appréhendais cette conversation… et en fait, ça m’a fait beaucoup de bien.
Au moment où il est sur le point de s'éloigner de moi, il demande simplement :
- Puis-je t’embrasser?
Je réponds “oui” et aussitôt, il pose sa bouche sur la mienne. Je ne proteste pas mais je suis prise de court. Est-ce vraiment ce qu’il voulait faire? Ai-je compris cela? J’ai cru qu’il allait m’embrasser sur la joue. Vraiment? Le fait qu’il demande la permission, n’était-ce pas le signe qu’il s’aventurait sur un autre terrain? Me suis-je fait croire, dans l’instant, que sa question était innocente pour me donner la permission de l’accepter?
Voila, il m’a embrassée. Je reste seule avec mes questions et mes chats polydactyles. Lui est parti rejoindre sa petite amie dans l’autre partie de la maison.
Chapitre plus sérieux avec pas mal de surprises pour moi^^
Pas trop d'accord avec Zoju pour le monologue de Greg. Quand quelqu'un te raconte une telle expérience, tu te gardes bien de l'interrompre.
"A-t-elle perçu mon manque d’enthousiasme? Elle a emporté les chocolats avec elle !" xD
J'ai bien aimé la discussion avec Carol, elle se rend vraiment pas compte d'à quel point sa reconstitution était bizarre^^ en tout cas le personnage est haut en couleurs.
L'évocation de Guillhain est intéressante, je reste un peu sur ma faim concernant ce qu'il s'est vraiment passé entre eux... enfin peut-être qu'on le recroisera un peu plus tard^^ Le passage où elle parle de son passé meurtrière est aussi sympa.
J'aurais pas imaginé que le passé de Greg serait aussi noir, son récit était super intéressant à lire "La mère de Michael, le jeune que j’ai tué, m’a écrit." wow, j'étais pas prêt !
"Sa lettre disait… je la connais par cœur..." le paragraphe qui suit est vraiment hyper beau, ça m'a vraiment touché...
La chute du chapitre m'a surprise, on sentait un malentendu mais je ne pensais pas que ça aboutirait si vite. Pas forcément idéal alors que la narratrice devra sans doute bientôt quitter cette vie pour disparaître (avec l'histoire d'enquête). Les contours du problème se posent petit à petit, c'est vraiment super intéressant.
Mes remarques :
"le chaplain et les gardiens qui etaient présents pleuraient." -> étaient
"C’est grace à eux" -> grâce
"grace à Carol" -> grâce
"J’ai du avoir une" -> dû
Un plaisir de dévorer ce long chapitre,
A très vite !
il ne voulait que il ne voulait pas ?
Je ne suis pas sure de ce que tu veux dire dans ta toute derniere phrase?
Merci encore !
"il ne voulait que" -> il ne voulait pas ?