CHAPITRE 7
1.
Le show se termine. Trajet de retour dans la voiture d’Amy, Cooper, qui est venu avec un Uber, est assis au côté de sa fiancée au volant, Libby et moi sur la banquette arrière.
- Il a vraiment beaucoup de talent! dis-je. Il est si drôle, je pleurais de rire, y compris quand il parlait de ses enfants. Je ne suis pas un parent, je ne peux pas comparer, mais c’était irrésistible.
Libby renchérit et Amy nous regarde dans le rétroviseur avec plaisir.
- J’ai trouvé ça très moyen, soupire Cooper. Et puis, Amy, encore une fois, il t’a mentionnée, tu lui as dit de ne plus le faire?
Amy lui jette un regard froid.
- Oui, je le lui ai dit. Mais il est libre, non?
Cooper se tourne à moitié vers nous pour nous expliquer.
- Nous avons toujours des coups de fil les lendemains de ses shows, et pas des clients potentiels! Des gens qui veulent savoir si Amy existe vraiment.
- Tu t’appelles vraiment Amerika? demande Libby.
- Oui, encore une grande idée ambitieuse de mon père!
Amy dit cela avec un sourire presque attendri. Cooper me regarde.
- Alors Amy me disait que c’est vous, ‘Marie’? Et que c’est pour ça que vous êtes déguisée?
- Pas déguisée, rectifie Amy. Juste un peu transformée.
- Et pourquoi vous ne voulez pas sortir avec Jackson ? Il ne vous plaît pas? J’ai du mal à comprendre…
- Cooper, ça ne te regarde pas, souffle Amy, craignant que la question ne m’embarrasse.
Je souris.
- Il est beaucoup trop jeune pour moi. En vrai gentleman, il ne l’a pas mentionné sur scène.
Cooper pivote à nouveau vers moi pour une rapide évaluation.
- Vous avez quel âge? 35 ans? 40 ans?
- Cooper!
Je ne me souviens plus de l'âge figurant sur mon passeport alors je réponds au hasard.
- J’ai 32 ans.
Cooper regarde Amy.
- Quel âge a Jackson, déjà?
Elle répond encore plus froidement :
- Jackson et moi avons 23 ans.
Cooper fait une petite grimace.
- Ça ne fait pas une telle différence. Vous devriez en profiter au contraire.
Il continue comme s’il se parlait à lui-même :
- J’ai du mal à comprendre les femmes et leurs décisions quelque fois…
Libby et moi échangeons un regard en essayant de ne pas sourire. Libby prend ma main, comme pour me réconforter silencieusement des paroles de Cooper. Ce qu’il m’a dit ne me cause aucune détresse ni même agacement, plutôt une vague incompréhension sur ce qui peut exister entre Amy et lui. Mais ce qui envahit mon esprit, au fur et à mesure que nous approchons de la maison, c’est le jambalaya…
2.
Catastrophe. Tout ce que je craignais, en pire. Vilma, qui s’occupait des enfants, a été distraite et n’a pas dû, en plus, comprendre mes instructions. J’ai parlé trop vite, c’est clair. Bref, le riz est trop cuit et a commencé à attacher à la cocotte. Je peux tenter un sauvetage désespéré mais c’est limite. Je me tourne vers Amy.
- Il faut que je me change. Je vais me battre avec le jambalaya, ta robe n’y survivra pas.
Frappée par le ton solennel que j’ai emprunté, elle ne proteste pas et quelques minutes suffisent dans sa chambre pour que Max retrouve son apparence habituelle et ses cheveux. Et ses bonnes sandales.
De retour dans la cuisine, je place la cocotte dans l'évier où j’ai fait couler un fond d’eau froide. Un bon bain de siège, rien de tel pour interrompre le processus de cuisson. Je trouve un large plat qui va au four et y déverse la plus grande part du jambalaya, celle qui n’a pas encore été touchée par le goût et l’odeur de brûlé. Je le place dans le four à feu doux. Le but de l'opération, c’est que le riz sèche un peu, il est trop mouillé. Cela suffira-t-il pour sauver la situation? Je ne peux que l'espérer. J’avais prévu d’ajouter les crevettes dans la cocotte pour qu’elles cuisent au dernier moment. Je vais les cuire à la poêle après les avoir décortiquées, et je les ajouterai avant de servir.
Pendant que je travaille sur les crevettes, je vois que Cooper est seul devant la grande TV. Les deux jeunes femmes sont restées dans la chambre d’Amy. Le pauvre a fait fort dans le manque de tact ce soir, et visiblement Amy le bat froid.
Katherine arrive avec son frère et sa belle-sœur, Greg et Carol sur leurs talons. Je souris à Katherine de la cuisine.
- Je m'étais habituée à vos cheveux noirs, Max! me dit-elle joyeusement.
Elle s’approche de moi et ne semble pas remarquer le champ de bataille qui m’entoure. Je préfère ne rien lui dire sur les incertitudes du jambalaya. Si tout va bien, personne ne remarquera rien.
- Alors Jackson va nous rejoindre dès qu’il pourra, mais comme ses fans veulent lui parler et lui demander des autographes, cela peut durer un moment.
Bien qu’elle s’applique à garder un visage impassible, je perçois qu’elle est fière de son fils et de son succès. Étant donné son inquiétude plus tôt dans la soirée, c’est une bonne nouvelle. Je me réjouis pour Jackson. Elle poursuit :
- Mon frère George et Elmira ont deux heures de route pour rentrer chez eux. Nous allons commencer sans Jackson, il nous rattrapera.
- Dans dix minutes, ce sera prêt.
- Parfait.
Elmira s’approche de nous.
- Je sens des odeurs qui me plaisent bien par ici… Jambalaya, n’est-ce pas ?
- Je ne sais pas si ce sera à la hauteur de ce dont vous avez l’habitude, dis-je.
- C’est très prometteur, tout ce que je respire. Alors voilà les cheveux bleus! Vous savez, c’est très réussi. Tous les cheveux bleus que j’ai vus jusqu'à présent tirent sur le mauve ou le rose, ou même le jaune! C’est plutôt laid en général. Mais vous, ça fait naturel, on pourrait croire que c’est votre vraie couleur!
- C’est sa vraie couleur! intervient Greg.
Elmira rit et me montre sa propre chevelure. Elle a d'épais cheveux gris.
- Je les faisais teindre et puis l'année dernière, je me suis dit, ça suffit. J’assume mon âge!
Je la trouve chaleureuse et j'apprécie la façon dont elle me parle d’elle, avec cette candeur si typiquement américaine. Mais je suis préoccupée. Dans quoi vais-je servir le jambalaya? La cocotte le Creusot, émaillée bleue, pouvait être amenée sur la table. C’est hors de question maintenant.
Carol s’est approchée de nous, et elle se tient aux côtés de Greg. Pendant qu’il parle à sa belle-sœur, elle me regarde et son visage est étrangement inexpressif. Je suis surprise de sentir une froideur minérale émaner de sa personne.
Vilma arrive et me jette un regard inquiet en voyant la cocotte dans l'évier. Je lui souris.
- Tout va bien!
Restons dans l'hypothèse heureuse que tout va s’arranger. Libby et Amy nous rejoignent, à mon grand soulagement. Amy, toute souriante, trouve le grand saladier qui pourra accueillir le jambalaya.
A table…
Chacun prend place autour de la longue table rectangulaire, Vilma prend ma main et m’attire vers elle. Je m'assois à sa droite. Greg et Carole sont juste en face de nous.
- Il faudra que nous parlions de recettes, me dit-elle en serrant ma main chaleureusement… j’aimerais bien que vous nous fassiez du fry bread un de ces jours.
- Il faut que vous m’appreniez! dis-je, ravie à la perspective de mieux connaître la vieille dame.
Je me demande si elle parle Cherokee… Je le parlais couramment. Maintenant, la langue est bien rangee dans un coin de ma memoire
- Mais qu’est-ce que vous faites là?
Carol s’adresse à moi mais je me demande à qui elle parle. Elle a l’air furieuse.
- Pardon?
- Je sais que vous avez préparé le dîner mais que faites-vous, là, assise avec nous?
Je ne sais pas quoi répondre. De fait, c’est la première fois que je dîne avec les McElroy.
- Mais de quoi parles-tu ? intervient Greg,
- Elle prépare le diner, insiste Carol, mais elle n’a pas à s’asseoir à notre table! Cette audace! Pour qui se prend-elle ?
- Une sensation de froid se répand en moi. Je regarde Carol, son visage fermé et je ne saisis pas ce qui est en train de se passer. N’est-elle pas une invitée, tout comme moi?
Katherine intervient, plus stupéfaite que contrariée.
- Mais qu’est-ce qui te prend, Carol?
- Elle est la cuisinière! Elle n’a pas à s’asseoir avec nous!
Étrange et déplaisant. Mais je reste calme. Après tout, la dernière fois qu’un dîner que j’avais préparé a tourné court, c’était autrement plus grave : la Gestapo avait fait irruption et nous avait tous arrêtés… Le souvenir soudain m’envahit. Je revois la terreur sur les visages de mes camarades. J'appréhendais la torture avec l’effroi de l'expérience à laquelle s’ajoutait la crainte de “mourir” et donc d'être découverte et soumise à de brutales expériences médicales. Lorsque mon tour était venu, j’avais été jetée à terre et battue. Les cris des hommes s’encourageant les uns les autres et leurs insultes étaient une torture en soi - plus effrayants que la douleur.
Brusquement j’ai la tête qui tourne… Je ne l’ai pas vu venir mais j’entre dans la spirale. Il faut réagir. Trop, trop de gens autour de moi, je ne peux pas, je ne dois pas laisser ce souvenir, et les effets qu’il a sur moi, s’installer. Se raccrocher au réel, vite.
- Mais qu’est-ce qui te prend, répète Greg en saisissant le bras de Carol, comme pour la ramener par ce mouvement vers une conversation normale.
Et, surprise, Carol lui sourit.
- C’est une reconstitution, explique-t-elle, le regardant, puis se tournant vers les autres convives, figés de surprise. Une reconstitution de ce qui se passerait, de ce qui s’est certainement passé si une cuisinière Noire, une esclave ou une domestique, décidait de dîner avec la famille. Ça se passerait exactement comme ca.
Elle me regarde, toujours souriante, et j’essaie de m’accrocher à cet instant. Mais le passé est toujours là, il se substitue au réel. La douleur fulgurante quand ma clavicule s’est fracturée sous la force d’un coup de pied, ce moment vertigineux d’agonie quand on n’en peut plus mais qu’on sait que le pire est à venir. J’essaie de parlementer avec ma mémoire. C'était il y a 75 ans. Trois quarts de siècle. Ces hommes sont morts maintenant, même ceux qui ont survécu à la guerre. Tous morts. C’est fini…
- Max n’est pas notre cuisinière, déclare Katherine, calme mais visiblement en colère. Elle est notre amie, elle a beaucoup de talent et elle nous prépare des repas quand elle le veut bien. Elle est notre invitée ce soir.
- Mais bien sur, répond Carol. C'était une reconstitution.
Elle s’adresse à moi.
- Tu comprends, n’est-ce pas? C'était une reconstitution.
La voix grave de l’oncle George se fait entendre.
- Et quel est l’intérêt de votre “reconstitution” exactement, mademoiselle? Démontrer que nous pouvons être aussi méprisants, arrogants, racistes dans le présent qu’on l’a été avec nous dans le passé?
Bonne question. Mais Carol ne se démonte pas. Elle a un aplomb impressionnant, il faut bien l’admettre.
- Une reconstitution a pour objet de se remémorer, de rappeler le passé, dit-elle toujours avec le sourire.
Quelqu’un a servi le jambalaya et le silence s’installe pendant que les uns et les autres portent leurs couverts à leur bouche. Je sais que je ne pourrai rien avaler. J’utilise toute mon énergie à rester souriante et immobile alors que je brûle d’envie de courir chez moi et de me couper. Quel soulagement de sentir le sang couler. Rien de mieux pour revenir au présent. Je joue avec les crevettes du bout de ma fourchette pour donner l’illusion que je participe au repas.
Elmira me fait des compliments et chacun approuve, mais sur un ton feutré, pour ne pas trop souligner que je suis, d’une certaine façon quand même, la cuisinière. Je hoche la tête pour la remercier.
- Vous avez ajouté des okras? demande-t-elle.
- Non, dis-je, et j’ai l’impression de croasser tellement ma bouche est sèche. J’ai mis du filé.
Le filé m’a intriguée dès que j’ai lu ce mot dans les recettes que j’ai trouvées. Il s’agit de feuilles de sassafras, réduites en poudre, qui ont pour effet d'épaissir la sauce et donne une belle couleur à l’ensemble.
- Oui, c’est ce qui me semblait.
Elmira raconte alors une anecdote sur sa mère et sa recette de jambalaya qui fait rire tout le monde. Je n’ai pas compris mais je mime un rire pour faire comme les autres.
Libby ajoute une histoire survenue le dimanche précédent dans son église, un incident avec le micro d’un pasteur invité qu’il croyait éteint, de nouveau les rires surviennent. Je sens le calme me gagner petit à petit. Une reconstitution. C’est malencontreux mais je ne vais pas me laisser désarçonner à ce point par une gamine qui, à mon échelle, est née il y a à peine 20 minutes…. Il me faut des chats. Un ou deux chats. J’aimerais bien avoir des animaux à fourrure prêts à m’accueillir chez moi ce soir.
Carol continue de me dévisager comme pour s’assurer que j’ai bien compris, que “tout va bien”. J'évite son regard. A ses cotés, Greg articule silencieusement “I am sorry”. Je garde le même sourire. Oui, tout va bien. Le repas va se terminer.
- Il y a quand même un mystère… reprend Carol. Un mystère à éclaircir.
Greg semble sur le point d’exploser. D’un chuchotement qui rend ses paroles plus audibles que s’il parlait clairement, il articule “tu en as assez fait, je crois”.
- Non! répond-elle en se tournant vers lui. Ça n’a rien à voir! Juste un mystère à éclaircir.
Elle me jette un regard perplexe.
- Comment as-tu eu le duplex? Jackson a dit ce soir qu’Amy t’avait choisie pour lui faire plaisir.
- C'était dans la stand-up, intervient Amy. Ce n’est pas vrai, évidemment.
- Mais tu arrives de l'étranger, persiste Carol. Tu n’as pas de travail - je crois? Pas de références, pas de credit score, comment as-tu eu le duplex? Je pose juste la question! Il est très bien ce duplex, il aurait été parfait pour Greg et moi…
- Qu’est-ce que tu racontes, interrompt Greg. Il n’en a jamais été question.
- As-tu rempli un dossier pour être considérée? demande Amy. Je ne crois pas. C’est comme ça que ça se passe, tu le sais très bien. Pour le reste, ça ne te regarde pas.
Cooper intervient. On devine qu’il est exaspéré par cette scène et veut y mettre fin.
- Max a payé 6 mois de loyer d’avance, cash. C’est comme ca qu’elle a eu le duplex.
Amy le regarde, choquée qu’il ait révélé nos dispositions financières. Je suis surprise mais finalement soulagée. Carol se tourne vers moi. Je hoche la tête, et pour prévenir d’autres questions, j’ajoute :
- J’ai eu un accident de voiture en mars dernier. Le conducteur était ivre. J’ai failli mourir. Il avait une bonne assurance. Alors j’ai de l’argent. Pretium doloris. Le prix de la douleur.
Pour le coup, Carol ouvre la bouche et émet un petit “Ah.” Je réalise que je l’ai fait taire, c’est satisfaisant.
Le repas se termine, chacun se lève, Georges et Elmira se préparent à partir, font leurs adieux, et tous deux me serrent contre eux avec chaleur.
- Max, je suis désolé que vous ayez été… « reconstituée », souffle George.
Un vrai sourire me vient aux lèvres à ces paroles. Ils ont de l’humour dans la famille !
Je profite des mouvements des uns et des autres pour me glisser dehors sans me faire remarquer. La fraîcheur de la nuit, l'obscurité, le silence… quelles bénédictions. Et me voici chez moi.
Dans la paume de ma main gauche, je serre plusieurs serviettes en papier chiffonnées pour cacher le sang. Rien de grave, juste les pointes de ma fourchette. Je me précipite sous la douche, l’eau très chaude m’accueille, longtemps, une éternité… Un instant, je sens la présence de ma petite Sainte. J’ai besoin d’elle. Je lui murmure “Je suis perdue…” Je perçois son sourire. “Tout va bien”... ses mots se glissent dans ma conscience, si légers et imperceptibles, comme toujours, je ne peux pas discerner si ce sont ses paroles ou mes propres pensées. Et petit à petit, le temps s'écoule à nouveau dans la bonne direction, le passé retournant dans l'obscurité, le présent retrouvant toute sa force : la réalité du moment.
3.
Tapotement sur la porte d'entrée. Enveloppée dans mon peignoir qui est long et très moelleux, je vais l’entrouvrir et dans la lumière du porche, je vois Jackson. Dès qu’il m'aperçoit, il me tend une rose, provenant de leur jardin.
Je souris et l’invite à entrer.
- Jackson, j’ai adoré ton spectacle, tu es vraiment bon! Si drôle! Merci pour la rose…
Jackson a presque l’air surpris que je mentionne sa performance.
- Merci Max. Mais ce n’est pas pour ça que je suis là. Ils m’ont raconté. Ce qu’a dit Carol… je veux dire, tu es notre invitée. Je suis furieux qu'elle t'ait parle comme ca!
Ses paroles me font chaud au cœur mais je me sens bien remise sur pied. Et l’ampleur de ma réaction n’est pas vraiment de la faute de la jeune femme. Elle ne pouvait pas savoir à qui elle avait à faire…
- Ne t'inquiète pas, Jackson. Tout va bien. J'étais vraiment prise de court au début, j’avais peur d’avoir commis un impair… ça peut arriver dans un pays étranger….
- Ca fait dix minutes que je frappe à ta porte, et je craignais que tu ne sois fâchée, que peut-être tu ne voudrais plus jamais nous revoir…
J'éclate de rire.
- Pauvre Jackson! J'étais sous la douche! Pourquoi n’as-tu pas sonné?
- Je sais que tu hais la sonnette.
Ça me touche qu’il se souvienne de ce détail. Je lui montre mon téléphone portable.
- Envoie-moi un SMS, la prochaine fois. Mon téléphone me suit partout.
- Même sous la douche?
Jackson prend un air gourmand qui me fait rire. Il redevient sérieux et ajoute :
- Nous allons regarder Black Panther. Tu viens le voir avec nous? Culture générale, Max. Il faut que tu voies ce film.
J'hésite un instant. J’ai sommeil. Et puis je n’ai pas très envie de retourner dans le living-room de mes voisins si vite. Mes souvenirs de cauchemars m’attendent là bas, en embuscade, comme des bulles invisibles suspendues dans l'atmosphère.
- Carol est partie, ajoute Jackson.
Il a un geste irrité de la main.
- Elle est comme une cousine, pour nous. Nos pères ont grandi ensemble. Mais il faut toujours que tout tourne autour d’elle. D’ailleurs, dans les souvenirs de baby-sitting que j’ai avec elle, Amy et moi nous occupons d’elle, pas le contraire. Elle était ado à l'époque. Une fois, elle s'était “foulé le poignet” alors on a passé tout l'après-midi à la masser avec une crème, on entourait son bras avec un bandage… Une autre fois, son boy-friend avait rompu et nous la consolions… tu vois le genre… Je me demande si elle était jalouse parce que j’ai parlé de toi dans ma stand-up. Je n’ai jamais parlé d’elle!
- Peut-être que tu pourrais parler d’elle… imagine que tu engages une baby-sitter pour tes enfants, et c’est quelqu’un comme elle…
Les yeux de Jackson pétillent. Un court moment de jubilation machiavélique me submerge.
- Tu sais que c’est une bonne idée? Je vais y penser. Bon, tu viens? Wakanda appelle!
Alors que je me prépare à grimper dans ma chambre pour rapidement enfiler des vêtements, il me fait sursauter lorsqu’il se penche vers moi, fourrant presque son nez dans mon cou.
- Tu sens bon! Lavande?
Un geste qui me hérisse. Voilà, en un instant, alors que j'étais toute émue de l'évocation de son enfance et admirative de son talent, il confirme le bien-fondé de ma décision à son sujet. Je le repousse gentiment.
- Holà ! On va instituer un périmètre de sécurité, une zone entre nous genre “no man’s land” ok? On ne me souffle pas dans le cou!
Il prend un air innocent.
- J’adore la lavande, c’est tout!
4.
La compagnie rassemblée autour de l'écran large de la TV comporte de nouveaux visages. La génération précédente est allée se coucher. Cooper et Carol sont partis. D’autres amis sont arrivés pour voir le film. Pour le moment, tous parlent et rient en dégustant le contenu de petites tasses.
Amy et Libby sautent de joie en me voyant. Elles me tendent une tasse.
- Ton sorbet! Nous avons fait ton sorbet! Il est délicieux!
Le dessert! J’avais complètement oublié que le dîner comportait un dessert ! Je goûte et le sorbet aux fraises tient ses promesses, en effet…
Le fils de Jackson est dans les bras de Greg. L’enfant est silencieux mais de grosses larmes sont encore visibles sur son visage. Son père se précipite vers lui.
- Qu’est-ce qui s’est passé?
- Un cauchemar, je suppose, soupire Greg. Il s’est mis à pleurer - si fort qu’il allait réveiller Aly. Du coup, je l’ai pris avec moi hors de la chambre…
Amy, qui vient de se resservir de sorbet, murmure :
- Ne sont-ils pas adorables, les deux Papas? Jackson dort si profondément la nuit, il n’entend pas ses propres enfants pleurer. C’est toujours Greg qui s’occupe d’eux. Avant Greg, Jackson se réveillait parfois. Maintenant, je le soupçonne de simplement compter sur lui pour faire le nécessaire…
Jackson berce baby Greg dans ses bras et se tourne vers sa sœur.
- Totalement faux. J’ai un sixième sens toujours en éveil quand il s’agit de mes enfants. Parfois, ce sixième sens m’informe… que Greg est sur site et très heureux de s’occuper du bébé qui a besoin d’aide.
- Très, très heureux, répète Greg avec une pointe de sarcasme. Surtout à 4 heures du matin.
5.
Le nouveau Roi T’Challa siège au milieu de son conseil, dans le palais de Wakanda. Il est soucieux, pour autant que je puisse en juger.
Jackson a déposé baby Greg sur mes genoux. L’enfant est à présent pelotonné contre moi et endormi. Au début, je trouvais sa présence attendrissante, il me rassurait aussi - comme s’il était un bouclier d’innocence.
Maintenant, je le trouve lourd et chaud et j’essaie de trouver une bonne position sur le vaste divan où nous nous entassons à six, Amy à ma droite et Greg, l’adulte, à ma gauche.
Me suis-je assoupie alors que Black Panther s'efforçait d'arrêter un trafiquant d’armes qui a fait quelque chose d’impardonnable, je ne suis plus quoi ? En tout cas, ils sont de retour à Wakanda et c’est la guerre ouverte entre les Wakandiens et… des adversaires acharnés. Le petit garçon dort toujours contre moi. Greg, son oncle - non, son grand-oncle - constate que j’ai ouvert les yeux et me sourit. C’est étrange de me réveiller près de lui, comme je le ferais si nous avions partagé une nuit - mais dans ce cas, je n’aurais pas un petit garçon solidement arrimé à mon estomac. Est-ce ainsi quand on est enceinte?
La présence de Greg si proche de moi m'émeut, son attention tournée vers moi, une aura de gentillesse, sa chemise claire, dont les manches sont retroussées, je suis contente qu’il soit là. Il me regarde et articule silencieusement, une nouvelle fois, “I am sorry”. Je réponds de la même façon “it is ok!”. Il prend ma main, et tandis que nous nous concentrons sur le film, nos deux mains reposent ensemble entre nous. Amy a un saladier de pop-corn sur les genoux et, mes bras étant peu mobiles du fait de mon fardeau, elle met des morceaux de maïs directement dans ma bouche.
Voilà, Black Panther, alias T’Challa, ses fières guerrières et son ami américain ont vaincu les ennemis. Il embrasse la femme qu’il aime et prend de nobles et audacieuses décisions quant à l’avenir de Wakanda. The end.
Jackson prélève son fils encore tout endormi de ma personne et monte le coucher. J’ai presque froid sans lui et je me redresse. Les amis s'ébrouent, vont chercher de quoi boire dans la cuisine. Greg serre discrètement ma main, toujours dans la sienne.
- Max, Carol va sans doute te contacter rapidement. Elle est vraiment désolée que sa reconstitution ait été mal comprise.
Amy se redresse avec la rapidité d’un serpent.
- Sa reconstitution a été “mal comprise”?? Elle n’est même pas désolée de son idée stupide? C’est encore la faute des autres, qui n’ont pas compris? Elle est incroyable!
Greg essaie de calmer la colère de sa nièce d’un geste apaisant. Amy prend Libby à témoin.
- Tu te rends compte? Elle est “mal comprise”!
Libby réprime un sourire et a la sagesse de rester silencieuse. Dégageant ma main, je fais moi aussi un geste apaisant. Jackson descend l’escalier et Amy le met rapidement au courant des paroles de Carol. Il lève les bras au ciel.
- Je ne vais pas la rater, dans ma prochaine stand-up. Je ne serai pas mal compris, je te le dis.
Greg essaie de s’interposer.
- Ecoutez, c’est vrai, tout ça était très maladroit, … et Max, je suis vraiment désolé. Tu ne méritais pas d'être traitée comme ca. Mais Carol n'avait pas de mauvaises intentions.
- C'etait vraiment mal venu.... Tu réalises, c’est la première fois qu’elle vient diner, et elle se fait allumer?
- Elle ne s’est pas fait allumer, proteste Greg, c'était une reconstitution. Elle n'était pas visée en tant que personne…
Jackson et Amy répliquent ensemble avec tant de vigueur que je ne distingue pas leurs paroles. Je lève les bras en une espèce de sémaphore pour interrompre le dialogue.
- Arrêtons de crier, s’il vous plaît! Merci de prendre fait et cause pour moi, c’est vraiment gentil. Mais je peux parler pour moi-même.
Je me tourne vers Greg.
- Si Carol veut qu’elle et moi parlions de tout ça, dans un contexte bienveillant et dépassionné… volontiers.
Greg semble aussitôt plus détendu.
- Elle est parfois maladroite, tente-il d’expliquer. Mais elle a un cœur d’or.
Des pensées qui n’ont rien de bienveillant ou dépassionné me viennent. Mais je veux rester gracieuse.
- J’en suis sûre, dis-je.
Il a l’air désemparé et triste. Je tapote son bras.
- Tout va bien se passer.
Jackson marmonne quelque chose, je distingue les mots “périmètre de sécurité”.
6.
Après la mort de Gemma, Stanislas prit l’habitude de rendre visite au Domicile de l’Oursin en fin de soirée. Il avait parfois diné auparavant dans un autre établissement pour l'évaluer, ou alors il venait de chez lui, le temps d’une promenade nocturne, désireux de repousser à plus tard le moment de son coucher solitaire.
Il poursuivit ses visites après son remariage, venant parfois avec Isabelle, le plus souvent seul. Il aimait grignoter un dessert - il avait écrit une critique très chaleureuse sur Leila et ses spécialités - ou simplement boire un café.
Quand Isabelle était avec lui, mes signes d’affection restaient discrets. Mais quand il n’était pas accompagné, je me glissais derrière sa chaise et je mettais mes bras autour de son cou pour le saluer, souvent je l’embrassais sur la joue, un gros baiser sonore. J'étais toujours contente de le voir.
Il était intrigué, souvent, par la présence de Semblables qui arrivaient à la même heure. Je me souviens d’un soir, peu de temps avant ma disparition. Sylvie était là avec Robinson, le chanteur punk de Lavement Baryté, qui arborait une crête de cheveux mauves. Tous deux formaient un couple inhabituel qui trouvait son équilibre d’un concert à l’autre, sur scène et dans leur vie de tous les jours.
Robinson dessinait le visage de Helena, une Semblable venue de Lituanie, tandis qu’elle décrivait pour Guillain les fresques de la cathédrale de Vilnius. Oui, Guillain, un des rares Semblables que je connais depuis le Moyen Âge, était des nôtres. Au 13eme siècle, Guillain et moi avons partagé deux années dans son abri au milieu des arbres, lui le moinillon s’essayant à devenir ermite, moi en fuite après la mort brutale de tout notre équipage -et officiellement la mienne – en deuil de mon grand bonheur. C’est lui qui, le premier, m’a raconté toute la Bible dont il connaissait des livres entiers par cœur. Plus tard, c’est avec lui que j’ai connu le plus violemment ces émotions contradictoires : aimer quelqu’un, éprouver de la reconnaissance pour lui, et dans le même temps, vouloir le frapper, voire l’étrangler pour ses malencontreux, ses terribles choix survenus toujours avec les meilleurs intentions.
Mais ce soir là à l’Oursin, où il avait fait irruption en visite surprise, Guillain et moi étions en paix l’un avec l’autre. Milo, originaire d’Afrique où il vivait souvent, revenait d’une longue existence passée au Kenya et lui aussi écoutait Helena.
Robinson avait un talent de dessinateur extraordinaire. Je garde le croquis qu’il a fait d’Akira dans mes affaires, parmi celles que j’ai l’intention d’emmener avec moi après cette vie. Il eut la sagesse, après avoir terminé le croquis d’Helena, de se tourner vers Sylvie boudeuse pour la dessiner à son tour.
- Tu as souvent tout ce groupe hétéroclite en fin de soirée, nota Stanislas en observant la tablée. Jamais tous les mêmes. Et si différents les uns des autres. Je n’arrive pas à saisir ce qu’ils ont en commun mais… il y a quelque chose. Qui sont-ils?
Je posai ma main sur la sienne et regardai la tablée pendant un instant avant de lui répondre en souriant :
- De grandes âmes… pleines d’avenir…
Sacrément tarée la Carol xD Je suis rassuré de voir que ses proches se posent les mêmes questions que moi^^ Une reconstitution, mais c'est excuse xD
L'évocation de souvenirs liés à la Gestapo et au MA est très intéressante. On sent que Max a pleins de souvenirs de traumatismes douloureux.
Le passage avec le riz est amusant aussi, c'est rare les histoires qui détaillent autant les moments avec de la bouffe, pourtant c'est toujours sympa ^^ (ça donne envie de cuisiner en plus^^)
Jackson est toujours aussi sympa malgré ses sentiments non partagés.
Le petit 6 m'a un peu perdu par moments, il y a beaucoup de nouveaux noms (ou pas, j'en ai peut-être oublié). Ceci dit, ça n'empêche pas de comprendre l'idée générale.
Très belle phrase de conclusion !
Mes remarques :
"il pme tend" -> il me
"qu'elle t'ait parle" -> parlé
"à qui elle avait à faire…" -> affaire
"C'etait vraiment mal venu." -> c'était
Un plaisir,
A très vite !