– Quelle merveilleuse journée ! s'exclama joyeusement Véronique qui prenait le volant de sa C4 après avoir rapidement noué ses longs cheveux blonds en chignon.
– Il fait un temps de merde, répondit Noémie qui avait décidé de prendre la place passager (pas question de risquer à nouveau de se faire fracturer le nez par accident).
– J'ai l'impression d'être constipée, dit Camille qui ne se rappelait même plus comment on mettait une ceinture, oubli qu'elle imputa à sa grossesse.
– Mon petit a une intoxication alimentaire, soupira Nour qui tapait frénétiquement sur son téléphone.
– J'ai fait un trou dans mon collant, gémit Delphine.
– Vous pouvez pas essayer de me soutenir deux minutes ? Pour une fois où je me sens à peu près bien et que ça rend donc ma journée merveilleuse, vous pourriez au moins, je sais pas moi, dire un petit « Ouais » ou juste hocher la tête.
– Il fait quasiment nuit là donc t'as pas masse de temps pour profiter de ta « journée merveilleuse. »
– LAISSEZ-MOI KIFFER UN PEU MA VIE, MERDE !
Elles étaient parties en direction de Lambersart, dans la proche banlieue de Lille, pour euthanasier un client. Celui-ci avait voulu partir au milieu des arbres, à la nuit tombante, dans le calme qui survient après que le soleil se soit couché. Seule la mort par injection létale était légale pour les Death planners. Les Death givers, eux, s'en donnaient à cœur joie dans leurs mises à mort. Elles réussirent à se faufiler dans les embouteillages lillois et parvinrent au parc du Colysée alors que le soleil commençait à descendre derrière l'horizon. L'homme qui avait fait appel à leurs services les attendait. Philippe, 68 ans, veuf depuis six ans. Atteint de la maladie de Huntington. Sans enfants. Il avait réussi à se rendre seul au point de rendez-vous et quand Nour le salua, ce fut comme s'il s'agissait d'un vieil ami. Elle s'était longtemps entretenue avec lui, en compagnie parfois de Camille, Véronique ou Delphine. La maladie, diagnostiquée dix ans auparavant, commençait à rendre sa vie quotidienne très pénible. Il se déplaçait à présent en fauteuil roulant. Camille se tenait derrière lui tout en l'écoutant parler d'une voix saccadée mais douce et réconfortante :
– Quand j'ai appris que j'étais malade... Paule était encore là... On s'était promis... Qu'on resterait ensemble jusqu'à la fin... Ma fin. On a cru... Que j'y passerais le premier... Pas elle... J'ai jamais pensé lui survivre... J'ai jamais voulu...
Les mots lui manquèrent, et furent bientôt remplacés par des sanglots. Delphine lui tendit un mouchoir qu'il accepta. Après s'être mouché, il conclut :
– Je veux pas rester seul chez moi... à décrépir et attendre d'y passer... Tout ça... Je le supporterais si elle était encore là...Mais plus maintenant.... Je veux juste... être enfin tranquille.
Le groupe traversa la passerelle bétonnée pour se retrouver sur un petit chemin de terre, près d'une berge de la Deûle. Philippe pointa un banc du doigt. Après un hochement de tête, Delphine l'y conduisit. Il contempla ce banc d'un regard rêveur avant de l'effleurer de la main, avec le petit sourire mélancolique de celui qui se replonge dans des souvenirs heureux. Il le regarda avec de grands yeux émerveillés comme s'il voyait quelqu'un qui avait un jour été là avec lui, quelqu'un qu'il avait aimé de tout son cœur, quelqu'un à qui il n'avait jamais voulu survivre. Philippe toussota puis releva la manche de son blouson. Noémie sortit la perfusion et la solution transparente soigneusement scellée. Elle les tendit à Véronique qui piqua le bras de Philippe, attacha les divers tubes autour de son coude, puis ce fut à Camille de parler.
– Êtes-vous sûr et certain de votre décision ? demanda-t-elle calmement.
– Parfaitement, répondit Philippe d'une voix étrangement claire.
– Confirmez-vous avoir pris cette décision sans aucune forme de pression extérieure et en pleine possession de vos capacités mentales ?
– Exact.
– N'avez-vous aucune demande particulière à formuler avant de partir, une demande que vous n'avez pas déjà formulée auprès de moi-même ou mes collègues ?
– Non. Je veux... être incinéré et reposer auprès de mon épouse, Paule Sczyma. Je cède l'ensemble de mes biens... à la charité.
– Très bien. Nous allons procéder à l'injection. Vous allez vous endormir, Philippe. Cela ne vous causera aucune douleur et sera rapide. Quelques minutes au maximum, lui dit-elle avec un bref sourire. Au revoir. J'espère que vous pourrez revoir votre épouse.
Camille avait longtemps eu du mal à trouver quels derniers mots adresser à ses clients. Durant ses trois premières années de travail, elle se contentait d'un « Au revoir » que Véronique avait qualifié en riant de « Giscardesque ». Il avait fallu toute la pédagogie de sa collègue pour lui faire comprendre qu'il fallait trouver des mots à la fois réconfortants et adaptés à la situation : ainsi, Camille passait un bon moment à étudier chaque dossier afin de ne pas se retomber dans ses travers. Philippe Sczyma avait à nombreuses reprises parlé de son épouse Paule ainsi que de leur vie de voyages et de bénévolat auprès de diverses associations. Elle ne croyait pas spécialement au Paradis ou à l'Enfer, ni à une vie après la mort. Cela pouvait sembler ironique puisque la Mort elle-même était apparue il y a avait de cela presque vingt ans, chose qui avait relancé les débats et discussions autour de la mort et l'après, mais Camille n'y prêtait pas attention. Elle n'avait aucune croyance particulière. C'était peut-être mieux comme ça. Philippe la regarda droit dans les yeux et lui adressa son dernier mot :
– Merci.
Il était souvent arrivé que les gens qu'elle euthanasiait la remercient, de même que ses collègues. Mais entendre une personne qu'elle tuait lui en être reconnaissante lui donnait toujours des frissons. Le soleil se coucha et tandis que Philippe s'endormait paisiblement, un bruit inconnu retentit. Une explosion, un feu d'artifice du 14 juillet à petite échelle. Camille ne vit pas d'où venait le bruit mais se sentait soudain couverte d'une substance chaude au niveau des jambes. Elle se tendit, convaincue de s'être fait dessus. Quand elle entendit les cris de ses collègues ainsi que des jurons et pas approchants, elle réalisa que ce n'était probablement pas ça le problème. Avec hésitation, elle prit son portable dans la poche de son blouson afin de s'éclairer le bas du corps. Elle était couverte d'un sang épais et marron. Une odeur nauséabonde monta jusqu'à ses narines : elle s'éloigna de Philippe dont elle ne voulait pas voir l'état. Elle fut rejointe par Noémie qui se mit à tousser comme si elle allait vomir. Toutes deux se regardèrent puis Noémie saisit la main de Camille et tenta de la rassurer malgré sa propre panique apparente :
– C'est pas de ta faute, d'accord ? C'est un accident. C'est pas de notre faute. Ça va aller.
Camille songea que cela n'empêchait pas le fait d'être observées par une personne potentiellement dangereuse et armée qui pouvait à tout moment faire feu sur elles sans sommation. Elle sentait sa main trembler dans celle de Noémie qui était extrêmement moite. Deux silhouettes s'approchèrent du groupe. Ce fut Delphine qui prit courageusement les devants, téléphone à la main, mode lampe torche activé. Elles entendirent les inconnus s'approcher avant même de voir à quoi ils ressemblaient.
– Tu t'es cru dans Syphon Filter ? À tirer sur les gens gratuitement ?
– C'est déjà assez la merde comme ça, n'en rajoute pas.
– Je suis ton grand frère, c'est mon travail.
– De me foutre encore plus mal ? Ah bah merci. J'ai pas envie de retourner en prison sitôt sorti. Ah, bonsoir mesdames !
Les deux hommes devant elles clignèrent sous l'éclat de la lumière de leurs téléphones combinés. Ils étaient vêtus de noir de la tête aux pieds et portaient leurs cheveux mi-longs attachés. Ils avaient les mains en l'air en signe de soumission, ce qui dévoilait la main droite de celui qui semblait être l’aîné, laquelle comportait une grande tache de naissance rouge. C'était pour cela qu'il était surnommé Red right hand, en hommage au mythique morceau de Nick Cave. Son petit frère, lui, avait préféré faire référence à Johnny Cash et était depuis surnommé The man in black.
Seule la voix de Véronique troubla le silence pour décrire l'évidence :
– Merde, les Death givers.
Au départ, j'ai cru (malgré le bruit) que le sang c'était une fausse couche, ce qui fait qu'après j'ai été confuse, puis j'ai retrouvé la piste.
C'était intéressant de voir une cérémonie (quasi) complète. Je l'ai trouvée jolie et apaisante, mais un peu générique et prévisible aussi. L'image du veuf qui aimait sa femme et va rendre visite à leur banc, mon cerveau le classe dans "je connais". Or, je me dis que dans ton roman t'explores plein de choses nouvelles, justement, et que peut-être tu pourrais présenter ces mêmes émotions à travers une situation et des détails plus cocasses/inattendus ? Tout en restant très simple et sobre comme tu l'es là, mais sortir de l'ordinaire peut-être ? Je ne sais pas, je me dis que ça pourrait renforcer ce chapitre.
J'ai adoré le début, avec Véronique qui veut juste qu'on lui laisse sa bonne humeur.
J'aime beaucoup que Camille ait appris à dire au revoir de plus en plus longuement, je me dis que tu peux même développer ce point si t'en as envie, parce que c'est assez fascinant cette notion de derniers mots. Et ça m'a plu le détail que c'est toujours inconfortable d'entendre merci à ce moment-là.
Je n'ai pas compris pourquoi les Death Givers viendraient tuer quelqu'un sur le point de mourir mais j'imagine que ça fait sens dans ce monde et qu'on l'apprendra très bientôt.
Pour la cérémonie, c'est vrai que c'est une situation très clichée mais je me suis dit que c'était pas mal pour une première parce qu'il va y en avoir d'autres à travers les livres et qu'elles seront moins ordinaires. J'ai du mal à faire l'équilibre entre le côté inattendu et le fait de pas perdre les gens dès le début, tu vois ?
Comme prévu, je reviens à l'attaque de tes commentaires, j'espère ne pas trop t'embêter en te spammant x) Super chapitre ! C'est toujours aussi agréable à lire même si le ton devient de plus en plus sombre, selon moi. C'est bien aussi que tous les personnages soient développés comme ça, ça rend le focus sur Camille plus "vrai". Et j'ai bien ri à la description "Giscardesque" ! Mais du coup, la répétition affaiblit un peu l'effet, je pense que le dire une fois suffirait.
Et enfin, les Death Givers !! Je suis étonnée qu'ils viennent leur parler directement. J'aurais imaginé une carrière de l'ombre, compte tenu que ce sont des criminels. Et puis, pourquoi tuer quelqu'un sur le point de mourir ? Ça n'a pas de sens. Du coup, je me demande quel est le vrai but des Death Givers...
À bientôt :)
"Au revoir" (à dire à la Giscard du coup)
L'équipe de Camille est vraiment géniale. C'est vrai qu'il est rare dans un livre que des collègues prennent autant de place mais là, ça apporte vraiment quelque chose, une touche de légèreté et de bonne humeur.
Le récit avec Philippe est touchant. L'intérêt du chapitre est l'arrivée des Death givers. C'est bien amené cette nouvelle intrigue :)