Chapitre 8

À partir de ce soir-là, il fut plus facile pour Eleanor de concilier les nouveaux bouleversements de sa vie. Parler avec Samuel devenait de plus en plus aisé – par messages interposés en tout cas. Janet réagissait d’un sourire indulgent et entendu à chaque fois que la jeune femme saisissait son téléphone entre deux tâches administratives et s’engageait dans une réponse au dernier message en date.

Elle raconta Édimbourg à son ancien amant, ses trottoirs plus étroits que ceux de Londres et les façades gorgées de couleurs des petites rues dans lesquelles elle avait aimé se perdre, les parcs sublimes et l’odeur fraîche et propre après la pluie. À Londres, la pluie sentait seulement la pollution et la saleté. Pourtant, les deux métropoles n’étaient pas si différentes l’une de l’autre. En retour, il lui détailla des dizaines d’anecdotes concernant ses élèves, Hermione, les romans qu’il lisait. Il avait toujours eu un goût très prononcé et difficilement avouable, quand on était un enseignant dans sa branche, pour les romans d’adolescents.

— Eh bien, on dirait que ça se passe bien entre vous ! lança Janet quand elle reposa son portable face contre le bureau pour la dixième fois de la journée.

Un petit rire nerveux échappa à Eleanor, qui détourna le regard.

— C’est toujours plus facile par message. Je… J’aimerais provoquer une nouvelle rencontre, enfin, lui proposer une autre occasion de voir Isobel… Mais pas chez moi. Je manque d’idées.

— Je sais que tu n’apprécies pas la fête foraine, donc ce n’est pas une option. Mais qu’est-ce que tu dirais d’emmener ta petite au musée ? Il y a une nouvelle expo pour les enfants qui va bientôt ouvrir, tu devrais regarder si ça pourrait plaire à ta fille.

Quand des londoniens parlaient d’un musée sans en préciser le nom, ils pensaient toujours au British Museum. Cela faisait des années qu’Eleanor n’y avait plus mis les pieds. La dernière fois, elle y était allée avec Samuel, pour voir l’exposition sur l’Égypte antique qui présentait de nouvelles pièces. Ils avaient passé une journée merveilleuse et avaient soigneusement évité de songer que, si leurs situations avaient été différentes, cette sortie aurait sans doute été un rencard, comme beaucoup de leurs rendez-vous amicaux.

— C’est une bonne idée. Merci !

— À ton service, répondit son aînée d’un ton taquin.

Elles travaillèrent encore en silence jusqu’à la pause de midi, puis Eleanor alla pousser un peu ses recherches sur l’exposition qu’avait mentionnée Janet. Elle trouva très vite des informations à ce sujet : il s’agissait d’un tour-découverte pour enfants de trois à cinq ans sur le temps des dinosaures. Isobel adorait les dinosaures. Il ne fallut qu’une minute de plus à la jeune mère pour trouver le nombre de tickets encore disponibles et leur prix. Elle pouvait se le permettre ; même si elle ne roulait pas sur l’or, la dernière facture arrivée concernant la maison de Skye était bien moins élevée qu’elle ne s’y était attendue. Elle commençait à avoir de l’argent de côté pour des plaisirs plus ou moins grands, une sensation grisante. Toutefois, avant de décider, elle voulait l’avis de Samuel.

Eleanor : Est-ce que tu serais libre samedi après-midi ? Il y a une exposition au musée qui plairait beaucoup à Isobel. Je peux te prendre un ticket aussi, si tu veux.

Elle voulut rajouter « on pourrait passer la journée ensemble » mais se retint. Elle n’aimait pas formuler ce genre de choses, à voix haute ou par écrit, de peur que ses interlocuteurs confondent envie et besoin. S’ils commençaient à se croire indispensables, elle risquait de le croire aussi, comme avec Arthur. Elle l’aurait quitté bien plus tôt s’il n’avait pas planté dans sa tête l’idée qu’elle ne pouvait se passer de lui, ni vivre sans lui.

Ses quelques relations à l’université, les femmes comme les hommes, avaient tenté la même chose. Le besoin de faire dépendre quelqu’un de soi n’était pas l’apanage d’un genre plutôt qu’un autre, elle l’avait découvert de la plus amère des façons. Pendant un temps, dégoûtée par ce qu’elle subissait encore et encore, elle avait voulu se tourner vers un mode de vie plus ascétique, dépourvu de l’intérêt très superficiel de la chair et de l’amour. Elle avait alors découvert d’autres formes d’abus : ceux d’une personne éconduite ou d’un prétendu ami. Ceux-là ne faisaient pas moins mal.

Cependant, elle ne regrettait pas d’avoir changé d’avis, d’être tombée comme une fleur dans les bras de Samuel. Il avait pris immensément soin d’elle durant leur nuit ensemble, puis le matin qui avait suivi, quand ils avaient réalisé que trouver une pilule du lendemain s’avérerait plus difficile que prévu. Pour toute l’utilité que le cachet avait eue… Mais cela non plus, elle ne le regrettait pas. Isobel était la plus tendre et la plus adorable des bénédictions, même si Eleanor avait eu un peu de mal à s’en souvenir quand sa fille faisait ses dents ou pleurait parce qu’elle n’arrivait pas bien à lui donner le sein.

Son téléphone vibra une minute à peine après l’envoi du message. Son cœur rata un battement le temps qu’elle le prenne en main et commence à lire :

Samuel : Je suis libre samedi ! Tu peux me prendre un ticket, je te rembourserai. Combien ça coûte, d’ailleurs ? Et à quelle heure tu veux qu’on se rejoigne ?

Pourquoi souriait-elle autant quand elle lisait ses messages ? Cela devenait presque agaçant – et douloureux, quand ils passaient toute la soirée et le début de la nuit à échanger sur des sujets parfois philosophiques, parfois émouvants, et toujours passionnants. Ses doigts s’agitèrent sur l’écran tactile puis elle lui répondit avec une liste de tous les détails nécessaires à l’organisation de cette sortie. Puisque l’exposition commençait à treize heures trente, ils décidèrent de manger sur place un peu avant. Eleanor devrait trouver un arrangement pour Kelpie, mais elle ne doutait pas d’y parvenir.

Elle avait hâte, réalisa-t-elle au milieu de son nuage d’angoisse et de fébrilité tandis qu’elle allait récupérer Isobel à la crèche. Elle appréhendait quelque peu, comme à l’époque de ses premières sorties amicales avec Samuel, mais elle avait hâte avant tout. Pas seulement parce que sa fille allait apprendre plein de choses sur un sujet qui la passionnait… Mais aussi parce que la douce et discrète camaraderie de cet homme lui manquait. Combien de fois avait-elle désiré qu’il se trouve à ses côtés quand elle vivait à Édimbourg ? Il ne l’aurait pas seulement soutenue dans les épreuves qu’elle avait traversées. Il lui aurait permis de s’aérer l’esprit, de rêver, de rire.

Quand Eleanor lui annonça la sortie, Isobel fut absolument extatique. Une fois qu’elles furent rentrées à la maison, la jeune femme commanda les trois tickets sur son vieil ordinateur portable – elle devrait bientôt en racheter un mais pâlissait d’angoisse rien qu’à l’idée de comparer les innombrables options et modèles. Elle téléphona ensuite rapidement à Ashley, son amie puéricultrice, pour lui demander si elle pouvait garder Kelpie le samedi. La jeune femme eut l’air absolument ravie à cette idée. Elle faisait déjà famille d’accueil pour deux portées complètes, mais elle pouvait tout à fait dépanner Eleanor pour la journée.

Avec un petit soupir satisfait, Eleanor se repoussa contre le dossier du canapé, surveillant d’un œil Isobel qui s’amusait sur son tapis avec deux de ses petits dinosaures. Ils étaient complètement délavés tant elle les avait utilisés pour jouer – ils avaient appartenu à Cody avant elle, Lachlan les avait retrouvés à la sueur de son front – mais elle les aimait toujours, et la perspective de la sortie à venir stimulait sans doute son imagination. Quand elle était occupée comme ça, Eleanor se sentait assez à l’aise pour avoir son ordinateur sur les genoux et surfer tranquillement sur internet.

Pour la deuxième fois en quelques semaines à peine, elle ressentit le désir d’écrire et le repoussa. Elle ne pouvait pas écrire et surveiller Isobel, elle le savait. Son imagination et les mots qui coulaient en rivière au bout de ses doigts l’emportaient trop loin de la réalité. Elle tapait, tapait, tapait, et oubliait jusqu’à ses propres besoins – alors ceux d’une autre personne ? Non, elle refusait de prendre le risque. Elle pouvait bien attendre jusqu’à ce qu’Isobel soit plus grande. Les mots ne fuiraient pas, ils attendraient sagement lovés au fond de son esprit.

— Viens, ma puce, fit-elle au bout d’une petite heure. Il est temps d’aller se laver et manger. Tu as envie de quelque chose en particulier aujourd’hui ?

— De la compote !

Un doux sourire se peignit sur les lèvres de la jeune mère tandis qu’elle suivait sa fille dans la salle de bains. Elle récupéra Kelpie, qui essayait de se faufiler entre les toilettes et la baignoire, d’une main adroite. Mieux valait l’enfermer dans la caisse de transport pendant qu’elles se lavaient, Isobel pouvait se montrer un peu trop enthousiaste avec les mouvements de l’eau autour d’elle. En quelques gestes, la jeune femme fit couler l’eau puis se dévêtit, aida sa petite fille à en faire et entra dans la baignoire, posant un petit bateau en plastique à la surface du liquide, entre deux montagnes de bain moussant.

— J’ai lavé ta robe avec les dinosaures. Tu voudras la mettre pour aller à la crèche demain ?

— Oui !

La petite fille continua de babiller joyeusement tout au long du bain puis du repas. Certains parents exigeaient que leurs enfants se taisent à table, mais Eleanor se souvenait y avoir été forcée quand son père l’emmenait dîner chez son grand-père, et elle ne gardait pas une très bonne impression de cette pratique. Elle ne voulait pas censurer l’enthousiasme de sa fille, au contraire.

La conversation d’Isobel ce soir-là pouvait se résumer en une phrase : elle avait hâte d’être samedi. Eleanor devait bien l’avouer : elle aussi. Son cœur s’emballait un peu à chaque fois qu’elle y pensait. Sans doute était-ce parce qu’elle aimait avoir l’occasion de faire plaisir à sa fille… Cette nuit-là, la jeune femme s’endormit bercée par ses rassurantes illusions.

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Notsil
Posté le 25/08/2020
Ah ah, c'est mignon tout plein ! C'est pas mal ce prétexte de faire plaisir à sa fille, de se trouver des excuses et de se voiler la face derrière des illusions ^^

Et c'est tellement vrai ^^

Je me demande comment va se passer cette journée au musée ^^
_HP_
Posté le 24/08/2020
Coucou !

Ca déborde de choupinitude 😍😭😆
J'ai juste envie de prendre Isobel dans mes bras et de ne plus la lâcher 😅😍
Les pensées d'Eléonore me font sourire, faussement rassurantes comme ça. On a sans doute pour beaucoup déjà vécu ça, se mentir pour ne pas s'avouer la vérité 😅
Je suis très curieuse (comme toujours xD), de voir la journée de samedi !
A très vite <3
Charlie L
Posté le 21/08/2020
Hello hello!
Encore un chapitre qui me plaît bien! J'aime beaucoup comment se développe la relation d'Eleanor et Samuel, même si ce n'est que par messages interposés pour le moment. Et j'adore l'enthousiasme d'Isobel à l'idée d'aller à l'exposition, c'est juste adorable!
C'est un chapitre calme, très doux à lire, ça fait du bien de lire autant de tendresse ^^
Ella O. GuerL
Posté le 16/08/2020
Un chapitre tout sympa ! Je ne pensais pas qu'elle serait déjà encline à passer toute une après-midi avec Samuel. Surtout dans un endroit ou ils ont déjà passé du temps ensemble, ce qui ne manquera pas de raviver quelques souvenirs et désirs. En tout cas, j'aime bien l'idée de se rapprochement.
Mais c'est pas bien de s'empêcher d'écrire comme ça ! Quand on peut, il faut foncer. Sa fille va quand même pas détruire l'appart en 20 mins, si ?
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