« Mademoiselle Loeiza, il y a une demoiselle dans le petit salon qui demande à vous voir. »
Loeiza ferma d'un geste sec le précieux carnet dans lequel elle s'était perdue. Elle se redressa avec une brusquerie inconvenante, sans chercher à dissimuler sa surprise. Il était tard, et elle n'attendait personne. Sans un mot de plus, la femme de chambre s'inclina et fit mine de s'éclipser.
« Attendez, Maria. Comment dites-vous qu'elle se nomme ?
— Je suis désolée, mademoiselle, je l'ignore. Elle... Eh bien, elle n'a pas jugé opportun de décliner son identité. Elle a simplement répété que cela ne pouvait attendre.
— Bien. Sers-nous une infusion de verveine et de mélisse, je te prie. Celle que je prends le soir à la bibliothèque avec Père. Je ne serai pas longue. »
Elle déposa le carnet dans le coffret en bois de noyer serti de pierres bleues qui trônait sur la desserte, et noua autour de ses épaules un châle en laine de Cina. Jetant un regard à son reflet dans le miroir, elle lissa les plis de sa robe avec nervosité. Son allure était négligée, mais elle espérait que son invitée n'en prendrait pas ombrage. Après tout, il n'était pas d'usage de solliciter une audience après la disparition du dernier rayon de soleil. L'audace de cette jeune femme taquinait sa curiosité, et en même temps, elle faisait naître chez elle une angoisse indicible. Son intuition lui glissait que cette visite ne pouvait être d'heureuse augure. Elle s'élança donc d'un pas hésitant dans l'escalier, la tête lourde de mauvais pressentiments.
Lorsqu'elle parvint au salon, elle reconnut immédiatement les épais cheveux couleur suie avec lesquels elle avait partagé l'estrade le jour de son entrée à l'Académie. La jeune femme attendait, immobile sur le tapis près de la fenêtre, le regard perdu dans le vide de la nuit. Loeiza s'éclaircit la gorge pour annoncer sa venue.
« Je m'excuse de vous importuner ainsi, mademoiselle D'Altino. Je vous assure que ce n'est pas dans mes habitudes ! Je suis venue le plus vite possible et ne puis m'éterniser.
— Allons, vous m'effrayez. Je vous en prie, asseyez-vous et reprenez vos esprits. Acceptez au moins une infusion, voulez-vous ? Je ne saurais vous laisser repartir dans cet état. »
L'invitée était fuyante, blanche de panique. Loeiza prit sa main dans la sienne avec toute la délicatesse dont elle était capable, et l'accompagna vers les fauteuils, devant la cheminée crépitante. Elle s'assit près d'elle.
« Vous êtes mademoiselle Ambrè, n'est-ce pas ? Nous nous croisons parfois dans les couloirs de l'Académie. »
Elle ne répondit pas tout de suite, ses doigts dansant une valse angoissée sur ses genoux. Maria s'approcha à pas feutrés et déposa un plateau d'argent avec deux bols en terre cuite dans lesquels flottaient des feuilles ridées.
« Vous pouvez m'appeler Milena.
— Seulement si vous consentez à m'appeler Loeiza », glissa-t-elle en souriant.
Elle n'obtint qu'une moue indécise habillée de silence. Cette réponse la plongea dans un désarroi aussi brumeux qu'un matin d'hiver. Son inquiétude lui brûlait les tempes. Quelle sombre nouvelle pouvait-elle bien porter pour avoir les épaules aussi affaissées ? Son bol au creux des mains, Loeiza se délecta un instant du contact de ses lèvres sèches avec l'eau brûlante. Son invitée l'imita, et son visage sembla reprendre quelques couleurs.
« C'est délicieux.
— N'est-ce pas ? C'est un mélange de verveine et de mélisse de ma composition. Il m'apaise et allège mon fardeau lorsque je me sens… submergée. »
Milena acquiesça avec lenteur. Elle prit une inspiration maîtrisée, la nuque tendue et la bouche pincée dans un sourire mélancolique. Elle contempla les flammes qui ondulaient dans l'âtre.
« Je suis mortifiée de faire preuve d'une telle inconvenance, croyez-le bien, mais ma conscience ne me laissait pas d'autre choix.
— Ne vous tourmentez pas de cela. Je ne trahirai pas la confiance que vous m'accordez : je vous promets que le secret de votre visite ne quittera pas ces murs.
— Eh bien… J'étais dans un couloir de l'aile Ouest, à la recherche de la conférence de Maestre Laniel. Non pas que sa ferveur politique me passionne, mais je me suis engagée à donner de ma famille une image studieuse. Quoiqu'il en soit, je crois que je me suis perdue. J'ai entendu des voix. Celle du rejeton D'Ello. Je la reconnaîtrais entre toutes, si vous saviez… Il disait qu'il fallait… »
Ses mots moururent dans un soupir. Loeiza serra ses doigts avec une tendresse patiente.
« Qu'il fallait séparer le bon grain de l'ivraie. Arracher les cheveux du démon avant qu'ils n'envahissent les fondations. Je crois… Je crois qu'il parlait de nous, Loeiza. Je n'arrive pas à me défaire de cette certitude, ni de la peur qui l'accompagne. Il y avait tant de colère et de mépris dans ses mots ! Ah... ! Si vous l'aviez entendu ! Je crains qu'il ne fasse une croisade personnelle de nous jeter hors des murs de cette maudite Académie, quoi qu'il en coûte.
— Allons, Milena. Vous êtes une Ambrè, et en tant que telle, vous bénéficiez de la protection de Sa Majesté. Aucun de ces malappris ne s'attaquerait à vous, au risque d'attirer les foudres royales sur sa famille et de provoquer une guerre dont personne ne veut. Vous n'avez rien à craindre, vous êtes en sécurité. Je vous en fais la promesse. »
Milena leva vers elle de grands yeux suppliants.
« Mais l'êtes-vous ? »
Loeiza s'enfonça dans le fauteuil et se réfugia dans le fond de son bol. Était-elle en sécurité ? Des sensations se mêlèrent dans ses souvenirs : l'haleine ambrée de Vigo derrière ses oreilles, son corps brûlant d'envahisseur emprisonnant le sien, trop frêle, trop sourd, pas assez combatif. Sa main sèche à l'assaut de son décolleté. Les supplications de son cœur qui demeuraient muettes... Elle trembla.
« Sans doute pas autant qu'il le faudrait, mais...
— Pourrez-vous les empêcher de s'en prendre à vous quand le temps viendra ? Il y a tant de recoins sombres... Aucun de ces lâches ne lèverait le petit doigt pour prendre la défense d'une femme contre l'héritier D'Ello. L'Académie n'est un lieu sûr pour aucune d'entre nous, Loeiza. Vous devez redoubler d'attention, je vous en conjure. »
Ses paroles résonnèrent dans le spacieux salon aux murs tapissés. Loeiza prit le temps de les assimiler, embrassant la douleur qu'elles éveillaient chez elle. Elle avait déjà exploré ces réflexions dans toutes leurs nuances. Elle avait douté, considéré chacune des options qui s'offraient à elle. Ces détours n'avaient fait que nourrir son intime conviction qu'elle suivait le chemin qui avait été tracé pour elle.
« Je ferai preuve de prudence, Milena, soyez-en assurée, mais je refuse de vivre avec la peur au ventre. Je ne peux pas quitter l'Académie. Pas tout de suite. J'ai encore tant à apprendre... Si je les laisse me jeter dehors, je ne pourrai plus me regarder dans un miroir. La honte m'accablera. Comprenez-vous ?
— Vous ne pouvez imaginer l'admiration que j'ai pour vous, mais ne craignez-vous pas que vos efforts soient vains ? Je sais que vous n'êtes pas naïve, Loeiza. Ce n'est pas parce qu'ils nous ont ouvert les portes de l'Académie qu'ils embrasseront nos désirs et nos ambitions. Il y a malheureusement dans cette ville davantage de Vigo que d'hommes respectables... »
La voix de Cadell lui revint en mémoire, chaude et enveloppante. Tous les hommes ne sont pas comme Vigo, Loeiza. Elle le savait. Au fond de lui, un homme brillant de droiture et de vérité combattait la noirceur du rôle dans lequel le monde voulait l'enfermer. Elle croyait en lui. Elle ne pouvait qu'espérer que cette confiance qu'il ne s'accordait pas à lui-même ferait un jour la différence. Pour autant, elle n'avait pas le droit d'attendre de lui qu'il la protégeât. N'était-ce pas injuste de faire reposer sur lui les manquements de tous les nobles de Virence ? Elle frissonna, et remonta le châle gris sur ses épaules.
« Je vous l'accorde, mes efforts seront peut-être vains. Mais je ne connais pas l'avenir, pas plus que vous, Milena. Comment le savoir si j'abandonne au moindre obstacle ? »
Milena se plongea dans la contemplation des feuilles de verveine bouillies au fond de son bol, pâle et taciturne. L'image de cette jeune femme désorientée dont les ongles crissaient d'anxiété émut Loeiza aux larmes. Elle prit sa main et la serra, cherchant son regard :
« Je ne saurais vous remercier à la hauteur du risque que vous avez pris pour moi. Cette pensée ne vous consolera sans doute pas, mais j'ai le sentiment que nous sommes très semblables, vous et moi.
— Je vous crois bien plus audacieuse que je ne le suis, Loeiza. Après tout, je ne vais à l'Académie que parce que Sa Majesté a jugé politiquement opportun d'y intégrer une cousine. Je n'aurais jamais eu le courage de m'y confronter si Elle n'avait pas insisté pour montrer l'exemple à l'ensemble de ses sujets. Pour ce que cela m'apporte... »
Sa voix avait des accents d'amertume qui trahissaient une intime désillusion. Loeiza ne trouvait en elle aucun écho de ce sentiment, pourtant elle le savait traître et insinueux – sans doute n'attendait-il qu'un orage un peu plus violent que les autres pour la frapper de plein fouet. Alors qu'elle se perdait dans des questionnements indébrouillables, une voix résonna dans l'entrée, bientôt rejointe par le pas autoritaire et régulier de Jehan.
« Puis-je vous décharger de votre manteau, Monseigneur ?
— Merci, Jehan. J'ai bien besoin d'un peu de repos après cette éprouvante soirée. Faites donc apporter mes registres dans la bibliothèque, je vous prie, ainsi que ma fille. Oh, et allez donc quérir le tailleur à la première heure du jour. Sa Majesté prévoit de donner un bal en mon honneur et je dois être présentable. Quelque chose de moderne, mais sobre. Je ne veux pas de ces fanfreluches dont certains courtisans aiment à se parer. »
Sa curiosité fut piquée. Un bal en l'honneur de Père ? Elle ne sut dire si l'idée l'effrayait ou l'enthousiasmait.
« Bien. J'ai également pris la liberté de faire préparer vos registres en vue de votre retour, Monseigneur. Ils vous attendent. Quant à votre fille, elle reçoit en ce moment même au salon.
— Comment ? Mais qui reçoit-elle donc, à cette heure tardive ? »
Loeiza rougit avec fureur. N'avait-il pas trouvé manière moins équivoque de présenter les choses ? Elle n'aimait ni les mots choisis ni le ton employé. Ils étaient trop vagues, imprécis. Ils laissaient autant de place à la décence qu'à l'inconvenance la plus éhontée. Après tout, Père était au courant de ses escapades avec Cadell ; qu'imaginerait-il dans une telle situation ? Elle eut la dérangeante et fugace impression que Jehan entretenait le doute à dessein. Autrement, pourquoi laisser la question de Père en suspens ?
Elle adopta l'air le plus innocent et détendu possible lorsqu'ils entrèrent dans le salon.
« Père. Quelle surprise ! Je ne vous attendais pas si tôt. Je vous présente Milena Ambrè. Elle m'a ramené quelques affaires que j'avais égarées à l'Académie. (Elle désigna d'un geste souple de la main une plume qui traînait sur la tablette de la cheminée.) Nous en avons profité pour partager une infusion. Sa compagnie est fort agréable.
— Bien, bien. Je suis enchanté de faire votre connaissance, mademoiselle. Je vous remercie d'avoir égayé la soirée de ma précieuse Loeiza. »
Il s'inclina, les gratifiant au passage d'un sourire éclatant de soulagement. Loeiza ne put s'empêcher de noter qu'il offrait un contraste troublant avec les soucis qui creusaient son front et l'affaissement de ses épaules. S'était-il passé quelque chose ? Milena se leva dans une précipitation inquiète et baissa les yeux.
« Mes respects, Monseigneur D'Altino », dit-t-elle d'une voix fluette.
Puis elle se tourna vers une Loeiza désemparée.
« Je vous prie de me pardonner d'avoir abusé ainsi de votre temps, Loeiza. Je dois partir. Que la tendresse et la justice de Lumè vous protègent. »
Loeiza laissa échapper un rire perlé. Elle avait davantage besoin du courage et de l'épée de Valk que de la tendresse et de la justice de Lumè, mais elle se garda bien de le lui dire. Après tout, le Royaume souffrait de nombreux maux. Valk, s'il existait, avait sans doute mieux à faire que de l'aider dans ses petits combats. Elle se contenta donc de la raccompagner en silence, sous le regard inquisiteur de Père.
Lorsqu'elle revint, elle le suivit jusqu'à la bibliothèque où ils s'installèrent côte à côte, elle, aussi droite que les statues de granit de la cathédrale San Marco, et lui, voûté comme son plafond. Il flottait entre eux une odeur froide de bougie, de vin rouge et d'inquiétude. Ce n'était plus la tendresse colorée qui les animait d'habitude, mais une gêne floue, indéfinissable. Une brume de non-dits. Comme un orage sur le point d'éclater.
Ils demeurèrent ainsi de longues minutes dont Loeiza mesura chaque silence. Père l'avait demandée, mais il ne semblait pas enclin à lui confier les raisons de ses tourments. Que devait-elle faire ? La tête lourde et le souffle saccadé, elle regretta que Maria ne vînt que rarement dans la bibliothèque. Ses nerfs réclamaient un autre bol d'infusion avec toute l'ardeur de nourrissons affamés. Elle sursauta lorsque Père posa sa main fatiguée sur son bras.
« Ma Loeiza, je dois te parler, et je crains que cela ne te plaise pas.
— Que se passe-t-il, Père ? Pourquoi le Conseil a-t-il été écourté ? C'est grave, n'est-ce pas ?
— Le Conseil, ma fille, n'était qu'une formalité. Sa Majesté savait déjà ce qu'Elle voulait. Comme tu dois t'en douter, nous n'étions pas là pour réfléchir ou questionner, mais pour faire appliquer ses souhaits. »
Sa voix était meurtrie par une lassitude aux racines profondes qui choqua Loeiza. Bien sûr, elle l'avait déjà entendu critiquer la politique royale, mais cela remontait à de sombres années, des souvenirs de haine et de guerre dans lesquels personne n'aimait se replonger. Elle attendit, les tempes bourdonnantes.
« Tu es au courant, j'imagine, que des caravanes de marchands en provenance du Sud ont été attaquées sur les terres du Royaume. Nous soupçonnons des groupuscules rebelles qui œuvrent à couper la capitale et les provinces du Nord de tout approvisionnement. Nous voilà donc contraints de déployer l'armée à Luccha… »
Ses derniers mots résonnèrent entre les étagères des nombreuses bibliothèques et creusèrent des sillons de douleur dans le cœur de Loeiza. Elle vit sur le tapis, devant la cheminée, l'ombre du fragile esprit à la fourrure maculée de sang qui la hantait depuis le Carnaval Sanglant. Il ne cessait de mourir pour elle, encore et encore, dans un cri d'agonie déchirant. Une vague de colère l'emporta.
« Déployer l'armée à Luccha ? Comme il y a dix ans ? Mais, comment cela se peut-il ? Pourquoi Sa Majesté commettrait-Elle les mêmes erreurs que son frère aîné et prédécesseur ? N'avez-vous pas tenté de l'en dissuader ? », s'écria-t-elle en portant la main à son cœur.
Il partit d'un rire grinçant qui la désarçonna.
« Tout l'inverse, à dire vrai. J'appelle cette décision ferme de mes vœux depuis le premier pillage. Oh, ne me regarde pas avec ces yeux farouches, ma fille. Le contexte n'est pas le même qu'à cette triste époque. L'armée n'est pas déployée dans un but offensif, mais pour escorter les convois. Sans compter que le temps et le mariage ont noué des liens solides entre Calia et Luccha. Grands dieux, le Roi ne saurait répandre la guerre sur les terres de son épouse ! Tu n'as pas connu son frère, mais je peux t'assurer qu'ils ne sont pas faits du même bois. Ciro Ier était un monarque colérique et le Carnaval Sanglant l'a plongé dans la folie. Il était animé d'une rage vengeresse semblable à nulle autre. Rien d'autre que la mort n'aurait pu y mettre fin. »
Il but une gorgée de vin, avant de poursuivre sur un ton grave.
« Mais souviens-toi toujours de ceci, Loeiza : les choses ne sont jamais aussi simples que ce que les apparences laissent à penser. L'armée est certes un symbole puissant, mais nous ne pouvons tolérer que notre peuple souffre de la faim. Si nous ne faisons pas respecter la loi du Royaume, qui le fera ? »
Elle ne sut que répondre. Père avait beau respecter son intelligence, il s'entêtait parfois à voir en elle la petite fille en manque de sagesse qu'elle était longtemps restée. Mais elle avait mûri. Elle savait désormais mieux que quiconque que les apparences pouvaient être trompeuses. Elle en avait fait les frais.
« Pourquoi ces gens s'évertuent-ils à piller les convois de marchandises ? Sa Majesté n'a-t-Elle pas autorisé les fermiers à conserver une partie de leur production pour l'usage de leur famille ?
— Si, et beaucoup de Lucchans s'en sont réjouis. Mais cela ne change rien. Pour ces rebelles, ce n'est pas tant une question de ressources que d'orgueil. Ils n'auront de cesse de nous provoquer tant que Sa Majesté n'aura pas rendu son indépendance à Luccha.
— Ce qu'Elle ne fera jamais.
— Bien évidemment. Quelles raisons aurait-Elle d'accéder à leur requête ? »
Loeiza en voyait bien quelques-unes, mais elle les tut. La guerre avec Luccha n'avait apporté que des souffrances, et au nom de quoi ? Les événements du Carnaval Sanglant étaient aussi embrumés que les ruelles de Virence en plein cœur de l'hiver. Malgré des années de recherches minutieuses, elle n'était pas parvenue à se convaincre de quoi que ce fût. Pour l'heure, il lui semblait encore que Ciro Ier avait déchaîné sur les Lucchans une tempête de sang et de cendres sur la base d'accusations fragiles, dénuées de certitude. Pourquoi Père ne le voyait-il pas ? Pourquoi ne se posait-il pas davantage de questions, lui dont l'intelligence était pourtant agile et perçante ? Devait-elle lui confier ce qu'elle avait vu, ce jour-là, sur les toits ? Elle marqua une hésitation.
« Ce n'est pas tout, Loeiza. »
Sa gorge se noua. Que pouvait-il bien y avoir d'autre ? Son visage fermé laissait présager de sombres nouvelles... Elle retint son souffle.
« Les relations avec les Oranais commencent à se tendre, et le prix de certaines de leurs denrées frôle l'indécence. Sa Majesté souhaite engager des négociations saines et apaisées afin de sécuriser l'approvisionnement des fruits et des céréales dont nous avons tant besoin. Ce n'est pas une mission pour le premier émissaire venu. Crois bien que j'ai protesté, Loeiza, j'ai supplié le Roi de trouver quelqu'un d'autre, mais ce que Sa Majesté commande, je dois m'y contraindre. De toute façon, la chose était entendue avant même que je prenne place à la table du Conseil... », bougonna-t-il.
Sa voix vibrait des larmes qu'il peinait à retenir. Oran. C'était donc cela, la raison de l'affaissement de son corps et de la gêne qui grandissait entre eux… Elle déversa son anxiété sur sa robe innocente, torturant ses pauvres coutures comme si elles pouvaient l'arracher à la réalité de instant.
« Tu comprendras, je l'espère, que je ne puis te laisser à Virence sans protection… Tu y serais comme un agneau au milieu de loups affamés, cela ne t'apporterait rien de bon. »
Les mots pénétraient en bourrasques amères dans son esprit. Bien sûr, elle savait où il voulait en venir. Son instinct le lui avait soufflé à la simple mention des Oranais, quand son regard avait fui le sien. Elle sentit sa nuque se raidir lorsqu'il caressa sa joue du bout du doigt.
« Loeiza, écoute-moi. Tu es ce que j'ai de plus cher, je ne supporterais pas qu'il t'arrive quoi que ce soit. Voilà pourquoi je souhaiterais que tu rejoignes notre domaine, en Cina. Maria t'accompagnera. Tu y demeureras jusqu'à mon retour d'Oran. »
La colère accumulée dans sa gorge se libéra dans un ultime sanglot. Elle cria :
« Mais... Pourquoi ? Je n'y suis jamais allée, je n'y connais personne. J'y serais seule et désœuvrée, sans le moindre repère. Et qu'en est-il de vos projets de me présenter à la cour aux prochaines fêtes de la Moisson ? De me donner en mariage ? Et mes études à l'Académie ? Qu'en est-il de tout cela ?
— Si tu avais un mari pour prendre soin de toi, évidemment, la situation serait différente… Mais le temps nous est compté. Nous ne pourrons te trouver un parti convenable avant mon départ, et je n'entends pas te brader au premier qui le demandera comme une vulgaire étole. Cela me coûte de l'admettre, mais il n'y a pas d'autre solution, Loeiza. »
Était-ce seulement vrai ? Pourquoi tout devait-il dépendre des hommes qui gravitaient autour d'elle ? Elle ne s'était jamais sentie aussi négligeable ; rien qu'une malle remplie de cris et de regrets que l'on pouvait déplacer au gré de ses envies. Immobile, résiliente.
« Il y a toujours une solution, Père. Encore faut-il œuvrer en ce sens. Si vous ne souhaitez pas vous rendre à Oran, pourquoi ne le dites-vous pas à Sa Majesté ? Elle dispose de dizaines de conseillers qui seraient prêts à tout pour lui complaire. Par ailleurs, je ne cours aucun risque à Virence. »
C'était un mensonge éhonté, et la voix narquoise de Vigo ne manqua pas de s'imposer à elle pour le lui rappeler. Je peux prendre ce que je veux. Tout ce que je veux. Tâche de t'en souvenir. Les craintes confiées par Milena Ambrè flottaient encore autour d'elle, épaississant l'air. Elle ne pouvait les ignorer, et en même temps, il était hors de question qu'elle quittât Virence pour une province où elle n'était qu'une étrangère. Et Cadell... Elle frissonna. Que deviendrait-elle sans lui ?
« Tu parles de choses qui te dépassent, Loeiza. Personne ne dit "non" à un roi.
— À quoi sert d'être Ministre du Commerce si vous ne pouvez pas vous imposer lorsque cela importe ?
— À faire une différence. Cette fonction est un engagement envers le Royaume de Calia dans son ensemble, du plus fragile au plus puissant de ses sujets, et cet engagement est important à mes yeux. Vois-tu, si je parviens à négocier avec les Oranais, nous pourrons importer des quantités bien plus importantes de céréales et de fruits. Nous aurons de quoi nourrir le peuple. Cela n'a-t-il pas davantage de valeur que notre confort personnel ? »
Elle pensa au petit Tizio, contraint de voler des miches de pain pour remplir son estomac, puis cette image s'évapora pour la laisser devant le vide sidérant de sa propre solitude. Fallait-il que Père l'abandonnât comme sa mère l'avait fait des années auparavant ? Son engagement devait-il le contraindre à sacrifier son équilibre familial ? Les larmes lui brûlèrent les yeux, menaçant de couler sans retenue. Elle s'écarta lorsque Père approcha sa main de son genou, et se leva avec une brusquerie inhabituelle. Tous ces mots échangés étaient vains : il ne dévierait pas du chemin sur lequel le poussait son ambition. Pourquoi ne l'avait-il pas consultée avant de l'y engager avec lui ? Elle se raidit, sa colère et sa frustration contenues tant bien que mal au creux de ses poings serrés. D'une voix terne, elle récita :
« Je me conformerai à vos désirs, Père, puisque c'est ce que vous attendez de moi. Quand devons-nous partir ?
— Sous huitaine. Cette affaire ne peut attendre, et la route est longue jusqu'à Oran. Un détachement de soldats se joindra à nous dès que nous aurons rejoint leur camp en Odalie. Si ce détour t'ennuie, vois-le comme une précaution nécessaire pour assurer notre sécurité. »
Elle s'inclina.
« Bien. Puis-je me retirer, à présent ?
— Loeiza, je t'en prie. Tu dois comprendre que je n'ai pas d'autre choix. Toutes mes décisions sont guidées par l'amour que je te porte. J'espère que tu trouveras en ton cœur suffisamment d'empathie pour me les pardonner. »
Des idées contradictoires se bousculèrent derrière ses lèvres, mais aucune ne parvint à percer leur barrière. Était-ce seulement une question de pardon ? La fatigue l'empêchait de démêler les sentiments qui l'animaient. Elle avait besoin de prendre un recul salvateur, et seule la nuit l'y aiderait. Elle fut interrompue dans son élan par Jehan et sa démarche autoritaire.
« Mademoiselle souhaite-t-elle que je mette en ordre ses affaires personnelles en vue du départ ? »
Il ne se départissait pas de l'air narquois qu'elle lui avait toujours connu, et elle fronça le nez en sentant sa transpiration rance maquillée d'onguent à la violette. Elle réprima une nausée. Elle brûlait de savoir ce qu'il était advenu du dessin de Cadell, mais elle avait bien trop de soupçons pour lui en parler ouvertement. Sans compter qu'il eût fallu mettre Père au courant. Sa colère redoubla d'intensité.
« Non, Jehan. Je m'en chargerai moi-même, avec l'aide de Maria.
— C'est entendu, mademoiselle. »
Alors qu'elle s'éloignait, le souvenir fugace de la conversation surprise entre Père et son majordome la frappa. Était-ce pour honorer Père de son sacrifice envers le Royaume que Sa Majesté donnait un bal ? L'ironie de la situation dessina un sourire grinçant sur son visage. Si tu avais un mari pour prendre soin de toi, évidemment, la situation serait différente... Son intuition relia des impressions et des sentiments qui flottaient dans son esprit, à la lisière de sa conscience. Peut-être regretterait-elle les mots qu'elle voyait se former devant elle, mais à présent, son temps était compté. Elle ne pouvait plus se permettre de le perdre en caprices et en minauderies. Portée par une indignation brûlante, elle se tourna vers Père, plongé dans la lecture de ses précieux registres, et articula d'une voix plus ferme qu'elle ne l'aurait souhaité :
« Je n'ai qu'une requête à vous soumettre en échange de la docilité que vous exigez de moi. Je veux vous accompagner au bal donné par Sa Majesté. Une telle occasion d'être introduite à la Cour ne se représentera pas avant plusieurs mois si nous quittons Virence, et je suis fatiguée d'être écartée de la vie du Royaume.
— Quoi ? Comment... ? Ah, ma foi ! Si c'est ce que tu veux, Loeiza, je ne saurais te le refuser, mais as-tu seulement conscience de ce que cela implique ?
— Oui. Vous recevrez sans doute des demandes en mariage, qu'il vous faudra considérer. Je vous propose donc un marché. Si un prétendant respectueux et respectable venait à se manifester, et s'il venait à ne pas me déplaire, vous accepterez de nous fiancer. Le contrat me placera sous la protection de sa famille et vous pourrez me laisser à Virence sans craindre pour ma dignité. Dans le cas contraire, je consentirai à me rendre en Cina, où je demeurerai tout le temps que vous estimerez nécessaire. »
Une ombre passa dans les yeux de Père, et elle eut l'impression qu'il ne la regardait plus tout à fait de la même manière. Il se redressa, passant ses doigts sur le dossier du fauteuil en velours.
« Eh bien, je dois admettre que tu me prends au dépourvu. J'imagine que si tu y tiens, nous pouvons en convenir... Mais je veux que tu me promettes que tu ne t'enfermeras pas dans des fiançailles malheureuses sous prétexte d'éviter ce voyage que tu sembles vivre comme une punition. Virence ne mérite pas l'attachement que tu lui portes.
— Rassurez-vous, Père. Je serais bien incapable de me marier par désespoir. »
Il grommela son assentiment. Elle laissa échapper un sourire tendre, auquel il répondit avec une voix fatiguée :
« J'ignore les desseins qui t'animent, ma fille, mais j'espère que tu sais ce que tu fais. »
Elle n'en était pas certaine. Elle se sentait toujours aussi seule face à l'abîme qu'était son avenir, mais son esprit était un peu plus apaisé d'y avoir dessiné une échappatoire.
J'ai beaucoup aimé cette première partie avec un peu de solidarité féminine, c'était très joli.
Un point en revanche : quand tu utilises l'expression "questionnements indébrouillables"... je conçois objectivement que l'expression est juste, mais j'avoue que ça m'évoque beaucoup trop le mot "débrouillarde", ce qui fait presque une sorte de contresens à la lecture...
J'ai hâte de voir ce que ce bal va donner - entre les questions politiques et plus personnelles, ça s'annonce fascinant !
Je note le point pour les futures corrections, c'est vrai que maintenant que tu le dis, ce n'est pas très heureux comme formulation.
J'espère que la suite continuera de te plaire !
J'adore Loeiza ! Son tempérament indépendant se heurte aux limites de sa féminité !
Jehan, je ne le sens vraiment pas. Qui est-il vraiment ? Un simple domestique potentiellement corrompu par une autre famille, ou quelqu'un lié au carnaval sanglant ? Dommage qu'il ne corresponde pas au portrait... quoique, on n'a jamais vu les traits du tireur, non ?
La miss est courageuse de venir la prévenir, en tout cas. J'ai cru ensuite que son père débarquait avec des projets de mariage...
Ouf, non.
J'espère que tu ne seras pas assez cruelle pour la caser avec Vigo, hein ? ^^
En tout cas, elle est prête à s'enfermer elle-même dans le piège du mariage pour garder son semblant de liberté d'étudier... j'hésite entre l'admiration de son courage et la peur qu'elle se soit montrée bien trop sûre d'elle, en prenant une telle décision sur le coup de la colère...
Car au bal, on va avoir Vigo. Cadell, bon, c'est mort (à moins d'un scandale qu'aucun des deux n'est près à affronter, pas pour le moment en tout cas).
Très curieuse de comment ça va se passer du coup, j'aime toujours autant ^^
J'ai quelques lectrices qui sont fan de Vigo, je pense qu'elles adoreraient que Loeiza soit casée avec lui haha.