Chapitre 8

Par Hylla

Le lendemain, Eugène a rendez-vous avec un avocat la première fois de sa vie. Il aurait préféré résoudre ce problème seul, en profiter pour discuter avec un éditeur, de professionnel à professionnel. Son appel avec les Éditions Verglas et un nouveau passage chez Mollat lui ont prouvé le contraire : sans avocat, personne ne le prend au sérieux. Et ce, même s’ils ont bien tort de le faire. Car Eugène ne lâchera rien : dans les rayons de la librairie, quand il constate que les livres de Zuka sont encore disponibles à la vente malgré son premier coup de fil au département juridique, il jure qu’il n’en restera pas là. Outre son bon droit, qu’il espère voir défendu par son avocat, il s’agit d’une question de vie ou de mort. Ses romans sont ses créations. Même inachevés, ils sont tout ce qui lui ressemble le plus sur terre : alambiqués, tordus, un pied dans le présent malgré un style ampoulé digne du passé. Une ambition démesurée pour un rêve de gamin. Devenir écrivain. Chaque jour où Zuka continue de vendre des livres dans son dos, il usurpe le rêve d’Eugène. Il défigure ses enfants. Même s’il n’a lu ni Club, ni Son Opéra en entier, Eugène en est persuadé : un robot ne peut pas écrire comme lui, même si les notices de tuyauterie sont rédigées dans un français très correct. Un roman est une affaire éminemment personnelle. Miroiter un style, ce n’est pas reproduire sa vision du monde, ni son œil sur les personnages. Ce mimétisme, Eugène le juge impossible.

Pourtant, ce jour-là, quand il aperçoit une cliente prendre un exemplaire de Club, quelque chose de nouveau s’opère : il sourit de la voir dévorer la quatrième de couverture. Ne peut s’empêcher de la suivre du regard lorsqu’elle ouvre la première page, en se tenant à une distance qu’il croyait discrète. S’offusque de la voir reposer le livre aussitôt avec une moue déçue.

Elle n’aime pas mon livre ?

Aussitôt, la confusion s’opère dans l’esprit d’Eugène : ce livre est le sien sans l’être. Sur la couverture, c’est son nom qui aurait dû être imprimé. Eugène Loustillac. Ou plutôt, Eugène Alambic. Ce nom de plume, il le couve depuis des années. Alambic, pour sa grand-mère maternelle qu’il adorait entendre chanter dans sa cuisine, derrière sa planche à repasser, lorsqu’elle rangeait des courses. Sa grand-mère qui aurait rêvé d’être artiste sans pouvoir ne serait-ce que s’autoriser à en formuler la pensée. Il devait restituer à ce nom la fibre artistique qui n'avait jamais quitté la famille.

S’il avait son nom inscrit sur une couverture, Eugène pourrait écrire en toute confiance. Se convaincre que ses histoires sont assez élaborées pour tenir le lecteur, ses personnages suffisamment travaillés pour lui permettre de s’identifier. Oui, avec son nom sur une couverture, Eugène tiendrait sûrement ce qu’il lui manque pour terminer un premier roman : la foi en lui-même, et par là-même, en son travail. Mais pour l’heure, Eugène doit se contenter de vivre dans l’ombre de Zuka.

 

Pour son rendez-vous chez Maître Maringo, Eugène arrive à l’avance, revêtu de son plus beau costume. Il a remisé son duffle-coat habituel pour une veste et un pantalon en tweed. Il n’a pas poussé le bouchon jusqu’à y assortir un nœud papillon, mais, chose rare, il a relâché ses cheveux.

Assis sur une chaise design au dossier peu confortable, séparé de l’accueil par un large tapis crème, Eugène consulte sa montre régulièrement pour mieux signifier à la secrétaire que seize heures sont passées et qu’il serait temps pour l’avocat de le recevoir.

« Maître Maringo vous recevra très prochainement » lui adresse-t-elle d’un large sourire plus poli que sincère.

Puis, avec plus de vingt minutes de retard, Maître Maringo le reçoit enfin, s’excusant d’une bonhommie authentique pour « ce petit couac » qui l’a retenu plus que de raison en audience. Mais Eugène fait mine de ne pas s’en offusquer.

« Merci de me recevoir si rapidement après mon appel » ose-t-il dire.

D’une manche grise ballante, l’avocat lui désigne une salle de réunion composée d’une immense table blanche. Eugène s’y engouffre d’un pas décidé. Une fois assis, Maître Maringo sort une paire de lunettes aux fines montures cuivrées de la pochette de son costume puis parcourt ses notes en commençant :

« Bien. Une affaire de droits d’auteur, c’est cela ? Vous avez amené le livre en question ? »

Eugène sort l’exemplaire de Club donné par son père et le tend à l’avocat qui en examine la quatrième de couverture avant de prendre note du titre et du nom de celui qui se prétend en être l’auteur. Puis, Maître Maringo rassemble toutes ses feuilles et les tapote légèrement pour les remettre bien droites, avant de les poser sur le côté et sortir un autre papier, plus rigide, cartonné, portant l’entête du cabinet : « SCP Bernigues - Maringo et avocats ».

« Je vous écoute. »

Il laisse Eugène raconter son histoire, dont le récit a été prévu tel un plan en trois parties. Sur la fin, malgré ses meilleurs efforts, il ne parvient plus à contenir son timbre de voix tremblant.

« Vous avez amené l’autre livre également ?

— Pour ne rien vous cacher, j’aimerais éviter de l’acheter.

— Je comprends, je comprends… Peut-être pourriez-vous envisager un emprunt à la bibliothèque ? Il me faudra vraiment les deux, pour travailler convenablement. Ou alors le cabinet se charge de le commander et de vous le refacturer, mais j’imagine que ça ne rentrera pas dans votre logique de ne rien débourser pour un roman que vous estimez contrefaisant. »

Eugène souffle. La simple idée d’enregistrer un chiffre de consommation supplémentaire, ne serait-ce que dans une médiathèque, l’horripile. Quant à celle dépenser de l’argent pour payer un livre sur lequel il estime devoir toucher un pourcentage, il la trouve absurde. En faisant ainsi, il engrosserait de quelques euros la chaîne du livre, de l’éditeur au libraire en passant par le diffuseur et le distributeur. Tous ont déjà bien assez profité des ventes de ses ouvrages à son goût. Pourtant, les acheter lui semble inéluctable.

« Il va me falloir vos textes également, que je puisse les comparer avec les romans en question. Si vous pouviez me les apporter… »

À cette pensée, Eugène tressaillit. Montrer ses textes ? S’il s’attendait bien à ce que cela soit un prérequis pour la suite, il n’a pas encore décidé de faire confiance à cet avocat qu’il rencontre à peine. Aux yeux d’Eugène qui s’arrondissent, à son souffle qui se saccade, l’avocat s’empresse d’ajouter :

« Il sera important de quantifier la part que représentent vos écrits par rapport aux livres publiés aux Éditions Verglas. J’aurai besoin d’en prendre connaissance pour vous orienter.

— Parfois, j’ai l’impression que personne ne m’écoute…

— Je vous entends, Monsieur Loustillac. Je mesure votre détresse. Elle se lit sur votre visage, dans l’urgence dont vous témoignez… Je ne veux que vous aider. Et pour cela, j’ai besoin de preuves.

— C’est exactement ce que la maison d’édition m’a dit, lundi, quand je les ai appelés….

— Vous avez contacté les Éditions Verglas ?

— Je voulais juste régler ça au plus vite, en bonne intelligence…

— Je vous demanderai, à l’avenir, de ne plus prendre contact avec eux, réplique l’avocat d’un ton plus solennel. Chaque acte de communication est une occasion pour eux de mieux préparer leur défense ! Imaginez qu’ils aient déjà demandé à leur distributeur de retirer les livres des rayonnages à la suite de votre appel…

— Ils n’ont pas eu l’air de me prendre au sérieux.

— Cela ne veut pas dire qu’ils n’ont pas déjà commencé à agir. Et si leur auteur, le prétendu Zuka, leur avait déjà tout avoué ?

— Justement… Leur auteur, ce n’est pas vraiment un auteur.

— Plutôt un voleur d’histoires, dirons-nous.

— Ce n’est pas cela, tranche Eugène. Zuka, ce n’est qu’un nom. Du moins, c’est ce que je suspecte… Il se pourrait que ce soit une intelligence artificielle qui ait écrit la suite. »

Maître Maringo enlève ses lunettes pour les nettoyer, puis les remet et déclipse son stylo aux initiales du cabinet pour mieux prendre des notes.

« Comment une telle chose aurait-elle pu arriver ?

— Je ne sais pas qui m’a fait ça, mais il semblerait bien que l’IA ait été utilisée pour terminer mon manuscrit, oui. C’est ma sœur qui a créé le programme. Je ne l’utilisais que pour mes textes professionnels, des manuels de plomberie et de câblages.

— Et votre sœur, qu’en dit-elle ?

— Elle veut que je contacte son avocat pour en discuter.

— Vous faites bien de prendre un conseil différent de celui de votre sœur… Vous n’imaginez pas le nombre de familles qui s’effritent quand il commence à être question d’argent.

— Dès qu’elle a vu que ses systèmes avaient travaillé sur mes romans, elle a reparlé de notre accord et des 30% auxquels elle avait droit… »

Sur le visage de celui qu’il ose à présent appeler son avocat, Eugène lit de la compassion, un instant bref, avant que Maître Maringo ne relève sa monture.

« Bien. Je pense, Monsieur Loustillac, qu’il y a une certaine urgence à votre cas. Déjà, parce que la partie adverse est déjà informée de votre volonté de vous battre pour la paternité de vos œuvres, et ensuite parce que votre sœur détient sûrement des preuves informatiques importantes. Je vous laisse me faire parvenir au plus vite les textes en question.

— Je repasserai dès demain.

— Entretemps, je vous demanderai de ne pas contacter les autres parties à l’affaire. Si vous me donnez les références de l’avocat de votre sœur, je prendrai attache avec lui, avec votre permission. Quant à la maison d’édition, s’il y a matière à plagiat, il sera important de mandater un huissier pour la saisie-contrefaçon.

— Vous voulez dire que je ne dois plus voir ma sœur le temps que tout se règle ?

— Si vous comptez l’attaquer en justice pour obtenir une indemnisation de sa part, en effet, je vous déconseille d’avoir des échanges avec elle.

— Ma propre sœur ? L’attaquer ? »

Les mots ont glissé entre ses lèvres.

« Je ne suis pas certain de vouloir prendre une telle décision » continue-t-il.

Même si Sophie l’exaspère par moments, l’idée de se retrouver face à elle dans un tribunal lui paraît insensée. Elle entraîne trop de conséquences : la fin de leur repas du samedi, l’impossibilité de s’appuyer sur Léana pour ses textes alimentaires, bien qu’il n’ait pas eu le cœur à l’utiliser depuis la découverte de la semaine passée. N’est-ce pas cela, l’essence d’une famille ? Se devoir des choses, mais ne pas compter lorsqu’il s’agit de préserver l’unité ? Eugène note avec sarcasme que sa sœur, elle, a sauté sur l’occasion pour parler argent. Plutôt que d’accuser sa mauvaise composition, il préfère se réfugier derrière l’excuse habituelle : Sophie est plus jeune, lui est plus responsable. S’il avait dû lui reprocher tous ses écarts, ils ne se parleraient plus depuis longtemps. Alors, en garant autoproclamé de l’unité de la fratrie, il ne peut se résoudre à voir en sa sœur une adversaire.

« Je préfère m’en tenir aux Éditions Verglas, reprend Eugène.

— Si vous changez d’avis, nous serons toujours à même d’adapter notre stratégie.

— Je me permets de demander, continue Eugène comme s’il n’avait pas entendu, j’ai fait un emprunt, récemment… Combien ça me coûterait, tout ça ?

— Pour l’instant, je ne sais même pas s’il y a contrefaçon ! Mais j’ai regardé, un peu… Ils se sont bien vendus, ces livres. Si contrefaçon il y a, il y aura plus à gagner que d’argent à avancer. Nous pourrons parler de règlement différé en cas d’audience… Enfin, je rentrerai dans plus de détails une fois tous les éléments en main. Une dernière chose…

— Je vous écoute, signifie Eugène.

— Je ne vous cacherai pas que pour une affaire aussi complexe, je consulterais bien quelques noms spécialistes du sujet. Avec votre accord, bien évidemment. »

Eugène baisse la tête entre ses épaules. Sous la table, son pied tapote le sol frénétiquement.

« Et vous ? Vous n’êtes pas spécialiste ?

— Nous sommes un cabinet bordelais, Monsieur. Il y a à la capitale des cabinets qui ne traitent que des dossiers de la sorte, et dont l’aide pourrait être précieuse au vu des enjeux.

— Est-ce que je pourrai choisir qui m’assistera, là-bas ?

— Si vous avez des noms, ou conseils de confiance auxquels vous tenez à vous adresser, nous serons disposés à les contacter en priorité, je peux vous l’assurer. Cela dit, sans préférence de votre part…

— Vous ferez jouer votre réseau, j’ai compris, coupe Eugène.

— Nous ferions appel à un avocat à même de faire face à un département juridique et à une myriade d’avocats bien informés sur le sujet. Après tout, nous parlons de faits de contrefaçon. C’est rare, et assez inédit en matière de romans. Pour les Éditions Verglas, c’est un scénario catastrophe : ils pareront au plus urgent et seront bien entourés. Encore plus quand, au milieu, il s’agit du best-seller qui leur assure leur chiffre d’affaires annuel.

— Je vois…

— Si vous pouviez aussi me transmettre le contrat qui vous lie à votre sœur, celui qui prévoit les 30% dont vous m’avez parlé… »

Le menton baissé, Eugène n’ose plus regarder Maître Maringo dans les yeux.

« Et si je vous disais que cet accord était oral ?

— Jamais n’en avez-vous fait état par écrit ? »

Il prend le temps d’y réfléchir, même si la réponse lui semblait plutôt claire depuis le début. Il veut avoir le bénéfice du doute, aurait préféré que ce dernier l’emporte sur l’inéluctable : on n’a rien signé, c’est ma sœur, on se fait confiance. Je vois, se contente de ponctuer l’avocat.

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Gab B
Posté le 13/02/2023
Hello !

Ci-dessous tous mes commentaires pour ce chapitre :)

Ce qui m'a un peu gênée :
- les dialogue entre Eugène et son avocat manquent d'incises à mon goût. C'est une très longue successin de tirets, je trouve que c'est dommage de ne pas laisser les lecteurs et les personnages respirer un peu :)
- Faites tout ce que vous pouvez, mais quand vous le pouvez, ==> la répétition ne sonne pas très bien je trouve parce qu'elles se rapportent à deux choses différentes (la première : tout faire ; la deuxième : dire combien ça va coûter), peut-être remplacer "quand vous le pouvez" par "dès que possible" ?
- je n’ai pas accès aux sites en question. Mon confrère parisien se renseignera sur la question. ==> la répétition de "question" n'est pas très heureuse non plus :)
- qu’il n’avait jamais jugé utile d’adresser plus globalement ==> si je ne m'abuse, "adresser qqch" est un anglicisme, ce cobntre quoi j'essaie de lutter ;)
- l avait eu beau écrire à Sophie, lui redemander ses registres d’activité pour voir si un nouveau fichier ‘Sans titre’ avait été glissé dans la liste des requêtes ==> donc il lui parle encore alors qu'elle a pris un avocat ?
- Réduit à écrire trois fois plus lentement qu’avec un clavier ==> bon, il pourrait aussi acheter un autre ordinateur... ou même une machine à écrire
- à peine l’accusé de réception était parvenu ==> était-il ?
- Paris avait été faite. Du fait des fêtes ==> pas très joli non plus, peut-être "à cause des fêtes" ? sauf si la répétition sonore fait/faite/fête est volontaire ?
- 9 janvier. C’était si proche et si loin à la fois ==> est-ce qu'on parle de trois semaines ou de trois mois ?

Mes phrases préférées :
- le temps des avocats n’était pas le même que celui des auteurs spoliés ==> hahaha c'est vrai aussi pour tout le commun des mortels ^^
- Cinq cent euros, Eugène n’appelait pas cela un maigre reliquat ==> encore une fois, je le trouve touchant dans sa naïveté ^^
- pour le concours jeunesse de la maison Dalligram ==> oh, du coup je me demande maintenant si la maison Verglas est aussi une référence (si c'est le cas, je ne l'ai pas comprise)
- il se retrouvait confronté à un syndrome bien connu des auteurs, mais qui jusqu’alors n’avait jamais par lui était usité au sens propre : la page blanche ==> c'est joli, et à la fois, quand on est devant une "page blanche" dans Word ça marche aussi au sens propre non ?


Remarques générales :
Je ne sais pas pourquoi, l'enthousiasme de l'avocat me parait un peu trop rapide et facile. Je n'imagine pas que ce soit si simple pour Eugène, et je crains les embûches qui vont se mettre sur sa route (à part le temps bien sûr).
J'aime bien la précision de ton texte, sur l'article de loi en particulier. Je trouve l'avocat très crédible dans son rôle (même si je n'y connais rien en avocat haha) et il parle comme j'imagine qu'un avocat parlerait ^^
Le passage sur son manque de motivation et sa difficulté à écrire est très bien !
Je me demande comment il va justifier son déplacement à Paris auprès de Gabrielle ! J'imagine qu'elle n'est toujours pas au courant ?

A bientôt :)
Hylla
Posté le 14/02/2023
Salut !

Ah oui, la réaction de Gabrielle... Un point que j'ai occulté à l'écriture de ce jet. Comme beaucoup d'autres points laissés en suspens..... Je note je note !

Merci pour tout :)
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