À chaque fois qu’Eugène aperçoit une réaction de sa sœur sur les réseaux sociaux, il s’empresse d’ouvrir son répertoire. Le doigt figé, il est prêt à l’appeler. Pourtant, au dernier moment, il retient son geste, non sans frustration. Sophie lui a écrit le mardi :
« Je suis dessus. Je t’appelle quand j’ai trouvé. »
Un message que son frère n’a cessé de ressasser : a-t-elle au moins commencé à chercher avant de le lui écrire ? Tous deux se connaissent comme chien et chat : Sophie a sûrement tenu à se ménager la paix jusqu’à trouver ses réponses. À chaque nouvelle impulsion, Eugène décide de respecter cette trêve.
Quand Sophie le rappelle enfin le mercredi soir, Eugène s’extirpe du salon où il prend sa tisane aux côtés de Gabrielle pour monter sous la mansarde dans ses quartiers.
« Avec la reprise du travail, j’ai fait comme j’ai pu » se justifie Sophie.
Eugène aurait préféré venir à sa rencontre, l’affronter en face et déceler dans ses yeux la moindre inflexion, mais Sophie a refermé la porte à cette entrevue par ce simple appel.
« J’ai vérifié les registres d’activité de Léana sur ces dernières années… Il a l’air d’avoir vachement marché, ton roman ! Tu as vu les critiques ? »
Eugène ne tient pas en place. Tandis qu’il tourne autour de son fauteuil, le bois craque sous ses pieds fermes.
« Tu as trouvé ce que je t’ai demandé ? assène-t-il.
— Je viens de t’envoyer un mail. J’ai fait une extraction de tous les fichiers que Léana a moulinés avec la date et l’heure d’exécution des requêtes. T’as tout dans un tableau.
— Je vérifie ça, attends… »
Depuis le week-end dernier, l’ordinateur d’Eugène n’a plus droit de cité dans la bibliothèque. Alors, d’un pas lourd, il court dans les escaliers pour aller chercher l’objet maudit dans la véranda et le remonter. Lorsqu’elle le voit repasser si pressé, Gabrielle lui jette un regard noir qui, s’il n’était tout accaparé par ses problèmes, suffirait à lui donner froid dans le dos. Peut-être, à l’issue de cet appel, pourrait-il enfin tout lui expliquer…
Eugène ne s’assoit pas en face de l’ordinateur. Il se contente de le laisser s’allumer sur son bureau et se plante devant, debout. La ventilation de l’appareil rugit et l’écran s’éclaire enfin.
Dans sa messagerie, le tableau de Sophie est un condensé indigeste d’informations resserrées qu’il parcourt une première fois sans vraiment les lire.
« Tu peux te concentrer sur la deuxième colonne » conseille Sophie.
— Là, je les vois ! Les ‘Sans titre’.
— Sans titre ? » chuchote Sophie en écho. Eugène l’entend pianoter sur son clavier en même temps qu’elle parle. « Je croyais que tu leur avais donné un titre, au moins…
— Bien sûr qu’ils ont un titre. C’est le fichier, que je ne nomme pas.
— Une raison à cela ?
— Je n’aime pas que les gens puissent trouver le chemin vers mes fichiers, voilà tout. Question de vie privée. Même si finalement, ça n’a peut-être pas changé grand-chose.
— Et tu es certain que ce livre, c’est vraiment le tien ? Pas juste une histoire qui y ressemble ?
— Sophie… exulte son frère.
— Ça va, respire un bon coup ! J’y suis depuis dimanche, tu sais ? Je demandais juste, au cas où… »
Sophie reste silencieuse quelques instants qui paraissent pour Eugène être une éternité. Il entend les « clics », les clapotis sur le clavier, note qu’elle ne parle point et tourne sa langue suffisamment de fois dans sa bouche pour éviter de vociférer. Il les voit bien dans le tableau, les fichiers ‘Sans titre’. Tous les uns à la suite des autres, assignés à la même date : le 17 janvier 2020.
Trois ans plus tôt.
Seules les heures d’exécution des tâches diffèrent, bien qu’elles soient toutes contenues sur une plage horaire concordante, allant de 20h32 à 22h47.
Cette date ne lui évoque rien, ces heures lui paraissaient désuètes : c’est le matin qu’il utilise Léana pour ses textes alimentaires. Il ne travaille jamais dessus le soir et est souvent déjà couché après 22 heures.
Au total, sept fichiers « Sans titre » le narguent depuis les lignes de ce fichier Excel interminable.
« Tu peux m’envoyer les fichiers ‘Sans titre’ sur lesquels Léana a travaillé ? demande-t-il.
— Attends Eugène… Je vérifie quelques petits trucs, je te rappelle, ok ?
— Me fais pas ça maintenant.
— Promis, je te rappelle au plus vite. »
Elle a raccroché sans lui laisser voix au chapitre. Eugène, lui, se décompose devant la liste. Sept fichiers ‘Sans titre’ sur lesquels Léana a travaillé… Combien d’autres histoires lui a-t-elle volé ?
Il repense à son placard. À ces manuscrits qui ornaient les étagères. Les sept fichiers correspondent-ils à des histoires différentes ou à des stades plus ou moins avancés de ce qui avait donné Club et Son Opéra ? Quelle idée, aussi, d’appeler ses fichiers « Sans titre » ! Au final, c’est lui-même qu’il a perdu. À trop vouloir protéger ses textes des regards indiscrets, il a négligé un risque auquel il n’avait pas pensé : la machine, elle, sait tout. A accès à tout. Ne raisonne pas comme un homme. Ne se laisse pas berner par des faux noms de fichiers. Lui qui avait cru camoufler ses manuscrits par un titre peu évocateur et un chemin aussi absurde que des dossiers « Archives » et « Program Files » n’avait pas envisagé que ses écrits prennent vie sans lui. Et pour toute explication, il est tributaire de Sophie. D’une sœur qui vient de lui raccrocher à la figure. Qui semble minimiser les choses, avec son air calme. Alors il la rappelle.
« Écoute, Eugène, j’avancerai moins vite si tu m’interromps toutes les cinq minutes, tu sais ?
— Je m’en fous. Je veux juste que tu me dises de quels fichiers il s’agit.
— Ça prend du temps, de retracer tout ça à partir du registre, et puis il faut reformater le tout… Léana ne traite que du IAG. Sans extension DOCX ou PDF, on ne peut rien lire sur nos ordis…
— T’es en train de me dire qu’en quatre jours, toi, Sophie, tu ne peux pas m’en dire plus sur ce qu’il s’est passé ? »
Elle a reposé le téléphone pour mieux se perdre dans ses lignes de code. S’il voulait cracher sa haine dans le combiné, au moins le ferait-il loin de son oreille.
« J’ai appelé Robert pour lui en parler, d’ailleurs, finit-elle par dire après quelques minutes à pianoter.
— Je suis censé le connaître ?
—Maître Robert, l’avocate qui s’était chargée de rédiger le contrat de licence pour Léana. »
Eugène demeure coi. Il se laisse tomber dans son fauteuil.
« Tu ne sais pas ce qu’il s’est passé, mais tu en as déjà parlé à ton avocate ? J’en conclus que Léana y est bien pour quelque chose…
— Je voulais avoir son avis sur la question. Tu devrais la rencontrer, elle est super. Spécialisée en droit des nouvelles technologies, du numérique…
— Écoute Sophie, la seule chose que je veux, c’est une réponse, coupe-t-il en agrippant l’accoudoir en velours de sa main droite. Pour l’avocat, tu comprendras que je ferai chemin seul.
— T’es chiant quand tu t’y mets, tu sais ? Alors puisqu’il n’y a que le couperet qui semble t’intéresser, voilà ce que j’en pense. J’en pense que tes fichiers ‘Sans titre’, ils ont été moulinés par Léana. Aucune trace d’intrusion dans mes fichiers pour l’instant, l’adresse IP est bien la tienne, alors réfléchis bien. Peut-être qu’un jour, tu as voulu voir comment ça ferait, un roman fini ? Un 17 janvier 2020, juste après les résolutions de début d’année ? Ou peut-être que c’est autre chose. Gabrielle ? Pour l’instant, je ne peux pas le savoir, et ce n’est pas en t’écoutant rager au téléphone que j’en saurai davantage. Par contre, ton Club, il y a l’air d’y avoir quelques milliers de personnes qui l’ont aimé assez pour le noter, en ligne. J’imagine qu’ils l’ont acheté, eux aussi. Et au risque de t’agacer plus encore en te rappelant la base de notre entente, je prends 30% sur les gains générés par Léana. Alors maintenant, tu me laisses faire mes vérifications. Tu veux aller voir ailleurs pour l’avocat ? Vas-y. Mais ne crois pas que je te laisserai faire chemin seul. Moi aussi, j’ai mes billes dans cette histoire. »
Cette fois, c’est Eugène qui met un terme soudain à la conversation. « 30% ! » enrage-t-il. Comment peut-elle être aussi superficielle, à parler d’engagements financiers, alors qu’il vient de se faire dépouiller de tout ? Il voudrait la rappeler pour hurler à l’injustice. Lui rappeler ce qu’est une famille qui se soutient avant de parler d’argent. Mais cette fois, sa sœur ne lui répond pas. Pas plus qu’elle ne le recontacte ce jour-là, ni le suivant. Un silence qu’il juge coupable, à défaut de comprendre combien de temps il faut à sa sœur pour rentrer dans les limbes d’un système qui lui échappe à elle aussi.
Ce qui m'a un peu gênée :
- un nouveau passage chez Mollat lui ont prouvé le contraire ==> j'ai du mal expliquer ce qui me gêne dans cette formulation. Je pense que c'est parce que dans la phrase d'avant on dit "il aurait préféré résoudre ce problème seul" ; du coup prouver le contraire de ça est un peu bizarre. Si ça avait été "il avait pensé pouvoir résoudre ce problème seul...", je pense que la suite passerait mieux. Dans tous les cas, le passage au passé composé me dérange un peu (lui avaient prouvé le contraire ?) mais je sais que ça se fait, juste personnellement je ne suis pas fan ^^
- un robot ne peut pas écrire comme lui ==> ah donc il est sûr et certain que ça vient de Léana ? pourtant je ne crois pas qu'on ait eu un retour de Sophie ? (edit : j'ai eu la réponse plus tard dans le chapiter, ça me va !)
- Quant à ses cheveux, il préféra cette fois les relâcher, après avoir pris le soin de les laver et de les sécher, comme Gabrielle faisait tous les trois jours mais qu’il ne jugeait jamais nécessaire de s’appliquer à lui-même. ==> je trouve la phrase longue et un peu lourde
- Dès qu’elle a vu que ses systèmes avaient travaillé sur mes romans, elle a reparlé de notre accord et des 30% auxquels elle avait droit ==> je ne suis pas sûre de comprendre, est-ce qu'elle veut toucher 30% sur les ventes de livres que Eugène n'a même pas publiés ? Ou alors elle croit qu'il est derrière Zuka et qu'il cherche à faire croire que ce n'est pas lui pour lui "voler" les 30% auquel elle aurait droit ?
- Nous ferions appel à un avocat à même de faire face à un département juridique et à une myriade d’avocats bien informés sur le sujet ==> j'ai eu de mal à comprendre la phrase (je pensais qu'il voulait faire appel "à un avocat" et "à une myriade d'avocats"). Peut-être "de faire face aussi bien à un département juridique qu'à une myriade d'avocats..." permettrait de lever la confusion ?
Mes phrases préférées :
- quand il constata que les livres de Zuka étaient encore disponibles à la vente malgré son premier coup de fil au département juridique ==> sa naïveté est très mignonne ^^ j'en ai de la peine pour lui !
- ils étaient tout ce qui lui ressemblait de plus sur terre : alambiqués, tordus, un pied dans le présent malgré un style ampoulé digne du passé ==> c'est très joli et très juste
- Sa grand-mère qui aurait rêvé d’être artiste sans pouvoir ne serait-ce que s’autoriser à en formuler la pensée ==> ooooh :') elle m'attendrit elle aussi !
- Mais pour l’heure, Eugène devait se contenter de vivre dans l’ombre de Zuka
- Eugène consultait sa montre régulièrement pour mieux signifier à la secrétaire que seize heures étaient passées et qu’il serait temps pour l’avocat de le recevoir ==> haha j'adore quand tu ajoutes ces petits détails sur lesquels on se retrouve parce qu'on fait tous ça
Remarques générales :
J'ai beaucoup aimé tous le passage sur les romans qui sont comme ses enfants, un bout de lui-même, et sur son manque de confiance en soi. N'est-ce pas ce que ressentent tous ceux qui écrivent des textes ? ^^ En tout cas je me suis retrouvée et ça m'a touchée !
Je suis très curieuse de savoir si une vraie personne se cache derrière Zuka malgré tout. Même si c'est certainement Léana qui a terminé les textes, j'ai du mal à croire que ce soit elle qui ait inventé un nom de plume, contacté des éditeurs, etc. Et je suis très étonnée qu'il balance tout sur Léana aussi vite, ces histoires de tuyauterie surtout, ça ne pourrait pas lui porter préjudice si son travail venait à l'apprendre (bon c'est vrai qu'un avocat est tenu au secret professionnel, mais pas Sophie par exemple).
Et j'aimerais aussi bien avoir l'avis de Sophie sur toute cette histoire ! Le fait qu'elle ait directement pris un avocat m'étonne beaucoup !
A bientôt :)
Bien à toi
Je trouve ça aussi un peu étrange qu'Eugène n'ait pas apporté ses romans inachevés. Comment veut-il gagner un procès sans preuves. Ce perso est tout de même vraiment perché et naïf (et l'accord oral avec sa sœur !) aïe, aïe.
Je trouve ça un peu étrange que la maison d'édition ait signé un auteur/autrice sans le/la voir. Ils doivent savoir qui se cache derrière Zuka tout de même ?
Ah oui, question peut-être idiote. Avant de prendre un avocat, on doit porter plainte non ?
Bon, en tout cas, ce chapitre m'a fait me poser pleins de questions ! hâte de lire la suite !
Bisous <3
En effet, très pertinent pour la réaction de l'avocat... A reprendre, à reprendre.
Pas besoin de porter plainte pour prendre un avocat, ils ont aussi un rôle de conseil, pour des décisions stratégiques par exemple, pour représenter leur client pour leurs contrats, etc.
Au début, je ne l'avais pas fait amener les preuves par manque de confiance, mais je n'ai pas réussi à insuffler cet aspect "peu confiant" dans le personnage, à part vis-à-vis des suspects.
Si tu te poses des questions, n'hésite pas à me dire lesquelles :D
Bien à toi