Chapitre 8 - Aegrimonia

Par Jamreo

La porte s’ouvrait difficilement et était trop petite pour lui : Duke se baissa pour entrer chez lui, un endroit qu’il avait souhaité garder aussi impersonnel que possible. Il referma en collant son épaule contre le bois peint. La fenêtre dispensait une pénombre suffisante dans la pièce pour qu’il n’ait pas besoin d’allumer la lumière. Duke n’aimait pas trop la lumière. Cela lui suffisait de passer d’ombre en ombre. En réalité, au contact du soleil ou d’une ampoule, s’ouvrait en lui un éventail de peurs allant des plus rationnelles aux plus absurdes. A la lumière, bien sûr, la brigade de bioéthique lui mettrait plus facilement la main dessus. Surtout quand il était dans le couloir, dos tourné à la fenêtre et à la porte, vulnérable.

Tandis que le noir… c’était peut-être une déformation professionnelle, songea-t-il avec un rictus en se défaisant du baluchon quasiment vide. Il n’avait pas gardé la canette. L’espèce de café lyophilisé sucré vaguement amélioré de crème aigre lui restait sur l’estomac.

C’était bien de la merde, ce que Memoria leur filait.

Il eut une brève pensée pour Donovan et son air de chien battu.

S’éclaircir les idées, voilà ce qu’il lui fallait. Sans enlever son costume, retroussant simplement ses manches, il se dirigea vers le coin salle de bains. Ses yeux s’étaient ajustés à la faible luminosité et il voyait des formes, des contrastes de gris qui lui permettaient de tracer son chemin.

Duke dut taper trois fois sur la tuyauterie pour obtenir de l’eau.

Il s’arrêta et fixa le vide du miroir sans reflet. Il mit du temps à comprendre : le bourdonnement dans son bras ne venait pas des coups donnés.

Le Chasseur se massa frénétiquement l‘avant-bras ; de la chaleur s’en dégageait et il frémissait sous ses doigts.

— C’est qui ? souffla-t-il, la main encore pressée sur sa peau et résistant à l’envie urgente de recourir au parler.

Une voix désagréablement forte grésilla dans son crâne :

— Daredevil.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Qui est là ?

— Tu sais bien que c’est moi puisque…

— Qui est là ? retourna abruptement la voix.

— Death Star, chuchota Duke en roulant des yeux.

Pseudonyme tiré d’un obscur film des années 1970, dont plus grand monde ne se souvenait. Au début, la perspective de se faire appeler ainsi et de donner à d’autres de petits sobriquets l’avait amusé. Il n’était pas peu fier de pouvoir se prendre pour un super-héros sur le point de sauver la société, le monde, la planète.

Mais au fil du temps, toutes les fiertés s’étiolaient.

— Nous venons de l’apprendre : Dracula descend de la tour de verre dans quatre jours.

Oh, que c’était ridicule et compliqué.

— Dracula… répéta Duke, le front plissé.

— Death Star, faites un effort.

— C’est bon, j’ai pigé.

Heureusement, le réseau de résistance comptait sur quelques contacts haut-placés, entre autres dans le Département d’Assainissement et la sphère politique. Ils flairaient depuis un temps l’éventualité de ce qui allait finalement se produire dans quatre jours.

— Vous m’avez bien reçu ?

— Oui, oui.

— Nous reprendrons contact ultérieurement.

Le fourmillement dans son bras s’éteignit. Duke resta planté là, hébété. Il avait conscience que l’information était cruciale, mais pour le moment son cerveau ne s’affolait pas. Rattrapé par la fatigue, il s’allongea tout habillé sur son lit.

Daredevil, songea-t-il avant de sombrer. Sacré Donovan.

:::

Son sac un peu moins lourd, Blaster avait décidé de ne pas rentrer directement chez Oscar. Elle avait déniché dans la poche de son pantalon de survêtement un reste de barre aux céréales, et s’était dit que ce serait un en-cas parfait pour une balade sur les toits de l’entrepôt. L’entrepôt était un bâtiment de tôle et de métal rouillé, inutilisé depuis des décennies ; il avait sans doute servi à stocker des réserves de nourriture pour le marché, du temps où ce dernier était encore attractif et animé. A présent, il s’agissait d’un triste vestige du passé qui se maintenait on ne savait pourquoi.

Elle mit plus longtemps que prévu à atteindre sa destination. Alors qu’elle marchait, tranquillement perdue dans ses pensées, mains dans les poches de son sweater, elle vit débouler de loin, sortant d’une venelle, une silhouette sapée en noir de la tête aux pieds. Elle crut à un Chasseur de Memoria mais déchanta vite.

L’adolescente s’arrêta, incertaine de la conduite à adopter. L’intrus, tourné de profil, ne l’avait pas remarquée. Il émanait de lui une impression fine et nerveuse. Malsaine, aussi.

Il portait une cagoule.

Au son de gémissements et de plaintes dans le petit matin, Blaster comprit qu’il valait mieux faire profil bas. Avec des gestes mesurés, elle recula vers une rue parallèle et se colla au mur ; cependant la tentation de voir ce qu’il allait se produire était trop forte et jeta un œil prudent à la scène. L’homme anonyme avait laissé tomber un sac de sport à ses pieds et y cherchait un objet. Les plaintes faiblardes venaient de derrière lui. Quelqu’un y répondit par un ordre jeté d’une voix saturée, dure comme de la pierre, qui plana lourdement dans le silence retombé.

Et dans ce silence, soudain il y eut un coup.

Un deuxième.

D’autres coups plurent avec une insistance ridicule, quasi-mécanique. A ce stade, la victime – il n’y en avait qu’une – s’était remise à crier et geindre de la force qui lui restait. Blaster se détourna. Voir l’homme cagoulé qui, lui, assistait avec patience au massacre, celui qu’elle ne pouvait qu’imaginer, n’était pas très confortable.

Dans un dernier craquement, tout s’arrêta. Au bout de quelques minutes la même voix dure balança une insulte sur un ton entre colère et satisfaction. Blaster se risqua de nouveau à observer la rue : une deuxième silhouette cagoulée, une femme, avait émergé aux côtés de son confrère. Elle portait une batte ou une matraque. Ils échangèrent des paroles à voix basse, pressée sans pour autant se faire angoissée. Ils connaissaient leur affaire.

L’homme avait sorti un objet rectangulaire du sac. La femme lui fit un geste et s’écarta. Il secoua l’objet, s’approcha du mur, et sembla y tracer quelque chose. Les deux diables sans visage remballèrent ensuite leurs funestes possessions dans le sac et s’éloignèrent, d’un pas à peine plus rapide que s’ils étaient en goguette.

Blaster retroussa sa manche et, les yeux fixés sur le cadran de sa montre, laissa passer quinze minutes pleines avant de bouger. En cas de pépin, restez à l’écart le plus possible. Si vous y parvenez, et quoi qu’il arrive, patientez quinze minutes après la fin du danger.

Au bout du quart d’heure, elle avait un peu froid de ne pas avoir remué. Elle se frotta les mains et fit un petit jogging jusqu’à la scène de crime ; écouter son intuition et se barrer sans faire halte pour s’imprégner du carnage aurait été une saine option, mais la curiosité avait eu le dessus. L’odeur chimique de la peinture en bombe embaumait encore. Sur les briques, se détachait en lettres grasses et noires le nom Children of Light. En bas, un symbole en étoile surmonté du chiffre 4.

Blaster s’intéressa à ce qu’il y avait dans la ruelle, sans s’approcher. Il suffisait d’un coup d’œil pour assimiler que l’homme était mort. Son visage était en partie caché par un sac poubelle, car était tombé près d’une benne. Le jean et le T-shirt déchirés. Sans manches. Il avait dû avoir plus froid qu’elle encore.

Blaster se prit à imaginer qu’elle avait eu le courage d’intervenir. Elle, avec ses quarante kilos tout mouillés, aurait fondu sur les satanés enfants de la lumière comme ils se désignaient, elle les aurait fait fuir et cet homme aurait eu la vie sauve. Vous voulez de la barre aux céréales ? aurait-elle proposé. Il m’en reste une moitié.

Elle reprit son chemin. Niaiseries. Ce n’était pas la première fois qu’elle voyait ce tag ou croisait une victime de ce groupe de fachos. Ce n’était pas non plus la première fois qu’elle assistait en direct à une démonstration de leurs talents et de leur détermination. Ils haïssaient pas mal de monde et ce n’était pas elle, certainement pas, qui y pourrait quelque chose.

J’ai eu raison de ne pas m’interposer, commenta Blaster en son for intérieur, reprenant la direction de l’entrepôt.

Accéder aux toits n’était pas compliqué. Elle se faufila à l’intérieur, traversa la première pièce pleine de poussière et d’objets abandonnés, prit la deuxième porte à droite. L’échelle rejoignait un vasistas qui débouchait sur les premières étendues de tôle, au-dessus. Au dernier barreau, Blaster se tortilla pour passer par le vasistas. Jusqu’à ses douze, peut-être treize ans elle y arrivait sans problèmes, mais les seize ans arrivant maintenant à grands pas… seize ans déjà.

Blaster se cala dans un coin, le regard fixé sur Beacon Hill dont les premières rues étaient distantes de quelques centaines de mètres. Le quartier se détachait de la ville basse, cette masse comme écrasée par la gravité. La providentielle colline montait en douceur vers le ciel et, à cette heure de la matinée, cueillait sur son puzzle de toits, de vitres, d’arbres et de lampadaires, une lumière entre le gris et le doré. Elle avait un caractère flou, qui la soulignait étrangement dans le ciel et lui donnait la forme d’une boule suspendue. Blaster comprit que c’était à cause de la pluie. D’ici elle ne la sentait presque pas, mais lorsqu’elle passa un doigt sur la mèche qui dépassait de sa casquette, une fine pellicule d’humidité resta accrochée à sa peau. Pensive, Blaster reporta son attention sur les lueurs, là-bas, dans le ciel qui restait sombre partout ailleurs mais s’était à demi-éclairé pour la colline, l’or côtoyant la grisaille dans un mélange curieux. Et la pluie, si maigre, lui dessinait un halo estompé, faisait prendre vie à la boule de luminosité troublée. C’était comme observer un vieux tableau à l’huile auparavant fardé de couleurs, en passe de noircir avec les années. La vision avait le même caractère fantastique.

Sans vraiment songer à ce qu’elle faisait, la jeune fille débarrassa la moitié de barre aux céréales de son papier, qu’elle laissa filer dans la brise. Tout en mastiquant, elle se surprit à faire dériver son esprit vers cet homme qu’elle avait rencontré devant le centre, aux yeux si parfaitement anthracite. Celui-là, elle ne l’avait pas eu dans ses filets. Mais avec l’expérience qu’elle avait engrangée, elle ne s’était pas découragée. Trois boîtes. C’était ce qu’elle avait réussi à vendre. Des fois, son cœur la rattrapait et lui hurlait que c’était dégueulasse. C’était dégueulasse de faire ce qu’elle faisait. Elle se défendait alors, essayait de se raisonner. Après tout, ce n’était pas de sa faute si les médicaments destinés à maîtriser les crises de Transformés variés avaient été interdits et retirés de la circulation. Privés des cachets qui les soulageaient, les pauvres vivaient un cauchemar. Certains se battaient mais d’autres, plutôt que de mourir lentement et dans la souffrance, se rendaient aux centres d’euthanasie pour y recevoir une fin rapide. C’était là que Blaster intervenait. Et même avant, si elle arrivait à mettre la main sur un Transformé qui n’avait pas encore décidé de crever par gazage. Oscar se débrouillait pour se procurer de ces médocs qui avaient disparu des étagères, et le rôle de la bande était de les écouler, dans l’illégalité bien sûr. L’adolescente se débrouillait bien. Elle avait même réussi à dégoter deux ou trois clients réguliers. Les nécessiteux ne manquaient pas par ici.

Jusque-là, pas de problème. Mais sa conscience et son petit cœur lui soufflaient des états d’âme peu glorieux, et pour une bonne raison : le profit tiré des médocs dans les premiers temps avait été suffisamment important pour qu’Oscar commence à frelater la marchandise, afin de l’écouler plus lentement.  Ainsi, ce que Blaster vendait était pour vingt-cinq pourcent  du médicament d’origine, réellement efficace donc, et pour soixante-quinze pourcent du cachet bidon. Inutile. Du vide compressé et entouré de talc. Tout ça pour le même prix. Les désespérés se ruinaient pour des boîtes dont seulement un quart des cachets soulageaient en fait leurs maux.  La plupart n’était pas dupe, pourtant les bougres continuaient d’acheter leur merde.

Ils n’avaient pas trop le choix s’ils voulaient survivre.

C’était mal. Oui, vraiment. Mais Blaster devait songer à sa propre survie et prendre soin d’elle-même, aussi. Personne n’avait le pouvoir de sauver la Terre entière. Se sauver soi-même, c’était déjà bien.

Il n’y avait que l’argent pour ça. Inutile d’être moins défaitiste et de penser à d’autres choses : le sommeil, la chaleur, des amis. Oui, tout ceci permettait de survivre. Mais autant ne pas se leurrer : seul l’argent permettait de se les offrir. Ca, et un bon couteau, ou un bon flingue. Retour à la case départ.

Blaster avala la dernière cacahuète enduite de miel séché, se leva et s’étira en poussant un grognement. Il était temps de rentrer à la base pour apporter à la collecte générale les quelques pièces récoltées.

C’est toujours mieux que ce que font les enfants de la lumière, se répétait-elle, encore et encore. C’est toujours mieux.

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Fannie
Posté le 10/11/2017
Coucou Jamreo,
Cette fois, ça semble clair que les sens surdéveloppés des Chasseurs ne sont pas un effet secondaire de l’opération d’effacement de leur mémoire, mais des qualités voulues par leurs « employeurs ».
Comme Sanne l’a remarqué, Duke n’a pas l’air d’être un simple Chasseur. Est-il un Chasseur augmenté de certaines « fonctionnalités », un collaborateur plus haut placé dans la hiérarchie qui travaille en tandem avec Sanne pour une obscure raison ou un espion infiltré à la solde de je ne sais qui ?
Quand Blaster regarde le paysage, la colline et les toits, je n’arrive pas à les visualiser. Pourtant, je trouve que cette description est joliment écrite…
Décidément, on dirait que tout le monde vit misérablement dans cette ville. Blaster a mauvaise conscience et il y a de quoi. Si c’est auprès d’elle et d’Oscar que Sanne doit trouver de quoi se soigner, ça promet…
Coquilles et remarques :
comptait sur quelques contacts haut-placés [haut placés]
car était tombé près d’une benne [je mettrais « car il était tombé »]
mais s’était à demi-éclairé pour la colline [à demi éclairé]
était pour vingt-cinq pourcent du médicament d’origine / pour soixante-quinze pourcent du cachet bidon [pourcents / il semble qu’il y a deux espaces avant « du médicament »]
La plupart n’était pas dupe [La plupart n’étaient pas dupes ; il est préférable de faire l’accord par syllepse avec le complément sous-entendu. Ouais, dit comme ça, ça a l’air compliqué...]
Jamreo
Posté le 10/11/2017
Coucou Donna, me voilà enfin pour continuer les réponses ^^
Donc oui tu as raison, les sens surdéveloppés ne sont pas un simple effet secondaire mais un effet voulu. Et pour Duke, les choses sont peut-être un peu plus complexes que pour les autres ^^ peut-être qu'il a plus de facultés que les autres ou qu'il est mieux placé... qui sait !
Pour le passage avec Blaster, arf. J'essaierai de relire ce passage pour voir ce qui n'est pas clair. Et oui, une bonne proportion de la population vit assez mal, même si là l'histoire se concentre sur des hors-la-loi et pas des gens lambda. Je pense qu'il y en a aussi qui vivent plus ou moins normalement ^^
Merci de ta lecture ! 
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