Un secrétaire binoclard leur ouvrit la porte de l'église. Il avait un visage large et hâlé, un corps petit mais assez trapu. Vêtu de sa chemise blanche impeccable et d'un jean flambant neuf, il avait l'air de s’être pris une baffe et de ruminer sa vengeance.
A chaque fois qu'elle voyait cette expression de chien battu et hargneux devant elle, Sanne hésitait entre lui donner un bon coup de poing entre les yeux et lui adresser quelques paroles de réconfort. Par exemple, elle aurait pu lui dire qu'il n'y avait rien d'enviable dans le fait d'être devenu un Chasseur. Après moult complications dont la personne concernée n'aurait jamais que le plus vague des échos, noyée dans une désinformation médicale de circonstance, une fois le rang décerné on l'applaudissait, on la louait et la polissait de compliments aux allures de mots d'encouragement destinés à un condamné dans son dernier jour, et puis on détournait les yeux aussi sec. Ce n'était qu'un tissu cousu de mensonges douloureux. Et le pire, c’était de n’avoir rien gardé de son ancienne vie, effacée par l’Amnésie.
La souffrance diffuse de la Transformation, comme au sortir d'une opération lourde, perdurait plusieurs jours. Voire quelques semaines. Et puis elle refluait et son absence pouvait aller jusqu'à donner l'illusion de la normalité. Seulement, la réalité vous rattrapait toujours, et tellement vite.
Le secrétaire les observait à travers ses lunettes, le menton levé à présent, comme pour les mettre au défi.
— Arrête, Don, grinça Duke entre ses dents.
Le Chasseur lui lança un autre sourire. L’autre ne perdit pas son air profondément outré.
Sanne et Duke s'engagèrent dans le couloir, style bureau administratif ou faculté en déréliction. C'était ça, les églises des années 1950. Assez pitoyable. Sur l'un des murs se trouvait un placard de liège défriché sur lequel on avait tout de même épinglé une feuille, une seule et unique. Une écriture grasse et informatique se détachait sur fond blanc : Boston Demolition Association B.D.A.
C'était une couverture maigre, provocatrice même. Personne ne venait jamais mettre son nez dans leurs affaires. Mais si jamais, par malheur, il fallait encore resservir une excuse bidon de A à Z, voilà : c’était une entreprise de démolition qui s’était installé ici en vue de faire des repérages.
— Selena vous attend dans la nef, jeta Donovan sur un ton sec derrière eux.
Il s'effaça ensuite pour aller faire Dieu sait quoi, et Dieu sait où encore, un petit sourire sordide au bout des lèvres. Sanne et Duke arrivèrent à la porte donnant sur la nef, et entrèrent.
Évidemment : le Chasseur ne put s'empêcher d'attirer l'attention sur lui. Une fois le seuil franchi, son rythme s'accéléra soudain, comme s'il était sur le point de se mettre à courir un petit marathon malgré la masse qui l'entravait.
— Halte ! Ne bougez plus ! cria-t-il.
Deux personnes étaient assises près du chœur, sur un des bancs de prière encore en l'état. La porte claqua lourdement et souleva une odeur d'humidité digne d'une cave scellée depuis des siècles.
Les murs de chaque côté portaient des traces anciennes de balles. Parfois l'impact avait dessiné un formidable cratère ; à d'autres moments il n'y avait que de petits éclats qui s'étaient détachés de l'ensemble. Aux balcons, près de l'orgue, on devinait encore une poignée de silhouettes en veste laborantine qui s'affairaient discrètement. A l'extrémité de la nef, un autel en pierre blanche se tenait sous le regard profond de la rosace. La silhouette de la croix s'y posait dans un rayon de lumière. Sur la pierre, on voyait encore une marque au pourtour sombre, témoignant de la présence antérieure d'un grand socle supportant certainement un crucifix grandeur nature.
L’homme et la femme assis sur le banc s'étaient vivement retournés à l'injonction de Duke, qui éclata d'un rire véritablement ravi en les découvrant inquiets et tendus.
— Qu'avez-vous, sire Ayn, vous avez vu un fantôme ? railla-t-il.
Arthur Ayn renifla de mécontentement, se leva, ramassa tant bien que mal autour de lui le surplus de tissu de sa veste et les croisa sans un mot pour se diriger vers la sortie. Il était vexé.
— On peut dire que vous choisissez votre moment, grinça Selena en prenant dans ses mains une tasse à moitié remplie de thé, avant de faire la moue et de la reposer en soupirant.
— Ne vous fâchez pas, ma belle, dit Duke d'un air faussement contrit.
Il désigna l'homme allongé sur son épaule, dont le poids mort ne parvenait même pas à faire ployer sa mince silhouette.
Selena était une ancienne assidue de la faculté de Transhumanisme. Au crépuscule de ses études, l’université avait subitement fermé. C'était en 2017. Elle n'avait jamais pu atteindre le rang de docteur, ce qui ne la délestait pas de tout intérêt aux yeux de Memoria mais lui refusait très clairement les meilleures places. Elle était donc l'entre-deux. Duke lui tournait autour depuis quelques mois. Il s’ennuyait, sans doute. Sanne jugeait son petit jeu ridicule, exaspérant au possible.
Cette fois, curieusement, il s'en tint à un clin d’œil dans sa direction, auquel elle répondit par un regard qui réussissait l'exploit de respirer à la fois la consternation et l'indifférence la plus sincère. Comme s'il n'en avait pas pris note, il se délesta de sa charge et assit le tas de chiffons et de cheveux en bataille sur le banc, juste à côté de Selena qui se recula avec une grimace.
Dans le mouvement, une chaussure de la victime, déjà mal en point, avait ouvert grand sa gueule et s'était détachée d'un bloc du pied de son propriétaire. L'objet inanimé fit un vol plané et s'écrasa par terre.
Un bruit assourdissant. Sanne en ressentit une nausée, estompée, mais un peu trop vorace. Elle plaqua une main contre sa bouche en réprimant un haut-le corps. Bientôt, son cerveau sembla juché sur un grand carrousel lancé à plein régime et tournant, tournant, tournoyant à vide dans son crâne. Elle ferma les yeux et se frotta plusieurs fois les oreilles pour en chasser la douleur cuisante.
Elle ne supportait plus les sons. La douleur revenait, mais plus coriace, plus aguerrie. Plus profonde.
Quelque chose était en train de... dérailler ?
Sanne rouvrit les yeux, hébétée. Selena s'était levée, les prunelles flamboyantes. Sa bouche remuait. Sanne crut d'abord que c'était à elle qu'elle parlait, puis elle se rendit compte que ce n’était pas elle que l’assistante regardait ; non, c'était Duke. Elle réprimandait Duke, comme toujours, et cette fois la Chasseuse n’entendait plus rien, comme si on lui avait enfoncé du coton dans les oreilles.
Deux hommes armés de machettes vertes et recourbées à la manière de sabres, le visage dévoré par un demi-masque, s'avançaient vers le miséreux tétanisé sur son banc. Ils le saisirent par les épaules et le traînèrent à leur suite. Sanne eut un hoquet. Ils disparurent derrière une porte grossière à côté de laquelle un écriteau indiquait, en lettres plus si dorées que ça, Reliques. C'était là-bas que l'on entreposait les cobayes, avant d'avoir besoin de l'un d'eux et de le soumettre aux expériences de Memoria, selon les exigences de divers clients anonymes. Le souci, c’était qu’on ne pouvait les conserver en bon état très longtemps, d’où la prudence de la direction, qui préférait ne pas former trop de cobayes en avance.
Sanne retint un fou-rire hystérique en regardant disparaître cet homme puant et débraillé.
Elle se rembrunit tout à coup. Ce soudain accès était ridicule, stupide, nerveux. Elle n'était pas dans son état normal.
— Sanne ?
Elle leva les yeux et manqua perdre l'équilibre. Autour d'elle, des orbes de lumière dansaient, perdus dans une obscurité sans teint. Elle papillonna des yeux ; une main ferme la retint aussitôt au niveau de la nuque. Les yeux vert olive de Duke se détachèrent du tableau tournoyant, et tout se stabilisa, comme par magie. Il n'y avait plus trace de mépris ou de suffisance dans le regard de son coéquipier.
Duke posa son autre main sur son avant-bras et le pressa doucement.
— Veuillez nous excuser, des affaires plus urgentes nous attendent, dit-il à Selena. Vous pouvez disposer.
Il avait lancé ces derniers mots avec un petit sourire, toujours le même, son sourire caractéristique. Il était redevenu lui-même. En vérité, c'était à Selena de les renvoyer, et non l'inverse. L'ancienne étudiante ne répliqua pas et détourna les yeux. Elle avait certainement tout vu. Témoin au regard d'aigle, attentive à tous les signes d'une Transformation trop lourde à porter pour le corps à qui on l’avait fait subir. Sanne se força à déglutir plusieurs fois, même pour avaler le vide, même un air moisi qui lui irritait la gorge. Elle avait l'impression d'avoir confié son être entier aux bons soins d'un marionnettiste débutant, perdu dans les fils emmêlés. Elle se pencha vers Duke.
— Partons d'ici, souffla-t-elle. Maintenant.
— Ohoh, murmura-t-il de son air insupportable. Tu me flattes.
Mais il avait compris, et c'était la seule chose qui comptait. Il l'entraîna vers la porte.
:::
Duke avait récupéré son sac de rations, comme les appelaient Donovan. Tous les Chasseurs disposaient d'un petit baluchon pour leurs soirs de mission. Ca ne payait vraiment pas de mine. D'ailleurs, comme le soulignait Duke, et Sanne se devait de l'approuver pour une fois, le concept même de sacs de rations était absurde dans leur cas. Comme s’ils pouvaient s'accorder le luxe futile de trimbaler chacun leur sacoche à pique-nique. Habituellement, elles restaient où elles étaient, c'est-à-dire dans le cabanon en bois derrière l'église.
Ce fut donc sac sur l'épaule et ressentiment au bout des lèvres, à peine craché cette fois, qu'il conduisit Sanne dans la rue avec une étrange prévenance.
Le matin était encore timide. Sanne dut s'arrêter pour vomir tripes et boyaux, incapable de se retenir plus longtemps, ne sachant trop quelle partie de son corps exploserait la première une fois que son estomac serait vide. Ce pouvait être le cœur comme la tête, ou même le pied gauche. Duke ne rit pas, cette fois. Elle resta prostrée un moment pour retrouver ses esprits, les rassembler et les recoudre pour se relever et reprendre son chemin sans s'éparpiller aux quatre vents.
Une fois sur pieds, elle constata avec soulagement que la douleur avait abandonné la partie, aussi soudainement qu’elle n’était apparue.
Les crises se suivaient et ne se ressemblaient pas.
— Viens, décréta Duke en la tirant par le bras, moins doucement cette fois. Je connais un endroit où on sera bien.
— Bien pour faire quoi ?
— Pour parler.
Il lui sourit et lâcha un gloussement devant son air perdu.
— T'inquiète pas, Sanne. De toute façon tu es pas franchement au top de ton charme ce soir. Sans vouloir t'offenser.
Et il la conduisit dans le froid de décembre, sur des trottoirs fissurés et des lignes de tramway désaffectées sillonnant le bitume comme des cicatrices dentelées. Ils enjambèrent des réverbères déracinés, passèrent entre les bâtiments condamnés par des planches dont certaines s'étaient détachées et pendaient au bout de leurs clous ; ils traversèrent des ruelles statiques sous l’œil faiblissant de la lune, sans faire de mauvaises rencontres. Duke savait parfaitement ce qu'il faisait et avait sans doute parcouru ce chemin des dizaines, voire des centaines de fois.
Pour finir, ils s’arrêtèrent près d’un vaste parc dont ne s’échappaient que des cris de chouettes et autres oiseaux nocturnes.
Dans la rue, des rangées et des rangées de bâtiments en brique sans grâce.
Duke, baluchon en bandoulière, toqua au carreau d'une porte vitrée en penchant la tête.
Closed, disait le panneau attaché à l'intérieur. Ce qui, vu l’heure, n’avait rien d’étonnant. La devanture annonçait Freedom Burgers. Il frappa une nouvelle fois, plus fort, en marmonnant des insultes dirigées contre la brise. Pourquoi s’acharner ?
Après plusieurs minutes de persévérance, le visage d’une femme manifestement tirée d’un sommeil regretté, ses cheveux rassemblés à la hâte en chignon, se pressa de l’autre côté, main en visière. Sanne s’attendit à un flot d’insultes mais ce fut un sourire ravi, un bruit de clés, et la porte s'ouvrit. La femme était en robe de chambre, mais toute trace de fatigue l’avait maintenant désertée. Un néon clignota de manière presque maladive et dispensa ses faibles tentatives d'éclairage dans la pièce, contre les murs, dans les flaques de noirceur réverbérante que constituaient les miroirs collés derrière le comptoir crasseux.
Dans un réflexe, Sanne chercha à imprimer dans sa mémoire les traits de la femme qui leur avait ouvert. Chose impossible, puisque Duke lui coupait tout à fait la vue. Ses mains se pressaient contre les flancs de la serveuse anonyme, tandis qu'il embrassait cette dernière à pleine bouche.
Non mais il se fiche de moi ?
Le fast-food de sa petite amie. Autrement dit...
Autrement dit, il fallait espérer que la femme était digne de confiance.
Sanne ne savait pas de quoi Duke voulait lui parler, mais elle ne s'attendait pas à ce qu'il l'invite à manger chez lui pour le dimanche.
La Chasseuse repensa au numéro de Hill’s Week lu il n’y avait même pas vingt-quatre heures. Les New Lights accueillent un nouveau membre.
Duke prenait trop de risques, peut-être.
— Tu fais quoi ? Tu viens t'asseoir ?
Duke s'était jeté sur une chaise et la scrutait d'un air calculateur.
— T'as faim ? demanda-t-il avec un sourire entendu à l'attention de sa petite amie.
Sanne fit un geste de la main pour signifier qu'elle n'avait pas l'intention d'ingurgiter quoi que ce soit. Son organisme était encore pantelant. Son estomac avait beau se tordre de faim, elle préférait cette douleur-là à l'affreuse sensation de voir son être lui filer entre les doigts, comme un corps étranger, une cellule cancéreuse embarquée dans sa folie répétitive et mortifère. Duke fit une moue comique vers la serveuse, qui fila dans l'arrière salle.
— Voilà, reprit-il en se baissant pour dénouer son baluchon et fouiller à l'intérieur, le menton baissé. On peut parler tranquillement.
Son sourire charmeur avait déserté ses lèvres. Un temps, il ne fit que remuer les cartons et autres boîtes qui se trouvaient au fond de son sac, les sourcils froncés. Puis il sortit une canette et la posa sur la table.
— Tu as l’air d’aller déjà mieux, marmonna-t-il en examinant sa canette sous toutes les coutures.
Sanne évalua qu'il ne parlait pas au bout de métal et s'éclaircit la gorge.
— Oui. Pas bien, mais mieux.
Duke fit tourner la canette entre ses doigts, songeur.
— Duke, marmonna-t-elle. Je... j'ai envie de rentrer chez moi. J'ai besoin de...
Il leva une main devant elle pour la faire taire et poussa un sifflement glaçant. Puis, parcourant rapidement les instructions écrites en caractères noirs sur le dos de la canette, il retourna celle-ci, ouvrit la languette qui se trouvait au fond et donna un coup sur la surface en plastique qui s'était découverte. Elle s'enfonça sous la pression, sans un bruit. Duke laissa sa main posée dessus un moment, attentif, concentré à l'extrême. Sanne n'osait pas le tirer de son étrange expérience, exaspérée pourtant qu'il lui fasse perdre son temps. Le jeune homme sourit et remit la canette à l'endroit, en la secouant.
Avant de reprendre la parole il eut un dernier regard pour Sanne, qui cette fois signifiait une chose bien précise. Ces yeux verts fixés l’avertissaient qu’il allait utiliser le parler et l’encourageait vivement à faire de même pour lui répondre. Le parler était façon de communiquer que les Chasseurs entre eux avaient développée, consistant à émettre des sons proches du silence, qu’eux seuls pouvaient saisir.
L’endroit était peut-être sans risque, mais mieux valait prendre toutes les précautions possibles.
— Bien sûr, tu sais pas comment s’appelait ton Transformeur, lâcha-t-il dans un minuscule souffle.
Elle eut un sursaut en l'entendant évoquer ces choses-là avec tant de naturel. La serveuse revenait justement avec un plateau anormalement soigné et garni de boîtes en polystyrène qu'elle glissa entre les bras de Duke, non sans le gratifier d'une caresse sur le poignet. Le Chasseur se dégagea de ces avances maladroites.
— Ne t’inquiète pas pour elle, dit-il sans abandonner son parler. Si tu savais le nombre de trucs qu'elle voit passer par ici.
La serveuse n’avait pas pu l’entendre. Peine avait-elle vu ses lèvres remuer, pourtant elle rougit quand il se tourna vers elle armé d’un sourire. Quand elle voulut parler, cependant, il se détourna pour ostensiblement plonger son regard par la fenêtre.
Quel abruti. Sanne était soulagée de voir partir l'inconnue mais désolée pour elle, tout compte fait.
Duke tira la deuxième languette de sa canette, en haut celle-ci, qui produisit un pchit.
— Ca complique, bien sûr, reprit-il.
— Bien sûr que je ne le connais pas, son nom, murmura-t-elle en se prenant les tempes. Je ne me souviens plus de rien. C'est comme ça que c'était prévu, non ? Pourquoi tu me demandes ça ?
L'Amnésie portait en effet bien son nom : quelqu’un, un Transformeur comme on les appelait, trifouillait impunément le cerveau des futurs Chasseurs pour leur faire perdre toute mémoire de leur vie antérieure. Et bien sûr, le responsable de l’opération prenait soin de ne pas se montrer au réveil de l’opéré, demeurant ainsi anonyme pour toujours. Si Memoria refusait de révéler pourquoi ses Chasseurs subissaient une telle intervention, il était désormais connu que l’opération pré-Amnésie était une réalité.
En plus de les bidouiller au scalpel pour les doter d’une ouïe extraordinairement fine, ce qui les aidait dans leurs chasses, on leur enlevait jusqu'au moindre souvenir de leur vie et de leur identité – formelle et intérieure – précédente. Sanne, telle qu'elle était à présent, assise en face d'un Duke certainement tout aussi factice qui déchirait les emballages de polystyrène pour se servir en burgers ramollis, était née un funeste jour de novembre 2018, et sa simple existence avait sonné le glas définitif de la personne qui avait autrefois habité son corps. Sanne n'était même pas son véritable prénom, mais c’était tout ce qu’elle avait. Tout ce qu’on lui avait donné.
Bien sûr, Sanne comme ses collègues étaient obsédés par cette question : pourquoi effacer toute bribe de leur ancienne vie ?
Elle se sentait au bord des larmes et dut se mordre la langue. Entre elle et la normalité se dressait un mur infranchissable, la confinant irrémédiablement dans la marginalité.
L'option la plus probable, réfléchissait-elle souvent, était qu'elle continuerait à traverser le quotidien dans la solitude la plus obscure et dévastatrice, jusqu'au jour de sa dégénérescence prématurée.
La dégénérescence était elle aussi une réalité. Un fait aussi brut qu’une pierre. Les Chasseurs avaient tous, inscrite quelque part dans leur corps, une date de péremption, une estimation incertaine du moment où tout tournerait au cauchemar. Le Transhumanisme n'avait pas encore poussé les recherches jusqu'à la résolution de ces problèmes de longévité réduite. C'était Duke lui-même, au premier jour de leur collaboration, qui lui avait fait la révélation, apportant ainsi la preuve à un soupçon nourri depuis son réveil d’opération.
Duke savait énormément de choses, pour un Chasseur.
Elle le vit porter la canette à ses lèvres et en boire une gorgée. Il fit tourner le liquide dans sa bouche.
— Qu'est-ce que tu fais, au juste ? s'énerva-t-elle.
— Rien.
Il poussa la canette de côté et posa ses deux coudes sur la table.
— Écoute, Sanne. Visiblement, ton Transformeur a merdé quelque part, pour que tu dérailles si tôt. Ou alors, je sais pas... tu es faible de nature.
Il fit un glapissement de loup en guise de rire.
— Mais l'important n'est pas là, la coupa-t-il alors qu'elle cherchait à protester. Inutile d'essayer de le retrouver pour avoir plus de détails… je connais quelqu'un qui pourra peut-être t'aider.
Il attrapa un morceau de pain spongieux sur son plateau et l'enfourna en un éclair. Ses yeux verts sondaient son visage avec un éclat anormalement sérieux ; elle était plus habituée à le voir troquer sa haine contre un bon bagage d'ironie mordante. Le voir si soucieux la mettait presque mal à l'aise. Il se lécha le bout des doigts et chercha dans sa poche, passant sa langue sur ses dents pour en déloger les restes de nourriture.
— Là, murmura-t-il en lui glissant dans la paume le bout de papier qu'il avait tiré de sa poche.
Elle lut.
Dr. Fitz - 13, Gar...
— Pas maintenant.
Duke lui replia les doigts de force.
— Garde-le, et lis-le quand tu seras seule.
— D'où tiens-tu cette adresse ?
— C'est top-secret.
Soudain, elle était inquiète.
— Duke...
Es-tu seulement un Chasseur ordinaire ? D'où te viennent tous ces tuyaux ? Pourquoi tiens-tu tant à m'aider ?
— Comment peux-tu...
— Top secret, ma belle, répéta-t-il aussitôt en se levant. Quoiqu'il en soit : vas-y. Rends-lui visite et... dis que tu viens de ma part.
On aurait dit que prononcer ses mots lui coûtait. Sanne rangea le morceau de papier avec circonspection.
— Mais… pourquoi maintenant ?
— Je te l’ai dit. Tu dégénères très vite. Maintenant, c’est sûr, tu as besoin d’aide.
Elle voulut se lever à son tour mais, avant d’avoir pu faire un geste, il se pencha vers elle et l'embrassa sur la joue avec la rapidité de l'éclair. Il s'écarta juste à temps pour ne pas recevoir la gifle bien sentie qu'elle avait amorcée de sa main gauche.
— Duke ! cria-t-elle de dépit.
— A la prochaine, éluda-t-il. Et fais ce que je te dis.
Duke est tout le temps en train de faire le malin. Il a apparemment besoin de se faire remarquer et je comprends qu’on puisse le trouver agaçant. Mais en tout cas, en tant que lectrice, je n’ai aucune peine à le supporter ; la sollicitude et la solidarité dont il fait preuve à l’égard de Sanne m’incitent à être indulgente envers lui. Malgré toutes ses simagrées, il a l’air d’être un équipier sur qui on peut compter.
Ce qui arrive à Sanne, qui semble être cette dégénérescence programmée, est une chose très inquiétante. Espérons qu’il existe un moyen de ralentir le processus…
Coquilles et remarques :
c’était une entreprise de démolition qui s’était installé ici [installée]
Sanne et Duke arrivèrent à la porte donnant sur la nef, et entrèrent. [J’enlèverais la virgule ; à moins que tu veuilles une césure à cet endroit]
sur un des bancs de prière encore en l'état [Je mettrais plutôt « en état » ; « en l’état » veut généralement dire « tel quel »]
qui se recula avec une grimace [« se reculer » est absent de tous les dictionnaires que j’ai consultés ; je propose « s’écarta »]
en réprimant un haut-le corps [haut-le-corps]
Sanne retint un fou-rire hystérique [fou rire]
comme les appelaient Donovan [appelait]
Ca ne payait vraiment pas de mine [Ça ; je te suggère d’utiliser la fonction « rechercher/remplacer »]
aussi soudainement qu’elle n’était apparue. [Ici, le « ne explétif » ne me paraît pas opportun.]
Viens, décréta Duke en la tirant par le bras [Le verbe « décréter » ne me semble pas convenir ici. Je propose ordonna, fit, dit. S’il avait dit « Tu dois venir », l’incise « décréta Duke (...) » conviendrait tout à fait.]
vers la serveuse, qui fila dans l'arrière salle [l'arrière-salle]
Ces yeux verts fixés l’avertissaient [fixés ? Je dirais plutôt « fixes »]
Peine avait-elle vu ses lèvres remuer [À peine ? C’était à peine si elle avait vu ?]
Quoiqu'il en soit : vas-y. [Quoi qu'il en soit ; ne pas confondre « quoi que » et « quoique »]
Elle voulut se lever à son tour mais, avant d’avoir pu faire un geste, il se pencha vers elle [avant qu’elle ait pu faire un geste ; « avant d’avoir » se rapporterait logiquement à « il »]
En effet, c'est un peu son truc de faire le malin ^^ ça me fait plaisir que tu ne le voies pas comme Sanne en tout cas, parce qu'elle est très sévère avec lui. Moi aussi je l'aime bien ! Disons que Sanne est froide de nature, peut-être, ou trop préoccupée par ce qui lui arrive pour être bienveillante. Espérons que quelque chose pourra la sauver de cette dégénérescence ^^
Merci beaucoup de tes commentaires Donna, je reviens vite pour te répondre et pour poster la suite !!