CHAPITRE 8 - AMBROISE

Notes de l’auteur : Et voilà le dernier chapitre ! J'espère que cette histoire vous a plu. Il s'agit d'un premier jet que je compte réécrire, donc je tiens à m'excuser pour les éventuelles incohérences. Si vous remarquez quelque chose que je devrais travailler pour la deuxième version, n'hésitez pas à me laisser un commentaire.
Je vous laisse maintenant avec Ambroise et Ilidia, une dernière fois :)

Face à la mer, les bras le long du corps, je ne vois pas Ilidia partir, je ne vois plus les morts qui peuplent la plage tout autour de moi.

Je ne vois que lui.

Punaise, c’est vraiment lui.

Je dois sans doute rêver, mais si c’est le cas, faites que rien ne me réveille.

Quand Sohrab arrive à ma hauteur, je ne peux m’empêcher de le détailler. Comme l’a dit la femme, il a grandi aussi, ce qui rend cette rencontre encore plus étrange. J’ai l’impression qu’il revient simplement d’un long voyage.

Certains détails n’ont pas changé : sa peau mate, ses cheveux emmêlés (ma mère se plaint de ma négligence capillaire, mais il a toujours été pire que moi). Je reconnais même le short de bain qu’il portait ce jour-là et un nœud se forme dans ma gorge.

Je me concentre à nouveau sur son visage, qui a perdu ses derniers traits enfantins. Ses mèches brunes sont désormais du même turquoise que les autres fantômes et ses yeux marrons ont pris la teinte d’un bleu délavé. Peut-être que mon cerveau multiplie les hallucinations, mais je suis persuadé de voir ses iris onduler comme des vagues.

Pendant un instant, je suis tenté de toucher son bras pour m’assurer qu’il est bien réel, mais avant que je puisse lever ma main, Sohrab se jette dans mes bras et me serre contre lui. D’abord sous le choc, je finis par l’enserrer aussi et pose ma joue sur son épaule.

- Je savais que tu viendrais, murmure-t-il.

Entendre le son de sa voix me fait frissonner. Il se détache de moi et prend mon visage entre ses mains.

- T’as tellement changé, c’est fou.

- Tu peux parler ! rétorqué-je. T’as vu tes cheveux ? Et tes yeux ?

- Ah oui, c’est un peu commun ici. Pas mal, hein ?

Il bat des cils et j’éclate de rire. Sa main saisit mon poignet.

- Allez viens, on a pas mal de trucs à rattraper.

*

Pendant ces instants où nous sommes assis tous les deux, j’essaie de m’imprégner de chaque sensation qui m’entoure. La brise sur ma peau, l’air frais, le souffle des rouleaux, et surtout la présence de Sohrab à mes côtés, l’arôme salé qui émane de ses cheveux. Mon visage posé sur ma main, j’écoute mon ami avec une avide attention, absorbant chacun de ses mots, chacun de ses mouvements.

Il me raconte son arrivée sur la plage, sa réaction horrifiée quand il a vu ses yeux et ses cheveux se vider de leur couleur, signe distinctif qu’il a reconnu de la légende qu’ils adorent.

- Je ne pensais pas que faire mon propre deuil serait aussi difficile, confie-t-il.

Heureusement, de nombreuses personnes, ici depuis longtemps, l’ont aidé à l’accepter. Mine de rien, je suis heureux de savoir qu’il est entouré depuis que je l’ai laissé.

- J’ai aussi cru que je me lasserais de l’endroit. Ça reste une plage, après tout. Mais les fonds marins sont tellement fascinants que je passe mes journées à les explorer.

- Tu respires sous l’eau, du coup ?

- En quelque sorte… personne ne sait, pour être honnête. Sans doute parce que nos poumons sont habitués, après…

Une vague douloureuse assaille ma poitrine, qui ne passe pas inaperçue.

- Désolé. Hé, faut voir le positif : je sais nager maintenant !

Son enthousiasme entraîne une nouvelle déferlante et j’éclate en sanglots.

- Oh merde, s’excuse-t-il. Pleure pas, s’il-te-plaît.

Il passe ses bras autour de mes épaules et je réussis à prononcer :

- C’est de ma- faute j’au- rais dû t’apprendre-

- Mais non, ne dis pas de bêtises. Tu l’as fait, en plus. Tu ne pouvais pas prévoir que le temps allait être… enfin bref.

- Tu sais- j’espérais que tu- tu ne soies pas là- parce que ça voudrait dire que t’es pas-

- Ambroise, arrête, me coupe-t-il. Tu te fais du mal et tu me fais du mal, là.

- Pardon, murmuré-je avec un mouvement de recul.

Il passe une main sur ma joue.

- Tu sais, je grandis aussi, un peu comme dans une seconde vie. Et après, on se retrouvera peut-être…

- Y a intérêt, répliqué-je.

Mon ami se redresse et tape dans ses mains.

- Bon, parle-moi de toi maintenant, enchaîne-t-il. Parce que j’ai quand même suivi une bonne partie de ta vie : ton enfance, ta puberté, ta deuxième puberté…

Je laisse échapper un petit rire en secouant la tête.

- … Mais j’ai quand même loupé pas mal de trucs !

Alors, en organisant mon récit du mieux possible, je retrace les événements importants. L’été de ma seconde, où je ne lui cache par le chagrin qui m’a dévasté pendant des semaines. Et puis, en contre-pied, mes séances avec ma psychiatre, qu’il connaissait déjà, qui m’a aidé à vivre avec.

Au lieu de maintenir ma bouilloire close, j’ai retiré le couvercle pour laisser la vérité se déverser dans le flot de mes paroles. Tout y passe. Ma crainte de retourner dans l’eau. Mes petites victoires quand mon père a accepté de signer mes papiers administratifs, le sourire de ma psy en me déclarant apte à avoir ma mastectomie. Ma rentrée en première, ma nouvelle classe, mes nouveaux potes.

Pour la première fois, je lui confie mon projet d’adapter nos histoires en film. J’ai toujours estimé qu’il aurait dû être le premier à en entendre parler, mais si j’avais su que cela arriverait pour de vrai…

L’éclat dans ses yeux efface la souffrance que j’éprouvais plus tôt. Mes mains s’agitent au fil de mes explications. Je lui décris mes idées de décors, le début de scénario que j’ai commencé.

- J’adorerais voir le résultat, ajoute-t-il après mon monologue.

- L’idéal serait que tu joues dedans, mais je me vois mal expliquer à ma mère comment tu t’es retrouvé ici. Et puis, t’es pas facile à trouver !

- C’est vrai, on essaye de cacher notre plage au reste du monde pour ne pas être dérangés par les visiteurs. Tu as eu de la chance de trouver l’endroit.

- En fait, c’est- merde, Ilidia !

Je regarde autour de moi.

- C’est qui ?

- Une amie que j’ai rencontrée cet été. Elle m’a bien aidé à venir te voir.

Son visage s’adoucit.

- On ferait bien de la trouver, dans ce cas.

Par réflexe, je sors mon portable pour l’appeler, mais celui-ci refuse de s’allumer.

- Mhh, ça m’étonnerait que ton téléphone fonctionne, constate mon ami en se levant.

- Pourquoi ?

- Les morts, ça brouille les ondes, plaisante-t-il.

Après un silence perplexe, il ajoute :

- Bon sang Ambroise, j’en sais rien ! Je n’ai plus de portable depuis longtemps. Essayons de la retrouver de nous-même.

Il me tend une main et m’aide à me relever. Nous découvrons Ilidia un peu plus tard au bord de l’eau, en compagnie de la femme qui nous a accueillis.

- Oh, salut, lance-t-elle quand elle se rend compte de ma présence.

- Ilidia, voici Sohrab.

Ses yeux se détachent de moi pour se concentrer sur ce dernier. Elle se lève et lui tend la main, une expression solennelle sur le visage.

- Enchantée. Ambroise m’a beaucoup parlé de toi.

Mon ami s’apprête à lui serrer la main, mais elle lui tape dedans. Sa mine troublée me fait marrer.

- Pardon, je salue comme une collégienne, je sais.

- Elle m’a fait le coup aussi.

- C’est rien, sourit Sohrab. J’ai entendu dire que tu as trouvé la plage, alors merci.

- Pourquoi ?

- Pour m’avoir emmené Ambroise.

- Oh, c’est normal voyons. J’avais hâte de te rencontrer aussi, parce qu’il m’a tell-

- Oui, bon, on a compris, la coupé-je. Ses chevilles vont devenir énormes.

Ils se moquent tous les deux et je fais mine d’être vexé pour cacher ma joie. Les avoir tous les deux ici à mes côtés m’équilibrent. Deux hémisphères qui s’assemblent.

- À moins que vous vouliez rester coincés avec moi pour une semi-éternité, il faudrait que vous retrouviez l’île, intervient Sohrab.

Mon cœur pèse lourd dans ma poitrine. Pas déjà, non. Quelle heure est-il ? Depuis combien de temps on est là ?

- Je veux bien rester, avoué-je.

- Ambroise, tu sais bien que tu ne peux pas. Tu as tellement de choses à faire sur Terre. Dont un film à tourner.

Ilidia me lance un regard interrogateur. Je lui fais signe qu’elle aura une explication.

Une idée s’immisce alors dans mon esprit. De tout mon entourage, elle serait la plus apte à m’aider dans mon projet. Je nous imagine, après le lycée, l’été, passer la semaine à vendre des galettes-saucisses pour financer le film, puis tourner pendant notre temps libre, avec une équipe. Ça pourrait le faire.

- J’ai une idée, lance mon ami. Et si on se baignait avant votre départ ?

Mon corps se fige par réflexe. Ils se tournent tous les deux vers moi. J’examine leurs visages reposés, bienveillants. Ils n’ont pas peur.

S’ils n’ont pas peur, je n’ai aucune raison d’avoir peur, pas vrai ?

- Ma demande est difficile, j’en suis conscient. Tu m’as expliqué que, si tu n’y arriverais plus, c’était à cause de moi. Et bien, je suis là. Tu m’as appris à vaincre ma peur de l’eau, laisse-moi t’apprendre la même chose.

Je m’avance d’un pas, prends la main de Sohrab dans ma main gauche, la main d’Ilidia dans l’autre. Rassemblant mon courage, je dis :

- Ok, allons-y.

- Super. Par contre, vous préférez peut-être y aller en maillot de bain.

Je baisse les yeux vers mes vêtements et mes chaussures.

- Mhh, pas bête.

Nous nous éclipsons avec mon amie pour nous changer, et je dois la supplier de ne pas trop s’éloigner, par peur de ne plus retrouver le chemin de la plage. Enfin, nous revenons aux côtés de Sohrab. Je me rends compte qu’il me voit torse nu à la plage pour la première fois, et il ne peut s’empêcher de m’observer des pieds à la tête avant de conclure :

- Quel beau-gosse.

Je me détourne en souriant, balayant son compliment d’un geste de la main.

- Arrête, je vais rougir.

- Quoi ? C’est vrai ! Ilidia, t’es pas d’accord ?

- Bien sûr que si. Magnifique, non mais regardez-le…

- Stop ! les supplié-je.

En guise de vengeance, je trempe mes pieds dans l’eau pour les éclabousser. Mes amis poussent un cri de surprise avant de contre-attaquer. Nous passons cinq bonnes minutes à nous jeter de l’écume glacée à la figure en riant aux éclats.

Le sourire de Sohrab fait plisser ses yeux, comme sur la photo au-dessus de mon bureau, en plus grand et en plus… bleu. Je capture cette image au creux de ma mémoire. Rien, à ce moment précis, ne me rendrait plus heureux.

- Bon, on ne va pas y passer la nuit non plus. Le dernier dans l’eau a perdu !

Ilidia s’élance dans l’eau, rapidement suivie par Sohrab. Je contemple mes pieds, que les vagues viennent régulièrement rafraîchir en les recouvrant jusqu’aux mollets. En relevant la tête, j’inspire profondément, embrasse la plage du regard, les reflets ensoleillés sur la surface de la mer. Puis je m’élance dans l’eau à mon tour.

fin

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