CHAPITRE 7 - ILIDIA

- Vous avez vos sacs ?

- Oui.

- Vos maillots de bain ?

- Oui.

- Ilidia, tu as ta crème solaire ?

Je sors le tube et fais mine de presser le bouton dans sa direction.

- On va pas non plus tout vérifier !

- Ok, ok. Et toi Ambroise, ça va ?

Ce dernier, assis sur la banquette arrière, hoche la tête sans un mot. Son expression impassible laisse parfois échapper de légers frissons. Ma sœur claque sa portière.

Nous restons silencieux tout le trajet, chacun plongé dans ses propres pensées. Je n’arrive pas à croire que j’ai convaincu Ambroise. Les talents de Lu en organisation ont trouvé leurs limites à la mention de la plage secrète. C’est mon ami qui a complété notre itinéraire, entre deux bouchées de galette-saucisse. Le voir noircir mon plan de l’île m’a suffi à savoir que j’avais fait le bon choix.

Le parking s’étend aux étendues d’herbe, au loin, et je devine que le nombre de touristes doit être gigantesque. Heureusement que nous sommes arrivés tôt. Juste avant d’aller sur le quai, ma sœur se plante devant moi :

- Dix-sept.

- Quoi ?

- Dix-sept moucherons se sont pris le pare-brise. J’ai compté.

Contournant le véhicule, je jette un coup d’œil à la vitre, constellé de minuscules cadavres ailés. Malgré le caractère morbide de la scène, je ne peux pas m’empêcher de sourire.

Sur le quai, les vents marins et terrestres s’en donnent à cœur joie. Décidément, mes cheveux n’auront pas un moment glorieux pendant ces vacances. Nous nous séparons devant la billetterie.

-  On se retrouve ici ce soir, je vous attendrai, déclare ma sœur.

Dans la file d’attente, je contemple mon petit bout de papier cartonné avec une photo imprimée de l’île. Un aller-retour pour la Roche des Âmes.

Nous longeons un chemin étroit qui surplombe la marée basse. Au bout du quai, une navette arrive en projetant des gerbes d’eau claire. Ambroise réussit à dénicher des sièges extérieurs, au bout du bateau. Je peux ainsi croiser les bras sur le rebord et observer la terre ferme s’éloigner.

Quinze minutes plus tard, nous apercevons l’île. Suivant les autres passagers le long d’une route bordant la mer, nous atteignons la place principale.

À droite, une autre embarcadère, que nous emprunterons ce soir. À gauche, un étalage d’hôtels et de restaurants, leurs vitrines illuminées par le soleil. Des odeurs alléchantes se mêlent tandis que les rayons tapent sur mes épaules dénudées. Ambroise garde le nez en l’air.

- On y est, s’extasie-t-il. On y est vraiment.

*

Au milieu des téléphones portables, nos cartes nous font passer pour des voyageurs d’une autre époque. Je pourrais sortir mon GPS, mais j’ai confiance en mon guide.

- Tu veux qu’on cherche la plage ? demandé-je.

- Si ça ne te dérange pas, j’aimerais faire un tour de l’île d’abord. J’ai passé tellement d’années à en rêver…

- Pas de soucis, ça me tente aussi !

Les rues étroites sont déjà noires de monde. Mes yeux ont du mal à rester devant moi tant le paysage est à couper le souffle. Nous passons devant d’immenses propriétés aux toits de tuiles rouges, protégées par de hauts portails.

Cette folie des grandeurs donne l’impression de déambuler dans un décor de cinéma. Pourtant, je remarque de la vie derrière les barrières infranchissables. Un homme qui tond sa pelouse, deux adolescents qui jouent aux raquettes, une famille qui sirote des boissons autour d’une table.

J’ignore qui se trouve dans la pire position. Les propriétaires, dont la vie exposée est un spectacle continu ? Ou les visiteurs errant au milieu de bâtisses qu’ils ne pourront jamais se payer ?

Dans une même courbe, le soleil et la chaleur grimpent. Nous ponctuons notre promenade par des pauses aux rares coins d’ombre que nous trouvons. Après notre pique-nique, nous entamons nos recherches.

Un dédale de sentiers escarpés nous conduit sur les bords de l’île, où nous découvrons des plages de sable ou de galets. Pas une once de magie ici. Des familles regroupées sur leurs serviettes, des enfants barbotant dans l’eau et des nageurs enchaînant les longueurs sont les seuls à peupler l’espace.

Et ils ont tous l’air bien vivants.

La troisième plage grouillante d’humains nous décourage un peu, mais notre moral ne décroît que lorsque le circuit nous paraît familier.

- On a fait le tour, ose Ambroise, confirmant ainsi mes craintes.

- On dirait bien.

La lumière qui faisait briller ses pupilles s’efface. Ma culpabilité me tord le ventre. Ce voyage n’était pas censé le déprimer. Malgré toutes mes capacités de raisonnement, une part de moi souhaitait que la légende soit vraie.

La température s’intensifie, jusqu’à couvrir l’île d’une vague de chaleur aussi lourde qu’une chape de plomb. J’ajuste les bretelles de mon sac à dos, bois de longues gorgées de ma gourde, applique de la crème solaire sur ma peau brûlantes. Mes boucles brunes se collent à ma nuque et contre mes tempes, mon cuir chevelu protégé par ma casquette. Lorsque mes jambes commencent à me tirer, je supplie mon ami de faire une pause.

- Bah, ce n’est pas comme si on avait encore le cœur à visiter, hein ? fait-il remarquer en s’asseyant sur une pierre, à l’ombre d’un grand arbre.

- Désolée de t’avoir emmené ici pour rien, soupiré-je en m’installant à ses côtés.

- Ce n’est pas de ta faute, on aurait dû s’y attendre. Et puis, j’y suis quand même allé, sur l’île. Faut se concentrer sur le positif.

Il pose alors son sac sur ses genoux et tire la fermeture éclair.

- Je voulais te l’offrir, ajoute-t-il en me tendant un de ses vieux carnets reliés.

- C’est-

- Une de nos histoires avec Sohrab. Sa préférée, pour être précis.

- Tu ne veux pas la garder ?

- J’en ai tellement, tu sais. Et puis, si je la veux à nouveau, j’aurais un prétexte pour venir te voir.

Sans retenir mon sourire, je saisis l’ouvrage avec précaution.

- Merci beaucoup, murmuré-je, consciente de la faiblesse de mes mots.

- Tu veux qu’on rentre ?

- Je vais passer aux toilettes avant, il y en a pas loin.

- Ok, je t’attends ici.

Je lui confie mon sac, longe le chemin jusqu’à atteindre le petit bâtiment. En sortant, je secoue mes mains trempées quand je m’arrête, assaille de doutes.

Par quelle route je suis passée, déjà ?

Mes yeux passent d’un sentier à l’autre. Quelle débile ! J’aurais dû faire l’effort de regarder où j’allais ! Je commence par le chemin le plus à gauche, ne vois aucune trace d’arbre ou de rocher, fais demi-tour. Le deuxième semble condamné par d’épais feuillages, comme si on avait oublier d’entretenir les buissons. Étrange, le rocher ressemble beaucoup à celui sur lequel nous étions assis. À vrai dire, je suis prête à parier qu’il s’agit du même lieu, mais désert. Comme si dix ans s’étaient écoulés depuis que je suis partie aux toilettes.

- Ambroise ?

De mes mains, j’écarte la végétation touffue. Peut-être a-t-il voulu me faire une blague pour oublier notre déception, ce serait bien son genre. Des fougères frôlent mes mollets nus tandis que je progresse dans les herbes hautes. Au moment où les dernières branches dévoilent le paysage, je me fige.

Une plage.

Vide.

- Putain.

Mes pieds effectuent un demi-tour si rapide que je manque de perdre l’équilibre. Je remonte le chemin en courant, hurlant le prénom de mon ami. Ce dernier surgit en face de moi, nos sacs dans les bras.

- Ça va ? s’inquiète-t-il.

- Oui ! Viens !

- Quoi ? Qu’est-ce-que tu as vu ?

Je me contente de récupérer mon sac et de foncer à nouveau vers les buissons. Faites que la plage n’ait pas disparu. Faites que je n’ai pas halluciné. Pitié, pitié, pitié…

- Ilidia, tu vas m’expliquer ce qui se passe ?

- Viens !

Je l’entends soupirer pendant que je franchis à nouveau l’immensité verte. Enfin, nous débarquons tous les deux sur la plage déserte.

À l’horizon, pas une présence humaine. Les seuls sons proviennent du souffle du vent et du mouvement des vagues. Je tourne la tête vers Ambroise, qui regarde devant lui avec une expression ahurie. il fouille dans ses affaires, en sort un vieux cliché qu’il compare avec la vue.

- C’est là.

- On a trouvé ?

Son sourire s’élargit. Toutes les étoiles d’une galaxie semblent avoir envahi ses yeux.

- On a réussi. Tu te rends compte, on a réussi ! s’exclame-t-il.

Il saisit mes bras et nous sautons sur place en poussant de petits cris, gagnés par l’euphorie. Des remous dans l’eau nous font alors sursauter. Devant nous apparaissent des formes troubles, qui se dessinent peu à peu. Il me faut quelques secondes pour comprendre.

Ce sont des gens.

Des couples qui bavardent. Des bambins qui courent. Tous ressemblent exactement aux touristes que nous avons vus sur les autres plages, à une exception près : leurs cheveux sont du même bleu turquoise que la mer.

Tout est vrai, alors.

- Ça pour une surprise…

Une femme s’avance vers nous et nos corps s’électrisent. Ses cheveux ondulés tombent au creux de ses reins, sa longue jupe flotte autour d’elle.

- Bonjour, vous venez rendre visite à quelqu’un ?

- Ou-oui, bredouille Ambroise. Sohrab.

L’inconnue incline le menton.

- Ah, Sohrab. Tragique passage.

Je fronce les sourcils.

- Passage du monde des vivants à celui-là, précise mon ami, devinant ma confusion.

- Ahh.

- Il a bien grandi depuis son arrivée. Vous êtes Ambroise, j’imagine ? Il m’a beaucoup parlé de vous.

- Les gens continuent de grandir, ici ?

- Bien sûr. C’est un très beau jeune homme maintenant.

- J’en doute pas, rit-il.

- Restez ici, je vais le prévenir.

Elle s’éloigne, ses vêtements ballottés par le vent. Ses pieds marqent de discrètes empreintes dans le sable humide.

- Ça va ?

- Je sais pas, avoue-t-il. J’ai un peu peur. Non, en fait, je suis terrorisé.

- Tu m’étonnes. Ça va bien se passer, t’inquiète. Je vais vous laisser tous les deux pour vous retrouver. Si tu as besoin de moi, tu peux toujours m’appel-

Notre conversation n’a pas le temps de s’achever. En face de nous, quelqu’un sort de l’eau.

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