Corail se tenait aux côtés du roi humain. Devant elle, Zaroth patientait, ciblé par pas moins de huit balistes – mot qui venait d’enrichir son vocabulaire. Des centaines d’humains se pressaient autour de la zone de mise à mort. Les soldats ayant vu leurs copains mourir sous le feu d’Agruip, d’abord. Toute la chaîne de commandement de l’armée, ensuite. L’immense majorité des nobles, enfin. Corail aperçut également quelques serviteurs. Le roi avait tenu à ce qu’un maximum de gens assistent à l’exécution, futurs témoins de l’acte visant avant tout à raffermir son autorité et son aura.
Sur un geste du roi, les ballistaires actionnèrent les machines. Les huit traits gigantesques touchèrent la cible, transperçant les écailles et le monstre s’écroula sous les hourras de la foule. Corail, sous son voile, ne put s’empêcher de pleurer. Le roi l’observa, guettant son évanouissement, puis soupira d’aise en la constatant toujours debout.
La veille, tous les œufs avaient été emmenés par les dragons, bien à l’abri dans des caisses rembourrées. Des siréniens aideraient au déchargement à l’arrivée. Aujourd’hui, Zaroth payait de sa vie une promesse de neutralité non tenue.
Six dragons descendirent et sous les acclamations inquiètes ou ravies, selon les témoins, des humains, attrapèrent le corps pour l’emmener, comme il en avait été convenu avec le roi humain. Chavard’all faisait partie du lot. Il reviendrait dans trois jours, quand le nouvel ancêtre aurait été désigné.
Corail ne s’ennuya pas pendant ces trois jours. Des courtisans du roi échangèrent avec elle, mettant à plat ce qui pourrait constituer les bases d’une relation amicale à venir. Les diplomates se montrèrent patients et réceptifs devant leur interlocutrice ignorante. Corail se sentit écoutée et respectée.
La sirénienne passa toutes ses nuits dans les bras de Jack. Ils dormaient nus tous les deux, pressés l’un contre l’autre et Corail ne craignit jamais que Jack ne la blesse. Sa confiance en lui était totale.
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Farhynia amorça son atterrissage dans la cour que lui indiqua Chavard’all, volant à ses côtés. Son dragonnier l’attendait au sol. Le cœur de la jeune dragonne bleue fit un bond en apercevant Corail aux côtés de Jack. Elle se força à se calmer. Ne pas se laisser se submerger par ses émotions. Elle devait rester stoïque et professionnelle.
Dans la cour, une vingtaine d’humains attendaient. L’endroit resplendissait. De la pelouse – que les dragons abîmeraient un peu – des fleurs, des arbres, un grand bassin à l’eau cristalline, le tout entouré de hauts murs. Si les dragons survolant la ville avaient fait se lever de nombreuses têtes sur leur passage, ils deviendraient invisibles depuis la cité une fois posés.
Farhynia atterrit souplement puis baissa le cou et plia la patte, permettant à son cavalier de descendre. Le sirénien s’avança vers Corail, sous les yeux écarquillés des humains. Si Corail portait son habituelle robe bleue la couvrant de la tête aux pieds, le sirénien, lui, proposait son corps nu aux regards inquisiteurs des humains qui plissèrent les yeux pour mieux voir.
Un corps lisse, exempt de poils en dehors de la tête, les siréniens arboraient un ventre plat sans nombril. Leur torse sans téton aurait pu leur donner une silhouette masculine et pourtant, la forme de leurs hanches et leur finesse générale les indiquaient féminins, rendant leur corps androgyne à souhait.
De plus, ils portaient tous leurs cheveux bruns – Farhynia n’avait jamais vu un sirénien proposant une chevelure d’une autre couleur – longs et lâchés. Leurs longs cils et leurs sourcils presque absents féminisaient leurs traits.
Les humains gigotaient, mal à l’aise devant cette forme de vie au genre indéfinissable.
- Bonjour Corail, dit le sirénien.
- Oh ! répondit-elle tout en le saluant de la main. Tu parles l’humain !
Il ne confirma pas, jugeant cela inutile. Corail retira son voile et baissa sa capuche.
- Tu es le dragonnier de Farhynia ? s’enquit Corail en fronçant les sourcils.
- Oh non ! s’exclama le sirénien. C’est juste un moyen de transport plus rapide que nager ou marcher.
Corail soupira d’aise. Farhynia descendit le museau vers son amie. Corail le lui caressa. Farhynia la lécha en retour, faisant glousser sa compagne.
- Je viens t’annoncer que nous avons réussi, prévint le sirénien.
- Vous avez réussi quoi ? demanda Corail.
- Nous sommes en mesure d’échanger avec les dragons, dans un sens comme dans l’autre.
- Excellent ! s’enthousiasma Corail. Il me tarde de trouver un bassin permettant de contenir Farhynia.
- C’est inutile, assura le sirénien. Nos discussions peuvent se faire aussi bien dans l’eau qu’à l’air libre. Depuis notre arrivée, je traduis tout ce nous disons à Farhynia.
Corail en resta muette. Une larme dévala sa joue, que Farhynia lécha avec douceur.
- Elle vient de dire « Je t’aime ».
- Je t’aime aussi, Riri, assura Corail. Mais tu sais, je ne dormirai plus sous ton aile. Je ne veux pas te contrôler, même inconsciemment.
- Je comprends, dit le sirénien et il était évident qu’il parlait pour Farhynia. Je t’en remercie. J’ai mis du temps à comprendre mais maintenant, je l’accepte et j’admire ton sens de l’honneur. Tu aurais pu nous mettre à tes pieds. Tu ne l’as pas fait. Merci.
Corail enlaça le museau de Farhynia avant de s’éloigner et de regarder la sirénien.
- Bien joué ! C’est facile ? De parler leur langue ?
- Aucun de nous ne parle la langue de l’autre, indiqua le sirénien. Farhynia a appris à me comprendre et moi de même. Chacun parle sa langue. Ce qui a été compliqué, c’est de comprendre que les dragons gèrent leur communication comme les humains. Trois membres du banc des interprètes parlaient l’humain.
Corail l’ignorait.
- Mes deux compagnons et moi avons été les premiers à saisir. Le savoir a été transmis. Le banc s’est disloqué. Chacun est revenu dans son banc d’origine.
- Vous avez fait un travail remarquable.
- Les dragons et nous sommes alliés. Nous prenons une partie de leurs œufs, une partie seulement, ceux pondus à un endroit spécifique, pour les mettre sur nos plateformes. Ainsi, les femelles choisissent si elles souhaitent que leurs petits naissent sur l’eau ou pas. Les dragons nous amènent de temps en temps dans des grottes en hauteur où nous devons détruire des nids d’aigle.
- En échange ?
- Ils vont sous l’eau avec nous et nous aident. Contre les dauphins déjà. Ensuite, leur puissance nous permet de réaliser des travaux sous-marins bien plus rapidement que d’ordinaire. Enfin, certains servent de transporteurs, en mer ou en l’air. Évidemment, ils ne s’attaquent plus à nos plateformes.
- C’est merveilleux, en pleura Corail. De mon côté, j’ai rencontré le roi humain et des négociations ont été entamées.
- Les humains accepteraient de délaisser l’océan ? s’étrangla le sirénien.
- Nous négocions, répondit Corail.
Le sirénien sourit pleinement. Le roi humain profita du moment de flottement pour avancer.
- Bienvenue au palais, lança-t-il en direction de la dragonne bleue.
- Tu traduis à Farhynia ? demanda Corail au sirénien.
- Non, répondit-il. Je suis interprète sirénien / dragon. Si les humains veulent communiquer avec les dragons, ils n’ont qu’à utiliser leurs propres traducteurs.
- Farhynia vous remercie de votre accueil, lança Jack, qui avait pris le relai.
Le roi pencha la tête, étudiant la dragonne puis lança :
- Vous savez le plus surprenant ?
Il regarda tour à tour Jack, Chavard’all, Farhynia, l’interprète sirénien et Corail. Sans laisser le temps à quiconque de répondre, il annonça :
- Je suis sûr à cent pour cents que Farhynia est une femelle dragon alors même que j’ignore le sexe du sirénien qu’elle portait. Comment puis-je savoir cela d’un être aussi différent de moi et pas d’un autre qui me ressemble autant ?
Les dragons retroussèrent leurs babines. Les humains et les siréniens rirent.
- Parce que les dragons sont sexués, proposa Jack, alors que les siréniens ne le sont pas. Farhynia est en effet une femelle mais surtout, elle est la nouvelle ancêtre des dragons.
Corail explosa de rire avant de se calmer en constatant que Jack ne blaguait pas.
- Ancêtre ? À son âge ? Il faudrait peut-être changer le terme, non ?
Farhynia ne s’attarda pas à répondre. Il y avait déjà eu tant de changements. Inutile d’en rajouter un autre.
- Farhynia souhaite discuter des relations humains / dragons. Elle aimerait que les siréniens s’éloignent, indiqua Jack.
- Je confirme la traduction de l’humain, dit le sirénien.
- Viens, dit Corail. Je vais te faire découvrir un joli bassin. Je commence à m’y retrouver un peu dans ce dédale de pierres.
Farhynia suivit des yeux celle qu’elle aimait d’un amour sincère, soupira puis se concentra sur l’échange avec le roi humain.
- Les accords précédents ne nous conviennent plus, annonça Farhynia, propos répétés à l’exactitude par Chavard’all à Jack qui les traduisait en langue humaine.
- À nous non plus, indiqua le roi. J’ai failli avoir les pires salopards du monde armés de dragons face à moi. Je préfère aussi revoir notre accord.
Ils rirent tous les deux.
- Nous ne souhaitons pas une guerre entre nos deux peuples, assura Farhynia. Je suis sûre que nous pourrons être des voisins respectueux les uns des autres.
- J’en suis persuadé aussi, assura le roi.
- Il n’y aura plus d’appel, indiqua Farhynia.
- J’approuve, dit le roi. Cependant, nous devons pouvoir converser avec vous. Deux humains en lien avec deux dragons. Le maître, dit le roi en désignant Jack, et l’apprenti. Comment nous choisirons les élus est de notre ressort. Comment vous choisirez les dragons concernés sera du vôtre.
- J’approuve, accepta Farhynia.
- Vous êtes un symbole de puissance. J’aimerais asseoir l’autorité de la monarchie en vous utilisant. Il paraît que certains d’entre vous apprécient particulièrement la chair humaine.
- Certains, en effet, admit Farhynia, même si elle préférait nettement le bouquetin.
- Il me plairait que les mises à mort se fassent dans la gueule d’un dragon, indiqua le roi. J’estime que les crimes baisseront fortement si chaque meurtrier se retrouve publiquement brûlé vif puis croqué par l’un de vous.
- Je devrais pouvoir trouver des volontaires pour servir de bourreau.
- Merveilleux, s’enthousiasma le roi. De votre côté, que souhaitez-vous ?
- L’expérience a montré qu’il valait mieux ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Vous maîtrisez le feu, assez pour permettre à nos œufs d’incuber plus vite. Certaines de nos femelles aimeraient profiter de vos installations.
- Nous pouvons construire un complexe qui vous serait destiné, réfléchit le roi.
- Parfait, répondit Farhynia. Sachez que nous sommes alliés avec les siréniens que nous n’attaquerons donc plus.
- Nous sommes en pleine négociation avec les siréniens avec l’objectif final d’un échange mutuellement bénéfique entre eux et nous.
- Vous m’en voyez ravie, assura Farhynia. J’espère de tout cœur que vos négociations porteront leurs fruits.
Le roi s’inclina avant de s’éloigner.
- Dis à Jack que j’ai énormément apprécié ses traductions, lança Farhynia à Chavard’all.
Jack s’inclina devant Farhynia avant de s’éloigner.
- Tu as su répéter mes mots à la perfection, sans jamais intervenir personnellement, dit Farhynia au dragon blanc à pointes noires. Tu remplis bien ta mission.
- Jack me déteste, maugréa Chavard’all.
- Le lien ne nécessite pas d’amour, d’amitié ni même de respect pour exister, fit remarquer Farhynia.
- Il refuse de dormir sous mon aile.
- Il dort dans son lit, avec Corail. Rien de plus logique. Je te le répète : tu remplis bien ta mission.
Chavard’all grogna en dansant d’une patte sur l’autre. Farhynia lui attrapa le cou, enserrant dans sa gueule avant de lâcher. Le dragon blanc à pointes noires resta immobile, ne répondant pas à l’appel sexuel de sa comparse.
- Chavard’all ! s’exclama Farhynia. J’ai couché avec Zaroth, d’accord. Et alors ? Tu sais quoi ? C’est avec toi que je veux passer mes nuits, sous ton aile que je veux dormir, tes bouquetins grillés que je veux manger – les miens sont immondes.
Le dragon blanc parvint à glousser.
- Je t’aime, dit Farhynia. Tu peux bien coucher avec qui tu veux. Je peux coucher avec qui je veux. Ça ne changera jamais que c’est ton souffle que je désire ressentir sur mon museau au réveil.
Chavard’all se tourna vers Farhynia.
- J’ai entraîné la scission de notre peuple. Tu nous as réunis. J’ai détruit des dizaines de nos œufs. Tu as mis en place leur protection. Je suis un simple interprète. Tu es l’ancêtre. Je ne te mérite pas.
- Je t’aime, répéta-t-elle.
Farhynia le lécha, se frotta contre lui, racla sa queue contre le ventre de Chavard’all.
- Pourquoi ? dit-il.
- Parce que tu peux me tuer d’un souffle, susurra-t-elle.
Chavard’all se tordit le cou pour observer sa comparse. Il ouvrit la gueule, faisant naître une flamme. Farhynia le fixa et, les yeux dans les yeux, ne broncha pas alors que le feu glissait sur ses écailles, un brasier, un incendie, d’une chaleur telle que les feuilles des arbres alentour se recourbèrent et noircirent.
Farhynia frissonna de bien-être, entourée d’une chaleur à la limite du supportable. Plus chaud, ses écailles auraient explosé. Chavard’all maîtrisait son souffle à la perfection.
- Je t’aime, répéta Farhynia.
En réponse, Chavard’all la saisit à la gorge, bondit sur elle et l’emprisonna entre ses pattes et son ventre. Il déploya son sexe et toqua à l’entrée du conduit de Farhynia, qu’elle refusa d’ouvrir.
- Au sol, c’est pour baiser, comme avec Zaroth, indiqua Farhynia. L’amour se fait en volant !
Chavard’all saisit sa partenaire entre ses pattes tout en s’élevant, luttant pour monter. Le vol n’avait jamais été le domaine de compétence de Chavard’all. Pour Farhynia, il fit l’effort et rapidement, les deux dragons volèrent en cercle au-dessus de Branam, joyau du royaume des humains, créant une véritable attraction.
- J’ai toujours du mal avec leurs manières, admit Corail alors que Jack l’avait rejoint près du bassin où le sirénien se baignait au soleil.
- Ça, il faut dire… ricana Jack.
Ils observèrent le ballet des dragons dans le ciel, bleu et blanc se mêlant. Quelqu’un qui n’aurait pas fait attention aurait pu croire qu’il s’agissait simplement d’un nuage dans le ciel.
- Tu ne lui en veux pas ? interrogea Corail. De baiser ?
- Je ne lui interdis pas de le faire ! s’insurgea Jack. Je demande juste qu’il ne passe pas ses journées à ça et ne se plaigne pas que sa mission l’empêche de le faire.
- La traduction s’est bien passée entre les dragons et vous ?
Jack pencha la tête et plissa les paupières.
- Je ne te demande pas le contenu ! s’exaspéra Corail. Juste si tu es satisfait. Tu es le dernier dragonnier humain, le seul traducteur encore en vie. Tu dois être content. Chavard’all a tenu son rôle ? Il a été à la hauteur des enjeux ?
- Oui, répondit Jack, rassuré. Je suis heureux. J’ai trouvé ma place.
Corail sourit avant de lui déposer un baiser dans le cou, geste tendre auquel il ne répondit pas. Corail se recula et lui envoya un regard interrogatif, le comprenant tourmenté.
- Tu vas t’en aller ? demanda Jack. Rejoindre l’océan ?
Corail transperça Jack du regard puis le baissa avant de murmurer :
- Si je retourne dans l’océan, je n’en ressortirai plus jamais. J’ai déjà entendu parler des abyssiens, ces siréniens qui s’éloignent du banc et s’enfoncent dans les profondeurs pour ne jamais en ressortir. Je ne comprenais pas. Aujourd’hui, je saisis.
Jack frissonna.
- Je ne veux pas mourir dans le fond, seule, dit Corail.
Elle s’approcha de Jack et prit ses mains.
- Tu veux bien que je reste ici, avec toi ?
Jack sourit. Il approcha ses lèvres de celles de la sirénienne et ils s’embrassèrent devant le sirénien désintéressé et sous les dragons rugissant de bonheur.
- Tu veux bien de moi, toi, un prince, et moi, une simple sirénienne, meurtrière qui plus est ?
- Je t’aime, dit Jack. Tu n’es pas une simple sirénienne. Tu es celle qui apporte la paix. Tu n’es pas une meurtrière. Tu as été soldat. Un militaire tuant en temps de guerre n’est pas un meurtrier. Il fait son travail et tu l’as bien fait. Je te veux à mes côtés jusqu’à la fin de mes jours.
Corail se blottit contre lui, heureuse.