Atara avait effectué sa garde à l’est de la porte ce jour-là. Quand la cloche incendie sonna l’alerte, elle releva la tête en même temps qu’Aïssé, et par pur réflexe, tourna le regard vers son foyer. En apercevant le panache de fumée à quelques rues de lui, elle plissa les yeux.
— Regroupe les autres et retrouvez-moi à la caserne.
Les incendies n’étaient pas fréquents à Atahari, mais ils pouvaient être dévastateurs et le dernier était non seulement récent, mais il s’était en plus situé dans la même zone. Par chance, celui-ci se déclarait au coucher du soleil, quand les moordenaars plongeaient dans le sommeil : les guerrières finissaient leur ronde et n’auraient pas à affronter deux dangers à la fois. Cette constatation n’empêcha pas Atara de presser le pas. Depuis quelque temps, un sombre pressentiment l’habitait, elle sentait l’approche d’une catastrophe sans pour autant en observer les indices concrets. Elle faisait de son mieux pour se raisonner et se contraindre au calme, mais elle était presque soulagée qu’une véritable menace survienne : ainsi, elle aurait l’occasion d’agir, et peut-être, de retrouver une part de sa sérénité.
La caserne d’Atahari, comme le voulait la coutume, avait été érigée au plein cœur de la ville. En cas d’invasion des moordenaars, ce point stratégique devait permettre aux habitants de le rejoindre rapidement. Construit en pierres et recouvert de sel, il constituait un refuge idéal et abritait, entre autres, une généreuse réserve de sel et d’armes afin d’en assurer la défense. Il s’agissait, et de loin, du plus grand édifice de la ville, à la fois siège de sa protection et de son autorité. Des guerrières en faction, deux hautes silhouettes en marbre blanc et armées de lances en gardaient l’intimidante entrée, mais Atara ne s’attarda ni sur l’architecture ni sur les sœurs qui la saluèrent au passage. Elle le savait, les feux réclamaient de la vitesse, et l’Ouderling y enverrait en renfort les premières femmes disponibles.
Il régnait plus d’agitation qu’à l’accoutumée à cette heure dans les couloirs, et une fois au cœur de la caserne, Atara a dû rester inclinée quelques instants avant qu’on ne s’intéresse à elle.
— Atara.
Elle se redressa enfin et tandis qu’elle s’empressait de la saluer, ses yeux plongèrent dans ceux de Mariama, l’Ouderling d’Atahari. Elle était âgée d’une cinquantaine d’années et avait un aspect autoritaire, mais un regard non dépourvu d’humanité. Elle commandait les guerrières depuis déjà près de dix ans, et si son caractère prêtait parfois à de discrètes plaisanteries chez ses subordonnées, personne n’avait jamais songé à discuter ses ordres. Derrière un ton tranchant et des mots acérés, elle cachait une parfaite connaissance des femmes qu’elle dirigeait, ainsi qu’un sens de la justice qui lui valait finalement le respect de toutes. Elle était compétente, mais elle n’aimait pas perdre de temps.
— Tes jeunes sœurs ? questionna-t-elle.
— En chemin, Ouderling.
— Regroupe-les et partez en renfort sur l’incendie. Vous êtes aux ordres de Raisa.
Atara acquiesça et au signe de l’Ouderling, se redressa puis fit demi-tour. Elle n’était pas surprise d’échouer sous la direction d’une guerrière plus haute placée, c’était encore presque toujours sa norme dès qu’elle sortait du cadre des gardes habituelles, et Raisa était sans doute présente sur les lieux depuis le début.
*
En guise d’incendie, Atara et ses jeunes sœurs ne trouvèrent que des cendres humides que la dénommée Raisa foulaient du pied avec un regard froncé.
— Volontaire, conclu-t-elle avant de se tourner complétement vers les nouvelles arrivantes. L’Ouderling vous envois ?
Atara acquiesça et se présenta.
— Vous arrivez un peu tard, conclu Raisa bien inutilement. Vous pouvez rentrer, je me chargerai du rapport.
Atara fit signe à ses sœurs de disposer mais précisa :
— Je vis à quelques rues, c’est le deuxième incendie successif qui a lieu ici…
La guerrière acquiesça, l’invita finalement à examiner les restes du feu. Comme elle, Atara conclu très vite qu’il avait été allumé : les poutres déplaçables avaient été rassemblées au centre de manière à prendre, elle discerna même quelques débris de branchage, ce qui semblait avoir été du fourrage et du feuillage encore vert, de quoi produire beaucoup de fumée... Mais qui avait fait ça ? Pourquoi ?
— Le lieu a sans doute été choisi pour sa discrétion, je pense qu’on n’a pas voulu faire de victime. Ça ressemble beaucoup à une diversion.
Ce fut au tour d’Atara de froncer les sourcils.
— Dans quel but ?
— Je l’ignore. Vous n’avez rien vu de suspect en chemin ?
Atara secoua la tête en signe de négation : en dehors des curieux que les guerrières avaient déjà presque finis de disperser à l’arrivée des renforts, la ville lui avait semblée parfaitement normale. Raisa appela l’une de ses sœurs d’un signe du bras.
— Retournez à la porte et relevez tous les signes suspects, j’informe l’Ouderling et je vous retrouve.
Une fois ses sœurs partis, Raisa se tourna de nouveau vers Atara :
— Quoi qu’il en soit, c’est aux sœurs plus expérimentés de prendre le relai. Rentre chez toi.
Malgré la consigne, Atara s’attarda encore un peu après le départ de Raisa : cette affaire l’intriguait. Ce n’était pas normal, qui pourrait bien avoir besoin d’une diversion ? Et pour quoi faire ? Quel méfait pourrait-on vouloir accomplir pour prendre le risque d’incendier la ville afin d’en détourner l’attention ? Toute à sa réflexion, Atara s’accroupis, comme si voir de plus près pourrait l’aider à comprendre. Peut-être devait-elle plutôt songer aux conséquences de l’incendie… Raisa avait envoyé ses jeunes sœurs vers la porte, certainement le poste qu’elles avaient délaissé pour faire face à l’urgence. Quelqu’un avait-il cherché à la passer en toute discrétion ? Pour sortir ou, au contraire, faire entrer une personne ou un objet ? Quitter la ville, c’était abandonner sa protection, du suicide sans une très bonne préparation. Alors qu’elle s’apprêtait finalement à rentrer chez elle, le pied de la guerrière butta contre quelque chose. Intrigué, elle fouilla du bout de sa sandale jusqu’à mettre à jour un panneau de bois en grande partie isolé par le sable et les cendres. Une trappe.
Atara aurait sans doute dû se contenter de signaler la cache, mais elle ne put refreiner sa curiosité et la mit à jour. C’était un modeste réduit, creusé autrefois pour abriter la nourriture et la garder au frais. Il aurait dû être vide aujourd’hui, mais ce n’était pas le cas. Au milieu des sacs et babioles diverses, bien en évidence, Atara trouva une tablette.
Longtemps, face au terrible message, elle demeura immobile.
*
Les yeux d’ouma Bahiya et des jumelles collées à ses jambes se braquèrent sur Atara dès qu’elle franchit le seuil de la maison. Elle n’avait pas encore refermé la porte qu’elle comprit l’interrogation silencieuse et la vague d’espoir de sa famille se muer en inquiétude. Aucun mot n’était nécessaire, pourtant, elle s’entendit demander :
— Azianne ?
Sa mère secoua la tête.
— Elle est partie avec son frère et la chamelle avant l’alarme incendie. Elle n’est toujours pas rentrée alors que Yeleen est allée aux nouvelles et voir si elle ne les trouvait pas. Tu ne l’as pas croisé ?
Non, Atara avait sans doute raté sa sœur en cherchant les enfants de son côté. Malgré elle, elle espéra encore qu’ils soient avec Yeleen, qu’elle les avait empêchés d’accomplir cette folie et que si elle-même ne les avait pas trouvés, c’était parce qu’ils avaient emprunté un chemin différent pour revenir.
Atara regarda tour à tour sa mère puis la tablette, ayant quelques scrupules à la plonger dans le désarroi. Mais il fallait bien l’informer de la situation et elle finit par lui confier le message avant de commencer à rassembler quelques affaires. Comme elle s’y attendait, du coin de l’œil et au fil de sa lecture, elle vit les traits de sa mère se décomposer, et par instinct, les deux petites s’accrochèrent plus fermement à ses vêtements.
— Ton amie a-t-elle toujours son vieux chameau ? Elle me le prêterait ? Si je pars maintenant, que je profite du reste de la diversion d’Azianne, j’ai peut-être encore une chance de les ramener avant l’aube.
Ouma Bahiya baissa un instant ses yeux emplis de larmes. Ses mots tremblèrent quand elle reprit la parole.
— Yeleen les a peut-être trouvés…
— Je ne peux pas perdre davantage de temps à l’attendre.
Une outre rejoint le nécessaire de secours et les quelques biscuits secs, Atara se dirigea vers la trappe de la chambre.
— Tu ne réussiras pas à sortir sans être vu, encore moins à revenir…
— Ma fille a visible réuss…
Sa voix s’atteignit, soufflée par le vide inexorable de la cache. La petite ne manquait pas de jugeote : elle avait emporté le cercle de sel, la laissant, elle, terriblement démunie. Si Atara ne parvenait pas à rejoindre ses enfants avant l’aube, elle serait condamnée. Pire, ils avaient pris de quoi se protéger eux, mais pas leur monture. Azianne l’ignorait sûrement, mais lors des treks dans le désert, les guerrières s’établissaient en rond, de sorte à préserver les animaux des attaques éventuelles. Le plus grand intérêt des moordenaars n’était pas les chameaux, mais ils comprenaient assez vite quand les dévorant, ils augmentaient leurs chances d’avoir les humains à leur tour, quitte à se montrer patient.
— Elle l’a emporté, devina Ouma Bahiya. Atara… Elle… Elle vient déjà de briser son rêve. Réfléchis. Ne brise pas aussi le tien. Ne m’enlève pas ma fille en plus de deux petits-enfants.
Elle claqua la trappe et fit volte-face, les yeux incendiaires.
Sa mère se cramponnait à la tablette, les épaules plus voûtées que jamais.
— Elle s'est enfuie en en mettant tout Atahari en danger, poursuivit-elle, quand bien même ils survivraient, jamais elle ne deviendra guerrière. Elle sera jugée, ils ne l’accepteront plus à l’école et Liory sera aussitôt conduit chez les hommes, confié au premier maître qui passe. Toi, tu seras sanctionné pour avoir agi sans autorisation.
— Ils mourront dehors !
Ezia et Imany sursautèrent et éclatèrent en sanglots. La voix de leur grand-mère se brisa sur ces derniers mots :
— Ils le sont déjà.
Toute vie quitta le corps d’Atara. Elle resta figée sur le seuil de la chambre, face aux terribles paroles de sa mère.
Ses enfants, ses trésors…. Non, il était hors de question qu’elle les perde, qu’elle renonce à eux ! Qu’importe si les sauver impliquait d’abandonner le reste. Tout ce qu’elle avait construit était pour eux et c’était sa faute si sa fille ne l’avait pas compris.
La porte s’ouvrit. Yeleen revenait, seule, et ses espoirs de retrouver sa première nièce et son neveu ici, s’il lui en restait encore, s’éteignirent presque aussitôt.
— Si tu pars, Atara, fait-le correctement, trancha ouma Bahiya en serrant les jumelles dans ses bras. Agis en guerrière, réfléchis, ne te contente pas de courir droit devant.
— C’est pour Azianne que je me bats. Pour Azianne et Liory.
— Alors, rends-les fiers de leur mère, et moi de ma fille, au moins une dernière fois. Ne franchis la porte du désert que solidement préparé, consciente de tes actes et de leurs conséquences. Ils seront peut-être déjà morts quand tu les retrouveras, si par chance tu y arrives. Mais si Reisny vous prête l’oreille, il te faudra savoir si tu souhaites faire demi-tour, assumer tout ça, ou trouver asile auprès des oasestams.
Atara se laissa tomber le long du montant, la tête dans les mains.
Il s’agissait d’adieu, jamais ils ne pourraient rentrer. C’est à peine si elle réalisa l’approche de sa sœur qui la serra dans ses bras.
*
Les jours ont été passés, trop vites et trop lentement tandis qu’Atara avait préparé son voyage, ses adieux. Jamais elle ne s’était imaginée quitter Atahari définitivement. Laisser derrière elle sa famille et sa fonction. Elle avait grandi, été élevé pour devenir et être guerrière, une fière protectrice de sa citée. Mais sans Azianne, sans ses enfants, ça n’avait plus aucun intérêt. C’était eux, depuis leur naissance, plus que tout autre habitant, qu’elle souhaitait préserver des moordenaars. Elle aurait été incapable de rester, de vivre sans savoir ce qu’il serait advenu d’eux. Elle n’aurait plus eu la volonté de se hisser au-dessus de ses aînées. Alors, autant partir.
Ça n’avait pas été simple. Elle avait dû faire passer les enfants pour malades afin que personne ne soupçonne leur absence et expliquer la non-participation de sa fille à la course. Puis il lui avait fallu acheter ce vieux chameau que l’on prétendrait voler pour éviter toute accusation de complicité, et enfin se procurer un précieux cercle de sel dessous le bras. Une bonne partie de ses économies s'étaient envolés. Elle avait ensuite dû attendre de se voir attribuer la garde de la porte pour ne pas éveiller les soupçons, envoyer ses propres guerrières au loin et, grâce à l’aide de sa plus jeune sœur, récupérer sa monture pour partir un peu avant la tombée du jour.
Elle avait galopé aussi vite que possible pour fuir les regards, mais maintenant, le chameau allait au pas. C’était frustrant : les enfants avaient de l’avance et elle ne désirait rien de plus que de les retrouver ; mais l’animal était âgé, elle devait le préserver. Elle doutait qu’on cherche à la poursuivre, pourquoi prendre ce risque et gâcher tant d’énergie quand le désert et les monstres se chargeraient sûrement de la punir ?
Elle se retourna dans l’espoir d’apercevoir une dernière fois ce qui avait été tout son univers, mais il faisait trop noir, les dunes avaient depuis longtemps avalé l’ombre de la citée.
Atara avait déjà eu une fois l’occasion de commercer avec les oasestams, les nomades du désert, et elle avait pour elle les renseignements que Yeleen avait bien voulu lui donner. Son objectif était de les rejoindre après avoir retrouvé les enfants, et elle se concentra dessus. Ils seraient moins en sécurité que derrière le mur, mais si on les acceptait, le sel de givre les protégerait comme il le faisait pour les tribus. Azianne pourrait garder son petit frère auprès d’elle, ils seraient de nouveau réunis, et c’était le principal.
Atara était consciente qu’elle ne reverrait peut-être jamais ses enfants en vie, mais elle ne voulait pas y songer. Elle avait éduqué sa fille, qui avait aussi su glaner des informations auprès de sa tante. Elle avait des chances, maigres, certes, mais pas nulle non plus, surtout avec sa mère dans le dos. Azianne, où qu’elle aille, chercherait certainement à faire au moins escale chez les oasestams. Leurs oasis étaient les seuls lieux où se ravitailler dans le désert, et le plus proche se nommait Fireth.