Syola regarda le grimoire et découvrit, stupéfaite, qu’il s’arrêtait là. Elle tourna la page, découvrant son verso vide.
- Mais ? Il arrive quoi à la troisième victime ?
- L’exécuteur rajeuni l’égorge, indiqua le prêtre Tuty.
- Pourquoi ? Ce n’est pas demandé.
- Parce qu’il s’est présenté ! grogna Tuty comme si elle était demeurée. Qui laisserait filer la victime d’une telle horreur après lui avoir révélé son identité ? Bien sûr qu’il l’égorge.
- Et s’il ne le fait pas ? insista Syola.
Le prêtre Tuty trembla de tout son corps.
- La victime appartient à Chaak. Elle devient sa créature.
- Je ne comprends pas, admit Syola.
- La personne a été marquée. Chaak la possède. Il ordonne, elle obéit.
- Mais Chaak est un dieu, lança Syola en fronçant les sourcils. Comment peut-il donner un ordre à…
- Salut, dit une forme humaine encapuchonnée qui venait d’apparaître à quelques pas de Syola.
La jeune femme regarda l’apparition en clignant des yeux. Elle allait ouvrir la bouche mais Tuty l’en empêcha en parlant.
- C’est une malédiction. Nous avons connaissance de deux cas où les victimes ont réussi à s’enfuir alors que l’exécuteur, mort de fatigue, s’est raté en tentant de les tuer. Les pauvres femmes se sont retrouvées à l’asile. Elles tenaient des propos totalement incohérents, parlaient toutes seules, disaient ne pas vouloir faire quelque chose avant d’agir à l’inverse. Elles ont réussi à dire le nom de leur agresseur et les adeptes ont été exécutés...
La forme gronda en serrant le poing.
- Mais les pauvres sont mortes jeunes l’esprit ravagé, termina le prêtre Tuty.
- C’était mes premières, s’énerva la forme.
Il avait la voix d’un jeune paysan. Il articulait mal, parlait vite et avec un accent que Syola ne parvenait pas à situer. Ses mains n’étaient qu’une fumée sombre sans contour précis. Son visage restait invisible sous la lourde capuche mais la voix était claire et agacée.
- J’ai appris depuis, se justifia-t-il. Je fais attention. J’y vais molo. Qu’une de mes créatures lise le sacrifice me l’ayant offert est une première. J’espère que ça te permettra de ne pas sombrer dans la folie comme les autres. Tu n’es pas en train de fuir en hurlant. Je trouve ça encourageant.
Syola ouvrit la bouche pour parler mais il la prit de vitesse.
- Non ! Tais-toi. Si tu te mets à parler toute seule, ils vont te mettre à l’asile. Ils ne m’entendent pas alors de leur point de vue…
Syola hocha la tête tandis que ses cordes vocales se figeaient.
- Et si tu refermais le livre ? proposa la forme. C’est ce que font les gens normaux quand ils ont fini de le lire.
Syola obéit.
- Suis-moi. On va sortir histoire de pouvoir bavarder sans être dérangés.
Syola lui emboîta le pas. Il l’amena jusqu’au jardin, dans le fond où personne n’allait jamais.
- Tu prends ça remarquablement bien, dit-il.
Syola peinait à respirer. Elle se sentait mal.
- Oh putain ! Merde ! s’énerva-t-il. Ça fait chier. Pardon. J’ai perdu l’habitude. Tu peux parler et tu n’es plus obligée de me suivre.
Syola se sentit mieux. Sa gorge se mouvait enfin librement. Elle ne se sentait plus tenue en laisse.
- Vous êtes un dieu ? demanda-t-elle d’un souffle murmuré.
- Chaak, le dieu de la mort, se présenta-t-il. Et toi, tu es ma créature. Tu peux me tutoyer d’ailleurs.
Tutoyer un dieu ? Syola ne s’en sentait absolument pas capable. Chaak poursuivit :
- Je suis content que tu le prennes aussi bien car j’ai des trucs à te demander.
Syola ouvrit de grands yeux. Elle le prenait bien ? Ah bon ? Figée de stupeur, elle n’avait pas l’impression de le prendre « bien ».
- Que tu prennes soin des résidents de ce temple me comble de bonheur, commença-t-il.
Syola se souvint des sensations de chaleur alors qu’elle soignait les résidents.
- C’était moi, confirma-t-il. Il me fallait un moyen de t’encourager sans me dévoiler. Quand je le fais trop tôt, ma créature devient complètement tarée. J’ai l’impression que j’ai bien choisi mon moment.
Il semblait extrêmement fier de lui. Syola cligna plusieurs fois des yeux.
- Bref, poursuivit-il. J’apprécierais que tu continues à soigner les résidents de ce temple. Tu as vu ? J’ai réfléchi avant de parler. Pas d’ordre dans ma phrase ! Je deviens doué à ce petit jeu.
Syola restait muette de sidération. Il en profita pour continuer son monologue.
- Sauf que ça ne me suffit pas. J’aimerais que tu apportes de l’huile de millepertuis, d’excellente qualité cela va sans dire, au temple palatial.
- De l’huile de… au temple palatial ?
Elle se souvint qu’en s’enfuyant de la cave, elle s’était retrouvée dans le palais. Teflan Stylus et les autres bénéficiaires du sacrifice s’y trouvaient donc.
- Vous voulez qu’ils puissent réaliser d’autres sacrifices, comprit Syola qui sentait qu’elle n’allait pas tarder à vomir.
- Évidemment mais cet élément leur manque.
- Évidemment ? répéta Syola. Mais les sacrifices sont interdits !
Chaak gronda et Syola le sentit très en colère.
- Interdits ? Par qui ? Pas par moi, en tout cas. J’adore les sacrifices en mon nom. Plus il y en a et plus je suis heureux. Je comprends la nécessité de ne pas en faire trop ni de manière trop visible au risque de mécontenter la société mais je préfère nettement les adeptes qui en font.
- Vu ce que vous demandez juste pour cirer des bottes, on ne dirait pas, répliqua Syola.
- Je suis le dieu de la mort ! s’écria Chaak.
L’entendre couiner avait quelque chose de très amusant. Syola dut se retenir d’exploser de rire. On aurait dit un gamin un peu immature. Plus cette pensée s’imposait et plus Syola se renfermait. Le dieu de la mort ? Un gamin immature ? Voilà qui n’avait absolument rien de rassurant ! Elle entendit la cloche pour le déjeuner retentir dans le lointain mais l’ignora pour ne donner son attention qu’au dieu de la mort. Sauter un repas ne la dérangeait pas.
- Repousser la mort, d’accord, mais cirer des bottes ? grogna Chaak. Mes demandes obligent mes adeptes à prouver leur vénération, à prendre leur temps, à bien réfléchir, à penser à moi, à se sortir les doigts du cul pour moi. Celui qui va jusqu’au bout a du mérite. Je sais le reconnaître et le récompenser.
Sans aucun doute, pensa Syola.
- Vous voulez que j’apporte de l’huile de millepertuis au temple palatial, répéta Syola. J’ai une date limite pour le faire ?
- Non, dit Chaak. Quand j’impose une date, le résultat est catastrophique. J’ai demandé à une de mes créatures de rédiger un sacrifice, un truc simple, et de m’appeler une fois le document terminé. Je suis parti faire autre chose en attendant. Quand je suis revenu, agacé que ça soit aussi long, ce débile était mort.
Syola en resta bouche bée.
- En fait, il ne savait ni lire, ni écrire. Alors il a dû apprendre d’abord. Sauf qu’il a considéré ma demande comme prioritaire sur toute autre chose, y compris sur ses besoins vitales – boire, manger, dormir. Il est mort de soif cet imbécile.
Syola frissonna. Si Chaak lui donnait un ordre, elle mourrait en essayant de le contenter.
- Alors maintenant, je fais gaffe, précisa Chaak. Tu n’as pas envie que je te donne l’ordre d’amener au plus vite de l’huile de millepertuis de bonne qualité au temple palatial ?
- Non ! s’écria Syola, probablement un peu trop fort et un peu trop vite.
Il ne lui en tint pas rigueur.
- Alors tu le feras sans que je ne t’en donne l’ordre direct. C’est ma volonté et tu me satisferas, n’est-ce pas, ma créature ?
Syola hocha la tête, consciente de ne pas avoir le choix. Terrifiée, elle regarda autour d’elle pour se découvrir seule dans ce jardin mal entretenu.
- Qu’est-ce que vous allez me demander d’autre ? s’enquit-elle d’une petite voix timide et mouillée.
- J’en sais rien ! s’exclama-t-il. On verra bien.
Syola serra ses bras contre son corps en tremblant. L’incertitude de l’avenir faisait battre la chamade à son cœur. Une larme coula sur sa joue. Chaak s’avança vers elle et de sa main droite, essuya la goutte. Syola bondit d’un pas en arrière.
- Vous pouvez me toucher ! s’écria-t-elle.
- Évidemment ! répondit-il en haussant les épaules. Je t’ai réchauffée pendant que les exécutants priaient en attendant l’aube.
Syola se souvint de ses bras chauds et réconfortants. Il s’était montré adorable.
- C’est pour ça que vous demandez que la victime soit placée dans une pièce froide ? Pour avoir l’occasion de la réchauffer ? Pourquoi vous ne la nourrissez pas en ce cas ?
- Je n’ai jamais demandé que ma victime ait froid ! se défendit Chaak. Je trouve ça complètement débile. Faim et soif, oui, j’aime assez mais froid, non.
- C’est écrit dans votre philosophie.
- Non, répliqua Chaak.
- Je suis sûre que si ! le contra Syola avant de partir vers la bibliothèque.
- Je te dis que non ! gronda Chaak en la suivant non sans taper dans quelques cailloux en passant.
Il ronchonna pendant tout le trajet, marmonna entre ses lèvres mais ne s’opposa jamais à la marche retour vers la bibliothèque. Syola ne fut pas surprise de la trouver vide. Tout le monde se trouvait à la salle à manger pour le déjeuner. Syola ouvrit l’énorme grimoire à sa toute dernière page et lut, victorieuse :
- La troisième victime devra ensuite être enfermée dans un endroit sombre et froid. Froid ! répéta Syola. Vous voyez !
Il la poussa pour regarder lui-même. Un bruit de gorge agacé sortit de sa bouche.
- Mais je n’ai jamais demandé ça !
- Et puis franchement, poursuivit Syola, les bras croisés sous sa poitrine, si le froid vous importe peu, arrêtez de demander à tout le monde d’être nu. Vous faites une fixation sur ça ou quoi ?
- Nu ? Qui doit être nu ? Je m’en fous que les gens soient habillés ou nus ! s’écria Chaak.
- C’est une condition apparaissant dans presque tous vos sacrifices ! s’écria Syola. Regardez !
Elle désigna, sur le livre, quelques lignes plus haut : « La troisième victime, nue, devra être présente et éveillée durant la torture de la deuxième. »
- Les copieurs du grand temple sont vraiment des nazes ! insulta Chaak. Et que font les vérificateurs ?
- Les vérificateurs ? répéta Syola.
- Des prêtres qui relisent les textes copiés par les copieurs, s’assurant qu’il n’y a pas d’erreurs. Ce grimoire est une copie et le texte d’origine ne comporte pas toutes ces mentions à la nudité qui sont, effectivement, très nombreuses, constata Chaak qui tournait les pages du livre, les observant avec attention.
Chaak leva soudain les yeux pour regarder autour de lui.
- Pourquoi n’y a-t-il personne ?
- Ils sont tous en train de déjeuner, indiqua Syola. Vous n’avez pas entendu la cloche ?
- Non, dit-il. Tu n’es pas censée te restaurer avec eux ?
- Si mais je suis avec vous, répliqua-t-elle.
- Je ne souhaite pas que tu changes des habitudes à cause de moi. Je tiens vraiment à ce que tu te portes bien. J’en ai assez des créatures qui meurent de faim, de soif, de sommeil ou d’inattention. Je souhaite réellement ton bien-être. J’aime beaucoup l’idée d’avoir des mains prêtes à accomplir mes volontés si besoin et ce n’est pas pour te torturer que je ne te précise pas ce que je vais te demander. Je ne le sais réellement pas. On verra le moment venu. Maintenant, va…
Il stoppa et grimaça. Il respira profondément puis lança :
- J’apprécierais vraiment beaucoup que tu te rendes à la salle à manger et que tu passes un bon moment avec les résidents de ce temple.
- Merci, Chaak, des efforts que vous faites pour ne pas me donner d’ordres.
Il sourit. Comment Syola le savait-elle alors que son visage lui restait inaccessible ? Elle n’aurait su le dire et pourtant, elle en était certaine. Elle partit en courant rejoindre la salle à manger.
- Syola ! s’exclama le haut prêtre Auguste. Nous avions cru un instant que vous nous boudiez !
- Je suis là. Pardon pour le retard, dit-elle en constatant que certains convives avaient déjà terminé.
Elle s’installa et se servit généreusement.
- J’ai crains un instant que la lecture du grimoire de Chaak ne vous ait coupé l’appétit, dit le prêtre Tuty. Je vois qu’il n’en est rien. J’en suis rassuré.
Syola sourit. Lorsque son assiette fut à moitié vide, elle se tourna vers Tuty et demanda :
- Dites-moi, prêtre, dans le grimoire, Chaak semble se ficher éperdument du sexe des exécutants et des victimes.
Le prêtre confirma d’un geste.
- Est-ce que Chaak est sexué ? interrogea Syola.
- Sexué ? Que voulez-vous dire par là ?
Vu sa voix et la forme de son corps, Syola se l’imaginait volontiers comme un homme mais un dieu avait-il seulement un genre ?
- Ses créatures disaient qu’il les violait régulièrement alors je suppose que oui, intervint Thomas, assis à gauche de Syola.
Son assiette vide prouvait qu’il avait fini depuis longtemps et n’était resté que dans l’espoir de l’arrivée de la jeune femme. Syola frémit. Chaak comptait-il la prendre, elle aussi ?
- Je fais ce que je veux, lui indiqua Chaak à l’oreille.
Syola avala difficilement sa salive. Voilà quelque chose qu’elle espérait arriver le plus tardivement possible.
- J’suis autant attiré par les hommes que par les femmes, précisa Chaak. Toi, t’es bonne. J’te sauterais volontiers. Pas tout de suite ! Tu l’supporterais pas. Plus tard, ma belle, plus tard.
Syola se trouva incapable d’avaler une bouchée supplémentaire. La première chose qu’elle fit en sortant du temple fut de se rendre au marché. Elle s’arrêta devant l’étal d’huile.
- Au risque de me montrer chiant, je préfère que tu fasses l’huile d’argan toi-même, précisa Chaak en apparaissant au milieu de la foule, des passants le traversant, d’autre l’évitant, comme s’ils sentaient sa présence. Aucune ici n’est de qualité suffisante. Je souhaite vraiment une huile de millepertuis de premier choix.
- Vous êtes au courant de la quantité d’amandons d’arganier qu’il faut pour faire un flacon d’huile ? Il faut acheter des quantités de fruits qu’il faut faire sécher au soleil pendant des lunes. Puis, il faut les ouvrir sans…
- Mieux vaut les faire manger par des chèvres et récupérer les amandons dans leurs excréments. C’est plus sale mais plus rapide et moins fatigant.
Syola allait parler mais Chaak la prit de vitesse.
- Ensuite, il faut détruire les noyaux en préservant les amandons, ce qui nécessite un doigté tout particulier, que tu possèdes.
- C’est pénible, long et fatigant. Je croyais que le but de vos demandes pourries étaient de vérifier la ferveur de vos adeptes en les obligeant à réaliser des tâches complexes mettant leur volonté à l’épreuve. Au risque de vous décevoir, je ne suis pas une de vos adeptes. En quoi le fait que je me fasse chier à réaliser cette huile prouvera la valeur de ceux à qui je vais l’offrir ?
- Ils ont réalisé le sacrifice ultime pour moi… Dix-sept fois, précisa Chaak. Le ferveur est prouvée.
Dix-sept fois, répéta Syola. Ces mecs avaient dix-sept fois torturé trois victimes, retrouvant à chaque fois leur jeunesse. Syola en eut la nausée.
- Ils vous ont offert dix-sept créatures, comprit-elle.
- Oh non ! s’écria-t-il. Ce n’est pas le genre de la maison. Ils les égorgent à chaque fois. C’est la première fois que l’un d’eux laisse filer la dernière victime, pour mon plus grand plaisir.
- Vous devez beaucoup apprécier Teflan Stylus.
Chaak s’assombrit et Syola sentit qu’elle venait de le mettre très en colère.
- Ne me parle jamais de ce… gronda Chaak avant de réaliser un bruit de gorge caractéristique de la rage.
Syola ne comprit pas mais choisit prudemment de ne pas interroger le dieu plus en avant.
- Je vais acheter des fruits de l’arganier, se soumit Syola. Je ferai selon votre bon vouloir.
Chaak s’adoucit à ces mots.
- Je te remercie, dit-il. J’aimerais qu’ils puissent en disposer à volonté alors essaye d’en faire le plus possible et de prévoir la prochaine fournée.
Syola acquiesça. Elle acheta les fruits et les disposa au soleil afin de les faire sécher. Elle n’avait aucune envie de les faire manger à des chèvres pour ensuite fouiller leurs excréments. Sur ses quelques temps libres, elle créa une dépulpeuse, qui fut prête à temps à la fin de l’été.
Chaak ne parut pas. Il la laissa vaquer à ses occupations sans plus se montrer. Lorsqu’elle soignait un résident du temple, elle recevait toujours sa chaleur réconfortante, preuve qu’il la suivait du coin de l’œil.