Bintou accompagna son nouveau maître. Il sortit de la ville par l’est. Ils parcoururent ainsi quelques lieux puis l’elfe noir s’arrêta. Il s’assit en tailleur à même le sol et lui indiqua d’un geste accompagné de mots qu’elle ne comprit pas de faire de même en face de lui.
Il lui parla. Le ton indiquait une question mais Bintou ne comprit pas. Il sourit et répéta la phrase tout en désignant l’aumônière. Bintou la lui tendit rapidement avec un « Oh » désolée. Il en sortit quelques fruits secs. Bintou était affamée. Elle n’avait rien mangé depuis la veille, celui-là étant venue la chercher juste avant sa pitance du soir. Il sortit également une outre, probablement remplie d’eau. Bintou crevait d’envie de boire.
L’elfe noir prononça une phrase, puis la répéta lentement. Un seul mot de cette phrase restait compréhensible pour la jeune femme : « manger ». Le reste la dépassait. Lui demandait-il si elle voulait manger ? Elle fit « oui » de la tête. Il répondit une phrase en souriant. Bintou se sentait en confiance avec lui. Il ne semblait pas lui vouloir de mal. La communication ne passait simplement pas.
Bintou ne faisant rien, il insista en parlant encore mais Bintou ne comprenait rien d’autre que le mot « manger » mélangé aux autres sons. Que pouvait-elle faire ? Elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’il pouvait attendre d’elle.
Il allait ouvrir la bouche lorsqu’il tourna brusquement la tête vers la droite, les yeux plongés dans le vide, à l’écoute d’un son que lui seul entendait.
L’elfe noir se leva. Bintou le suivit. Elle attrapa l’aumônière tendue et le suivit tandis qu’il partait rapidement. Habituée aux longues marches, elle le suivit malgré la soif et la faim. Ils arrivèrent dans un village inconnu de Bintou. Des gens accueillirent l’elfe noir avec intérêt. Bintou fut totalement invisible.
Un elfe noir gisait sur le sol. Il ne criait pas. À sa place, Bintou aurait hurlé. Trois doigts de sa main gauche manquaient. Bintou ne s’expliquait en revanche pas le comportement des villageois. La main blessée avait été placée sur un bloc de glace.
Ils échangèrent et les villageois montrèrent au nouveau propriétaire de Bintou un seau rempli d’eau et de glace. Il en sortit un doigt. Bintou sursauta. Pourquoi avoir placé le membre perdu dans de l’eau froide ? À quoi bon ? L’elfe noir plaça le doigt près de sa place sur la main gauche. Sa propre main au dessus de la blessure, l’elfe noir ferma les yeux et un profond silence envahit le village. Bintou fut impressionnée. Même les oiseaux s’étaient tus.
L’elfe noir retira sa main pour attraper le deuxième doigt. Bintou constata, atterrée, que le premier doigt avait retrouvé sa place sur la main. Le miracle recommença et se termina par l’auriculaire. Le blessé bougea la main. Tous les doigts réagirent. Il n’y avait pas la moindre cicatrice. Les villageois parlèrent à l’elfe noir avec des sourires. Il n’y eut aucun contact, aucune embrassade. Bintou se serait jetée à la tête de celui qui lui aurait rendu ainsi ses doigts. Il n’y eut que des remerciements polis et humbles.
Chez elle, Bintou avait déjà croisé des shamans mais ils étaient rares et certainement pas capables de recoller des doigts coupés. De plus, ils recevaient des cadeaux pour leurs actions. Là, Bintou ne vit aucun échange entre les villageois et celui qui venait de guérir l’un des leurs. L’elfe noir repartit vers l’extérieur du village. Bintou le suivit, ahurie du peu de valeur apportée à l’acte extraordinaire.
Maître et esclave se retrouvèrent face à face, assis en tailleur. Il essaya de nouveau mais Bintou, épuisée en plus d’être affamée et assoiffée, n’était pas d’humeur joueuse. Il haussa les épaules et s’éloigna après lui avoir désigné le sol. Elle dormit là, sur l’herbe. Ce n’était pas la première fois qu’elle se reposait à la belle étoile. Elle aimait cela, surtout par un temps aussi magnifique. Elle s’éveilla reposée mais encore plus tiraillée par la faim et la soif.
Son maître était debout, le regard tourné vers l’horizon. Avait-il seulement dormi ? Il se tourna vers elle, lui sourit puis lui lança un « Manger ? » d’un ton interrogateur. Elle hocha frénétiquement la tête. Il répondit une suite de sons qu’elle ne saisit pas.
À nouveau, ils furent interrompus dans leur échange par un appel inaudible. Quelle blessure allait-il devoir soigner cette fois ? Bintou le suivit dans son avancée rapide. Avoir dormi lui faisait du bien mais elle dut reconnaître peiner à suivre le rythme imposé. Elle se sentait faible. Deux jours sans boire ni manger, cela devenait difficile.
Ils rejoignirent un nouveau village. Son maître s’arrêta devant deux hommes et commença à les écouter parler. Les deux elfes noirs s’exprimèrent avec calme et tranquillité, exposant chacun leur tour leurs idées dont Bintou ne comprit absolument rien. Elle fut en revanche épatée de leur sérénité. Ils étaient clairement en opposition, arguant chacun pour son camp, sans jamais se couper la parole ou s’énerver.
Après un long moment, le maître de Bintou parla enfin. Il fut écouté puis les deux elfes noirs partirent. Les shamans servaient-ils également de médiateurs ici ? Ça n’était pas le cas chez elle où les problèmes étaient souvent gérés par le chef de la tribu ou par les quatre anciens en cas de désaccord entre chefs.
La marche reprit mais pas vers la clairière habituelle. Il avait dû entendre un autre appel pendant cet évènement car il partit plein ouest, là où leur lieu d’attente se trouvait au nord. Bintou tenait maintenant à peine debout. Les forces lui manquaient. Elle finit par s’arrêter, à bout de souffle. Elle avait donné tout ce qu’elle avait. Un pas de plus et elle s’écroulerait. Elle connaissait ses limites. Protectrice, elle avait été entraînée aux randonnées épuisantes drainant toute son énergie.
L’elfe noir soupira, gronda puis s’approcha d’elle. Devenue inutile, un poids pour lui, allait-il la tuer ? Il posa une main sur son épaule et instantanément, Bintou se sentit bien. Plus de faim, plus de soif et plus aucune fatigue. Elle aurait voulu lui dire « merci » mais se retint. Elle n’avait pas le droit de parler. Elle avait suffisamment été punie pour ne pas commettre l’erreur de nouveau.
Trop tard de toute façon, il avait déjà repris sa marche et avait même accéléré. Bintou le suivit cette fois sans difficulté. Cependant, quelque chose n’allait pas. La sensation de faim avait disparu mais son estomac clamait son manque. La sensation de soif avait disparu mais ses lèvres réclamaient du liquide. Bintou en eut la nausée. Elle avait l’impression d’être folle, de ne plus rien comprendre aux signaux envoyés par son corps. La sensation était extrêmement désagréable. Elle désirait plus que tout boire et manger et ce bien que n’ayant ni faim, ni soif. Elle aurait voulu lui hurler de cesser cette magie pesant sur elle et de lui donner les fruits secs se trouvant dans son aumônière. Même si elle en avait eu le droit, elle était de toute façon incapable de prononcer une telle phrase dans la langue des elfes noirs.
Ils arrivèrent à un autre village. Ils se ressemblaient autant qu’ils se différenciaient les uns des autres. Certains se tournaient vers l’agriculture, d’autres l’élevage, d’autres encore le travail de l’argile ou du tissage. Chaque village proposait sa propre ergonomie mais le pays formait malgré tout un ensemble cohérent et harmonieux. Une chose ne changeait pas : la propreté. Aucun village ne puait. Pas de déchets, pas d’excréments d’animaux sur le sol. Les elfes noirs ne rigolaient pas avec l’hygiène.
Deux hommes se hurlaient dessus. Sans l’intervention d’autres villageois, ils se seraient déjà sautés dessus et étripés. Bintou n’avait jamais vu un tel comportement chez les elfes noirs. Elle fut abasourdie par cette scène totalement inédite pour elle dans ce pays.
Son maître parla. Le ton froid, mordant, cassant la pétrifia. Soudain, elle fut transpercée de peur, terrifiée, terrorisée. Elle reprit ses esprits en changeant son regard. Après tout, elle n’était qu’une observatrice, pas la victime. Elle l’observa gérer l’échange avec autorité, justesse et précision. Les deux hommes tremblaient, leurs dents se serraient. Ils écoutaient les indications du maître de Bintou les poings fermés.
Finalement, il se tourna vers l’elfe noir à gauche et lui parla dans un silence total. Il usait d’un ton ferme mais calme, tranquille. L’interlocuteur hocha plusieurs fois la tête mais ne coupa jamais la parole au décideur. Finalement, le maître de Bintou posa une question dont le seul mot qu’elle comprit fut « Autorité ? ». L’autre répondit :
- Vous, eoshen.
Le maître de Bintou acquiesça puis congédia le premier homme. Il se tourna vers le second et annonça la sentence. Celui-là ne hocha jamais la tête. Il tremblait de rage. Bintou eut l’impression qu’il refusait la décision, qu’il allait s’en prendre au juge. Pourtant, il contint sa rage. La même question lui fut posée et comme l’autre, il répondit « Vous, eoshen » avant d’être congédié.
« Eoshen » se répéta mentalement Bintou. Cela n’était probablement pas son nom mais plutôt son titre. Shaman, traduisit Bintou pour elle-même. Dans son pays, les shamans pouvaient guérir des maladies, faire tomber la pluie ou au contraire la retarder et même si leur parole était écoutée, ils n’étaient pas aussi respectés et craints que les eoshen.
L’eoshen fit signe à Bintou qu’ils repartaient mais une fois de plus, ils durent se rendre dans un village.
Un elfe noir transpirait à grosses gouttes au milieu de ses travaux en cuir. Bintou observa les réalisations de cet artisan : c’était de l’excellent travail. Elle observa son maître. Il n’utilisa pas sa magie pour guérir le malade mais des potions qu’il créa à partir des ingrédients présents dans son aumônière. De ce fait, la guérison ne fut pas immédiate et l’eoshen annonça qu’il resterait à le veiller toute la nuit. Bintou s’assit sur le sol à côté de son maître et du malade endormi.
De son aumônière, l’eoshen sortit des fruits secs.
- Manger ? proposa-t-il.
Bintou hocha la tête, sachant pertinemment qu’elle n’aurait rien. Il attendait quelque chose d’elle mais elle ignorait totalement quoi. Il fit la moue puis soupira. Il finit par poser la main sur le blessé et dire :
- Eldar.
« Elfe », supposa Bintou et l’eoshen hocha la tête. Lisait-il ses pensées ? Il posa sa main sur sa propre poitrine puis remonta, paume contre sa gorge avant d’annoncer :
- Amhric.
Ce mot-là, Bintou n’avait pas la moindre idée de sa signification. De la main, il désigna la jeune femme. À la suite de quoi il posa sa main sur la poitrine de son esclave. Jusque-là, il ne l’avait touchée qu’une seule fois, pour lui redonner force et énergie et Bintou s’en serait bien passée. Elle n’évita cependant pas le contact. Si les autres le respectaient autant, mieux valait faire profil bas jusqu’à ce qu’elle le connaisse un peu mieux et se fasse sa propre opinion.
Il remonta sur sa gorge et dit :
- Ruyem.
La langue d’Eoxit. Bintou sursauta. Elle ignorait que les elfes noirs connaissaient ce mot. Bintou parlait le ruyem parce que son rôle de protectrice d’une tribu très au nord du pays l’amenait à rencontrer souvent les eoxans. Les bandits qu’elle traquait lors de son enlèvement par les elfes noirs étaient peut-être même des falathens. Sa langue natale était le mbamzi. Elle avait appris le ruyem avec les autres protecteurs et beaucoup sur le tas.
- Pas ruyem, amhric, finit l’eoshen en la désignant. Tu as compris ?
Il ne lui interdisait pas de parler. Bintou avait mal interprété les réactions de son premier propriétaire. Parler était permis, à condition de le faire en amhric. L’eoshen sourit. Il lisait ses pensées, comprit-elle, et il était heureux d’avoir enfin réussi à faire passer le message. C’était donc cela qu’il attendait d’elle : il voulait qu’elle parle !
- Manger, s’il te plaît, eoshen ?
Il grimaça.
- Pas eoshen, indiqua-t-il avant de prononcer des sons que Bintou n’avait jamais entendu.
Venait-il de lui demander de l’appeler par son nom et non par son titre ?
- Non, dit-il en riant doucement, confirmant qu’il lisait définitivement dans ses pensées.
Si ce nouveau son n’était pas son nom et pas non plus son titre, que pouvait-il bien signifier ?
Il la désigna de la main et prononça le son qu’il usait pour l’interpeler lorsqu’il souhaitait, par exemple, qu’elle lui donne son aumônière. Puis, il se montra lui et répéta le son par lequel il souhaitait la voir l’appeler. Bintou serra les dents. Elle venait d’apprendre « esclave » puis « maître ». Le hochement de tête satisfait de l’eoshen montra qu’elle avait bien saisi le sens des sons prononcés. Esclave ? L’ancienne protectrice de son village avait de quoi être vexée et très en colère. Dire qu’il ne l’avait même pas achetée. Elle avait été offerte, cadeau encombrant dont personne ne voulait.
- Tu peux partir si tu veux, indiqua l’eoshen.
Partir ? Elle avait déjà essayé. Ses anciens propriétaires ne l’en empêchaient nullement. Ils avaient même regretté qu’elle ne le fasse pas. Cependant, partir nue, sans arme et sans nourriture relevait du suicide. Elle n’avait pas peur de se perdre. Les étoiles et le soleil la guideraient. Non, elle craignait les animaux sauvages et les hommes, tout autant que la soif dans cet endroit où l’eau n’était pas aussi abondante que chez elle. Depuis son arrivée, il n’était pas tombé une seule goutte de pluie. Seuls des puits profonds permettaient d’obtenir le précieux liquide et Bintou en ignorait les emplacements. Elle était dépendante des elfes noirs pour survivre, à son plus grand mécontentement.
- Manger, s’il te plaît, maître, lança Bintou un goût amer dans la bouche.
Il secoua la tête en souriant tout en prononçant une phrase trop compliquée pour que Bintou n’en saisisse le moindre mot. Il dit une phrase, puis la répéta doucement, mot à mot, son à son. Bintou répéta avec attention. Il la reprenait à chaque erreur et finalement, Bintou fut capable de la répéter. La phrase comprenait bien les mots « manger », « s’il te plaît » et « maître » mais également d’autres que Bintou n’identifia pas. Elle fut récompensée pour son effort par une poignée de fruits secs. Une fois le don avalé, elle tenta quelque chose. Que se passait-il si elle remplaçait le mot « manger » par « boire » ? Elle répéta en changeant simplement ce mot et l’eoshen parut surpris. Il sourit.
- Bien sûr, répondit-il en lui tendant une outre pleine d’eau.
Elle l’avala dans son intégralité avec un bonheur total. Il suffisait de demander. C’était si simple. Elle n’en revenait pas. Elle était aux anges. Elle pourrait obtenir ce qu’elle voulait, à condition de demander.
- Si seulement tu pouvais penser en amhric, maugréa l’eoshen.
Elle rit. Ses pensées, elle ne les contrôlait pas. Un jour, peut-être, à force d’utiliser cette langue. En attendant, le mbamzi restait sa langue spirituelle. Elle frémit en pensant cela. L’eoshen comprenait ses pensées. Il parlait donc sa langue natale, en plus du ruyem et de l’amhric.
- Je n’avais jamais croisé cette langue avant de te rencontrer, précisa l’eoshen. Je l’ai apprise dans tes pensées.
Bintou en fut très impressionnée. Le pouvoir des eoshen était incroyable.
Les jours suivants se ressemblèrent. Pendant les temps de pause, l’eoshen enseignait l’amhric à son esclave par des jeux. Il disposait par exemple devant elle des fruits secs, en ligne, et elle devait les nommer. Si elle avait juste, elle pouvait le manger. Sinon, il était retiré. Ce faisant, elle mangea très peu au départ. L’eau en revanche lui fut donnée à volonté.
Souvent, ils étaient interrompus par un appel télépathique et l’eoshen partait en courant, Bintou sur les talons. Il soignait les maladies et les blessures légères avec des plantes, des onguents ou des crèmes. Les blessures lourdes demandaient l’utilisation de sa magie. Les conflits réclamaient tact et diplomatie.
Bintou découvrit un matin que les eoshen s’occupaient également des morts, d’une façon qu’elle ne comprit pas bien. Il fut appelé au chevet d’un homme tombé du haut d’une falaise. Mort sur le coup, nul ne pouvait le faire revenir. L’eoshen observa le cadavre, attendit quelques instants, puis hocha la tête avant de partir. Bintou n’avait pas la moindre idée de ce qui venait de se produire.
- J’ai indiqué au foyer le décès de cet homme, son nom et sa caste, ouvrant un nouveau choix à un enfant en âge de choisir, lui expliqua-t-il une fois qu’ils furent sortis du village.
- Foyer ? répéta Bintou qui ignorait la signification de ce mot.
- C’est là que vivent les eoshen.
Bintou les croyait nomades. Ils avaient donc un lieu de regroupement, comme les shamans chez elle, un lieu secret seulement connu de ces mages. Cela lui sembla logique.
- D’où viennent les enfants ? demanda Bintou.
- Des palais de coton, répondit volontiers l’eoshen.
Bintou répéta les mots sans les comprendre.
- C’est l’endroit où vivent les femmes, indiqua l’eoshen.
- Les femmes ? s’exclama Bintou.
Parce qu’il y avait des femmes elfes noirs ? Ils étaient donc sexués ? L’eoshen rit à cette pensée.
- Bien sûr que nous sommes sexués ! Quelle idée !
- Qu’en sais-je ? répondit-elle vexée. Je n’ai jamais vu aucun de vous sans ses vêtements, et jamais de femme non plus.
- Elles vivent dans les palais, protégées.
- Elles sont en prison pour leur protection ? grimaça Bintou qui n’appréciait pas du tout cette idée.
- Elles sont si peu nombreuses. Dehors, un accident est vite arrivé et chaque perte est catastrophique. Chez vous, les femmes représentent à peu près la moitié de la population. En perdre n’est pas d’une haute gravité. Chez nous, il y a énormément moins de femmes que d’hommes. C’est ainsi. Les bébés sont rarement des filles.
Les elfes noirs avaient donc enfermé leurs femmes à l’abri des animaux, des maladies, de tout danger.
- Tu as déjà vu une femme ? demanda Bintou.
- En pensée, par télépathie. Chaque femme est protégée par un eoshen afin qu’elle survive aux enfantements. De ce fait, je peux les voir, dit-il en désignant son cerveau.
Elle était donc la seule femme qu’il ait vu en vrai de sa vie. Soudain, sa nudité la gêna.
- Ça veut dire… que les elfes noirs… partout autour de nous… n’ont jamais vu de femmes ?
- Certains chanceux se souviennent de leur vie avant l’âge de raison. Les enfants restent au palais ce temps-là afin d’y apprendre à manger et parler. Les coutumes sont enseignées par les femmes. Une fois cela acquis, ils rejoignent une caste déficitaire de leur choix.
- Ils ne reverront plus jamais de femmes de leur vie, comprit Bintou.
- Sauf s’ils intègrent la caste des reproducteurs. Il faut bien faire des enfants, précisa l’eoshen.
Combien d’élus pour des millions d’elfes noirs ? Bintou fut triste pour ces gens.
- Vous respectez beaucoup vos femmes, n’est-ce pas ?
- Ce « vous » se réfère à qui ? interrogea l’eoshen.
Le « vous » de politesse, qui existait en ruyem, n’existait pas en mbamzi ou en amhric.
- Les elfes noirs en général, précisa Bintou.
- Oui, énormément. Elles sont rares et précieuses. Elles reçoivent les meilleurs mets, les plus beaux vêtements, de fantastiques bijoux, toutes les pierres précieuses du pays.
- C’est pour ça que les elfes noirs n’osent pas me regarder ? Parce que je suis une femme ?
- Ta présence est… dérangeante. Nous sommes conscients que les femmes humaines ne sont pas rares et précieuses mais les elfes noirs restent tout de même très prévenants envers les femmes, de quelque race que ce soit.
- Je n’ai pas demandé à être là.
- Et cette erreur ne se reproduira plus. Des consignes ont été données aux ramasseurs.
Bintou ne demanda pas lesquelles. Ils venaient d’arriver à la clairière.
- Tu ne reçois jamais rien en échange de tes interventions auprès du peuple ?
- Seulement en cas de besoin, si nous manquons de matière première pour nos potions, par exemple. Nous n’avons pas besoin de manger ou de boire alors… Parfois, du cuir pour un vêtement déchiré mais cela reste anecdotique.
Bintou comprit que la nourriture dans l’aumônière était normalement destinée aux patients ou à la réalisation de crème et pas à la nourriture. Bintou en avait assez de manger des graines. Elle était faible. Son corps réclamait bien davantage. L’eoshen alla se poster debout, à l’écoute des pensées. Bintou en profita pour dormir un peu.
Elle put dormir complètement. Le blessé suivant n’intervint que le lendemain vers midi. La brûlure était sévère. Les onguents apaisèrent la douleur et le blessé se calma rapidement. Un bandage fut placé. Des conseils furent donnés. Un pot de crème donné.
- Merci, eoshen.
Le guérisseur allait partir lorsque Bintou lança :
- Pourrais-je avoir à manger, s’il te plaît ?
Ces mots étaient à destination du blessé et pas de son maître. Surpris, le soigné leva les yeux sur l’eoshen.
- Libre à toi d’accepter ou de refuser, précisa ce dernier.
Le blessé réfléchit un instant, observa la jeune femme des pieds à la tête puis hocha la tête avant de lancer :
- Bien sûr, viens.
Dans la hutte, une assiette remplie d’un ragoût chaud lui fut proposé. Elle n’en revenait pas. Elle venait de profiter de ces gens mais peu lui importait. Ils respectaient les femmes. Ils venaient d’être soignés par l’eoshen. Ils avaient une dette. Un simple repas n’était pas cher payé. Alors qu’elle allait avaler sa première cuillerée, l’eoshen l’arrêta d’un geste doux sur sa main et demanda :
- Qu’est-ce que c’est ?
Bintou soupira d’aise en constatant qu’il désignait une amande. Cela, elle savait le dire. Elle répondit juste et put déguster l’excellent repas, assaisonné avec justesse. Elle reconnut quelques épices, des légumes mais fut incapable de savoir si elle venait de consommer du mouton, de l’agneau, du bœuf ou même du poulet. C’était bon, tout simplement.
Une fois en dehors du village, l’eoshen lui désigna un mouton dans un pré.
- C’était ça, la viande que tu as mangée.
Puis, il lui indiqua comment dire « mouton » en amhric et la jeune femme répéta. Par la suite, à chaque intervention de l’eoshen, Bintou eut droit à un repas chaud, à condition d’être en mesure d’en nommer un ou deux ingrédients, choisis au hasard par l’eoshen.
Elle l’observa souvent refaire ses crèmes, comme le pot qu’il avait laissé au brûlé. Elle le regarda récupérer dans la nature les plantes, racines, graines, écorces d’arbres avec attention. Elle se montra curieuse. Ce fut avec un plaisir évident qu’il lui enseigna les noms et usages des dons de la nature.
D’autres produits, difficiles à faire soi-même, étaient récupérés dans des marchés. Le montage final se faisait toujours à l’écart, loin des yeux du peuple. Il ne cacha rien à Bintou.
- Comment fais-tu pour retenir autant de choses ? s’exclama-t-elle un matin. Il y a tellement d’informations. Je crois que je sature.
Il sourit.
- J’utilise un palais mental, indiqua-t-il.
- Un quoi ?
- Un palais mental. Je peux t’apprendre, si tu veux.
Bintou hocha plusieurs fois la tête. Carrément qu’elle voulait améliorer sa mémoire ! Il lui expliqua comment ranger les informations dans son esprit, les classer, les relier, y mettre des mots, des images, faire des liens, créer des chemins afin de retrouver les connaissances stockées.
Bintou se montra très appliquée. Elle s’entraîna sans cesse, utilisant les moments où il soignait pour avancer. Il la reprenait avec beaucoup de douceur et de bienveillance, l’aidant, la soutenant, la grondant gentiment.
Il se montrait juste. À plusieurs reprises, Bintou ne put déguster l’excellent repas devant elle par incapacité à retrouver le nom amhric de l’élément désigné. Cela se produisit exclusivement pour des produits découverts par la jeune femme à L’Jor.
Bintou s’habitua aux conditions difficiles. Elle mangeait peu, buvait à volonté, voyait régulièrement son sommeil coupé par un appel inaudible. Les marches se faisaient toujours à très haute vitesse. Bintou souffrit mais ne se plaignit pas. Elle suivit, ravie des rares moments de disponibilité de son maître.
Afin qu’il ait davantage de temps pour elle, elle commença à l’aider à préparer ses potions, pommades et onguents. Il semblait ravi de ses interventions et accepta volontiers ses produits.
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Ils se retrouvèrent très à l’ouest, chez un marchand d’esclave. C’était la première fois depuis des lunes que Bintou croisait un humain. Elle n’en avait vu nulle part, ni dans les champs, ni dans les moulins. Les elfes noirs et les orcs vivaient en une symbiose si parfaite que Bintou n’arrivait pas à s’expliquer l’utilité des esclaves humains. Elle n’en voyait que en cage et ils disparaissaient mystérieusement après avoir été achetés. À quoi servaient-ils donc ?
Vu sa pathologie, le marchand d’esclaves nécessiterait des soins plutôt longs, temps pendant lequel Bintou ne servirait strictement à rien. Elle s’éloigna pour visiter un peu et trouva une prison sale, puante, dans laquelle s’entassaient dix hommes mal en point. Rien à voir avec la cellule qu’elle avait connu pendant ses premiers jours à L’Jor. Le propriétaire ne semblait pas prendre grand soin de ses prisonniers ici.
L’un des hommes, affalé contre la grille, attira son attention. Ignorant les remarques vulgaires des autres prisonniers, elle s’accroupit auprès de lui, toucha sa peau, vérifia la couleur de ses doigts et quelques autres parties de son corps avant de se lever. Dans l’aumônière de son maître, elle récupéra le produit nécessaire sans lui demander la permission. Elle ne comptait certainement pas le déranger. Elle savait que ses actes demandaient de la concentration.
Elle retourna auprès de l’homme affalé. Elle le secoua doucement pour le faire revenir à la réalité, ouvrit le pot et le lui tendit. Il ouvrit difficilement les yeux, prit le pot et le regarda, circonspect. Bintou lui expliqua en amhric ce qu’il devait faire. Le regard de son interlocuteur lui apprit qu’il ne comprenait pas cette langue. Elle essaya par geste mais cela ne donna rien non plus. Elle se pencha et murmura à son oreille en ruyem :
- Respire, plusieurs fois, intensément. Inspire en humant la mixture et bloque ta respiration. Ça va piquer, c’est normal. C’est que ça fait effet. Recommence trois fois.
L’homme hocha la tête. Il agit comme demandé et ses yeux retrouvèrent brillance et vigueur.
- Ouah ! C’est… extraordinaire !
Bintou tendit la main et l’homme lui rendit le pot qu’elle reboucha en souriant.
- Merci, dit-il.
Bintou se contenta de sourire. Elle rejoignit son maître, replaça le pot dans l’aumônière et s’assit non loin, attendant la fin du soin. Le malade ouvrit les yeux et se releva quelques instants plus tard.
- Merci, eoshen. Je me sens en plein forme.
- De rien, répondit l’eoshen. Je vais devoir abuser de ton hospitalité et rester chez toi quelques jours.
- Ah ?
Bintou en fut très surprise. Son maître ne restait jamais ainsi au même endroit. Il ne dormait jamais dans les villages, les enchaînant rapidement.
- Un problème ? demanda le marchand d’esclaves.
- Oui, répondit l’eoshen avant de se tourner vers Bintou. Debout, ordonna-t-il.
Bintou se leva sans comprendre.
- Tu connais la raison de ma colère, n’est-ce pas ? demanda l’eoshen.
- J’ai remis le pot dans ton aumônière. Il n’a fait que le respirer. Je ne voulais pas te voler, juste ne pas te déranger !
- Le soin apporté à cet humain ne me dérange en aucun cas. Tu as le droit de soigner, d’aider, de guérir si tu le souhaites, le tout en utilisant librement les produits nécessaires.
Bintou secoua la tête, haussa les épaules et fronça les sourcils. L’eoshen hocha la tête, fit la moue puis s’approcha de Bintou.
- Tu n’as pas saisi pourquoi le peuple respecte les eoshen et leur obéit sans sourciller. Tu vas comprendre.
Le marchand d’esclaves frémit et baissa les yeux. Bintou reconnut là de la peur. Jusque-là, les passants avaient toujours montré énormément de respect envers son maître, lui parlant avec déférence, humilité, politesse mais jamais de peur.
Bintou leva les yeux sur le visage de l’eoshen, calme, tranquille, concentré. Son regard fut soudain attiré vers sa main droite, dans laquelle une étincelle blanche crépitait et grossissait. Bintou observa cela avec une surprise totale. Elle ne l’avait jamais vu faire cela. Ses pouvoirs se limitaient à la guérison et au soutien physique. Le vol de pensée en faisait également partie mais rien qui ressemble de près ou de loin à ce qu’elle voyait maintenant.
La boule blanche avait atteint la taille d’une pomme et elle se densifiait. De légèrement transparente, elle devint blanche laiteuse puis semblable à une boule de neige. Son maître leva sa main et lança nonchalamment la boule qui vola jusqu’à la poitrine de Bintou, l’atteignant en plein cœur.
Bintou s’écroula en hurlant. La douleur la transperça, la déchira. Son sang la brûla, ses poumons furent remplis d’eau, son cerveau bouillit, son ventre fut lacéré de coups de poignards, des pointes furent insérées sous ses ongles, ses dents furent arrachées une à une, chacun de ses os se brisa. Elle ne perdit jamais connaissance. Elle ne mourut pas. Cette fin douce lui était inaccessible.
Tout cessa et Bintou fut surprise d’être encore en vie. Son corps refusait de lui répondre. Elle resta au sol, silencieuse et s’endormit.
Lorsqu’elle s’éveilla, son maître était là. Il posa sa main sur son front et tout redevint comme avant : plus de douleur, plus de faim, plus de soif, plus de fatigue et le corps répondit. Elle se releva certaine de ne plus jamais vouloir subir cela.
Elle avait souvent entendu des passants énoncer une querelle de voisinage auquel l’eoshen répondait en donnant la loi et les punitions appropriées. La personne, même fautive, obtempérait. Bintou comprenait maintenant pourquoi. Nul ne s’opposait à un eoshen. Le risque était bien trop grand. Plus jamais Bintou ne parlerait le ruyem, plus jamais.
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Bintou ne comptait plus les lunes passées à suivre l’eoshen. Depuis qu’elle parlait correctement l’amhric, l’eoshen essayait régulièrement de se débarrasser d’elle. Il la proposait à tous ses patients ou aux marchands à qui il prenait des produits sur les marchés. Tous regardaient Bintou avec une moue gênée et refusaient poliment le don.
Au début, Bintou avait souffert de cette situation. Se savoir non désirée lui faisait mal. Désormais, elle riait intérieurement de l’incapacité de son maître à se débarrasser d’elle. Elle ne lui en voulait pas. Après tout, elle le ralentissait souvent. Pas sûr que la concoction de certains baumes contrebalançait les ennuis qu’elle lui créait, ce même si elle avait réussi le miracle de réaliser un produit elle-même, avec sa propre recette, à partir d’épices pris au marché et de plantes ramassées. Il l’avait beaucoup félicitée et elle se sentait gonflée de fierté lorsqu’il utilisait son pot.
Elle restait malgré tout l’esclave dont il essayait de se débarrasser et dont personne ne voulait. Ses efforts restaient vains. Elle sentait bien qu’elle le dérangeait. Ce qu’elle lui apportait restait insuffisant.
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Le paysage changeait souvent. En arrivant à L’Jor, Bintou se trouvait au sud, proche de l’océan, sur une partie riche et fertile, couverte de champs. En montant vers le nord, elle avait découvert le désert brûlant la journée et glacé la nuit. Il n’y en avait pas à M'Sumbiji si bien qu’elle se sentit désespérée, craignant parfois que l’eoshen, lassé de sa présence, ne la laisse mourir là. Il ne la quitta jamais.
Après le désert, ce furent les montagnes qu’ils gravirent, jusqu’à arriver dans un petit village. Ce fut avec une surprise totale que Bintou découvrit des huttes entières d’hommes. Tous les esclaves étaient là, dans les montagnes. Ils affichaient des mines basses, lasses, fatiguées, brisées. Que faisaient-ils ? Les elfes noirs préféraient les orcs pour les travaux difficiles. Pourquoi utiliser des humains dans ce cas précis ?
Pour la première fois, l’eoshen ne s’arrêta pas dans le village et ne fut alpagué par personne. Il continua sa route vers les montagnes proches. Ils arrivèrent à l’entrée d’un canyon sinuant entre deux falaises gigantesques d’un gris tellement sombre qu’il semblait presque noir. Bintou n’avait jamais vu cela.
- Elle ne peut pas y aller, annonça un des deux gardes qui se trouvaient à l’entrée.
- Pardon ? s’étrangla l’eoshen contre qui personne ne se dressait jamais.
- Elle va mourir, précisa le garde en désignant ses pieds nus.
L’eoshen grimaça.
- Je suis pressé. Le temps manque. Ramène-la au village. Trouve-lui des vêtements, bottes et gants. Raccompagne-la vers moi ensuite.
C’était la première fois que l’eoshen s’éloignait d’elle. Il disparut entre les deux parois vertigineuses et le garde proposa à Bintou de le suivre. Au village, elle reçut des vêtements solides et confortables, accompagnés d’une paire de bottes d’excellente qualité parfaitement ajustées et des gants, le tout en noir. Elle aurait eu les cheveux longs et des oreilles pointues qu’on aurait pu la prendre pour un elfe noir.
Dans ce pays chaud, elle n’avait jamais vraiment eu froid. Ce fut plutôt comme si on lui rendait une part de son humanité, comme si elle s’élevait au dessus des orcs et des moutons. Elle se sentit instantanément mieux, plus alerte, plus en phase avec elle-même. Le garde la ramena à l’entrée du canyon puis continua avec elle.
Au bout, une immense clairière à ciel ouvert remplie de tentes était creusée de nombreux boyaux sombres s’enfonçant dans la pierre. Des chariots permettaient de transporter le précieux minerai. Chez elle, les rubis, l’or, le charbon et le fer étaient extraits de la montagne. Ici, le produit était sombre et en même temps brillant. Elle n’en avait jamais vu de tel. Elle s’approcha d’un chariot, curieuse.
- N’y touche pas, gronda le garde.
Bintou recula sa main rapidement. Elle ne voulait en aucun cas laisser penser qu’elle souhaitait voler le matériau inconnu. De nombreux humains, habillés comme elle de bottes épaisses, de gants et de vêtements protecteurs traînaient les énormes wagonnets. Aucun orc n’était visible. Bintou trouva cela très étrange. Pourquoi ne pas utiliser leurs animaux habituels ? Les orcs, bien plus puissants, auraient réalisé le même travail bien plus rapidement.
Le garde lui désigna une tente dans laquelle il n’entra pas lui-même. Bintou pénétra à l’intérieur pour découvrir son maître, assis en tailleur près d’un elfe noir qui tremblait, sursautait, criait parfois. Son visage était marqué de plusieurs éclats et son bras gauche saignait.
Son maître n’était pas seul. Un autre eoshen se trouvait là, assis un peu plus loin. Il observait la scène la mine basse. Bintou voyait un autre eoshen pour la première fois. Elle savait qu’il en existait d’autres puisqu’ils vivaient au foyer mais jamais elle n’en avait croisé. Elle le reconnut aisément à ses vêtements très particuliers.
Elle observa son maître. Les yeux fermés, il se murait dans un profond silence mais Bintou le connaissait maintenant assez pour en être certaine : il souffrait. Cette blessure, quelle qu’elle soit, lui demandait toute son énergie pour être soignée.
- Ne peux-tu pas l’aider ? proposa Bintou que l’inaction de l’autre eoshen exaspérait.
- J’ai utilisé tout mon shen pour le maintenir en vie le temps que vous arriviez. Je suis vidé. Je ne peux que constater l’évidence. Même s’il est le meilleur d’entre nous, il va échouer.
Son regard vers elle fut assassin, comme s’il la tenait pour responsable de cet échec. Bintou se tourna vers son maître.
- Puis-je faire quoi que ce soit pour t’aider ?
- À boire et à manger, chuchota-t-il.
Bintou sursauta. Jamais elle ne l’avait vu ingérer de la nourriture, liquide ou solide. Elle hocha la tête et sortit de la tente pour rejoindre le village en courant. Au premier homme qu’elle croisa, elle lança :
- L’eoshen a besoin de manger et de boire, vite !
Les villageois réagirent instantanément. Ils s’éparpillèrent, se répartirent les tâches. Ce n’était pas du tout l’heure de manger alors tout devait être fait.
- Des fruits secs, annonça un homme. Reviens pour davantage.
Bintou hocha la tête et reprit le chemin en sens inverse. La montée fut plus ardue que la descente. Bintou arriva essoufflée. Son maître ne retira pas ses mains apposées sur le malade. Il n’ouvrit pas les yeux. Bintou le nourrit à la becquée.
- Encore, dit-il lorsque le plat fut terminé.
- Tu ne comptes pas m’aider ? gronda Bintou à l’adresse de l’autre eoshen et celui-ci secoua négativement la tête.
Bintou reprit la route en pestant contre cet égoïste. Sa course jusqu’au village fut rapide. Le retour chargé de bols chauds le fut moins. L’eoshen avala tout en quelques instants et en réclama davantage. Bintou repartit. Les allers et retours étaient durs. Elle buvait beaucoup mais se refusait à toucher au moindre morceau de nourriture, trop important pour son maître.
Il réclama encore. Bintou retourna au village.
- Nous n’avons plus rien, maugréa l’homme. Le reste doit être travaillé pour être consommé.
- Égorgez un cochon !
- Nous ne disposons pas d’animaux à une telle hauteur. Ils viennent d’un village plus en bas dans la vallée. Il faudrait une journée entière pour en faire venir un.
Bintou secoua la tête. Cela ne pouvait pas se terminer ainsi. À chaque fois qu’il mangeait, son maître reprenait des couleurs. Il lui semblait qu’il était proche de la réussite sans trop savoir se l’expliquer. Il lui en fallait encore.
- Et les oiseaux ? demanda Bintou en désignant le ciel rempli de volatiles avides de voler quelques restes aux bipèdes.
- Quoi les oiseaux ? répliqua le villageois.
- Ils ne sont pas comestibles ?
- Probablement, si, mais comment veux-tu qu’on les attrape ? Ils volent !
Bintou se figea un instant mais le villageois semblait sincère dans sa réponse. Bintou observa autour d’elle. Elle ne comprenait pas. Il y avait pourtant devant elle tout le nécessaire ! Il suffisait juste d’assembler ! Elle se saisit d’une dague et personne ne s’interposa. Elle attrapa le bois souple qu’elle tailla, de la ficelle solide et élastique, absolument parfaite, et des brindilles. Elle devait se dépêcher. La première flèche créée, elle l’enficha, banda son arc de fortune et tira. L’oiseau s’écroula au milieu du village. Les elfes noirs en restèrent muets de stupéfaction.
- Mais allez le ramasser et le cuire ! L’eoshen ne va pas le manger cru quand même !
Les villageois s’ébrouèrent et se dépêchèrent de préparer le volatile. Bintou en atteignit trois de plus. Elle partit apporter le premier à son maître qui l’avala en moins de temps que cela ne lui avait pris à elle de construire l’arc.
Elle repartit en ronchonnant et en soupirant. Heureusement, les trois autres étaient cuits. Elle en descendit cinq autres avant de repartir. Une trentaine d’oiseaux avaient été nécessaires. Lorsque Bintou arriva avec cinq de plus, elle trouva son maître debout, loin de son patient, en train de parler avec son comparse.
Un instant, elle eut peur que l’elfe noir fut mort mais sa poitrine se soulevait. En revanche, son visage ne montrait que de la souffrance.
- Donne, ordonna l’eoshen.
Bintou lui passa le plat. Il en partagea le contenu avec son compagnon puis, ils portèrent le blessé et sortirent de la tente. Bintou les suivit. Arrivée au village, elle récupéra la dernière ration d’oiseaux cuisinés puis rattrapa les deux eoshen qui se dépêchaient de descendre la montagne. Ils ne firent une pause que pour engloutir le plat puis repartirent.
Bintou eut beaucoup de mal à suivre tant la cadence imposée était forte. Elle venait déjà de parcourir des lieux d’aller et retour entre la mine et le village, et de chasser une cinquantaine d’oiseaux avec des flèches de fortune. Elle était épuisée. Son outre d’eau était maintenant vide. Les deux hommes ne descelleraient pas. Bintou puisa dans ses plus infimes réserves pour suivre.
Finalement, l’homme ouvrit les yeux et fut en mesure de marcher tout seul en grimaçant et la cadence devint faible. Les eoshen soutenaient l’elfe noir dans cette fuite, loin des montagnes où il avait été blessé. Bintou regarda derrière. Les mines avaient depuis longtemps disparu derrière l’horizon. Quelque fut cette blessure, elle nécessitait non seulement des soins d’une puissance incroyable mais également un éloignement rapide.
Un ruisseau permit au blessé de se rafraîchir et de boire. Bintou fit de même. L’elfe noir s’endormit près de l’eau et les eoshen ne le réveillèrent pas. Ils se contentèrent de s’éloigner de quelques pas pour discuter sans le déranger.
Bintou s’approcha d’eux, curieuse de connaître leur sujet de conversation.
- Tu ne peux pas la garder, gronda le jeune eoshen.
Le maître de Bintou allait répondre mais l’autre le prit de vitesse.
- Elle te pompe ton shen ! Tu as raté trois rendez-vous à cause de sa lenteur. Cet homme a bien failli mourir à cause de cela.
- Elle m’a aidé à… commença-t-il à la défendre.
- Il n’y aurait eu aucun problème si elle n’avait pas été là. Tu serais arrivé deux jours plus tôt et plein d’énergie. Tu es sans cesse en train de surveiller ses pensées, de…
- Bien sûr, je la surveille. C’est ma responsabilité de…
- Tu aurais dû la tuer. Elle est un poids pour toi.
Bintou frémit. Elle ignorait que son maître luttait contre l’avis des autres eoshen à son propos.
- Elle n’a pas demandé à être là. C’est une innocente. Je protège le peuple.
- Elle n’est pas de ton peuple.
- Peu m’importe d’où elle vient. Je ne vais pas tuer une…
- La mort de milliers d’esclaves humains ne te dérange pas mais celle-là, si ? Quelle différence ? Elle n’est qu’une parmi des millions ! Elle t’empêche d’effectuer correctement ton travail.
Bintou observa la nature autour d’elle et réfléchit. Après tout, elle pouvait partir. Rien ne la retenait. Elle portait des vêtements protecteurs. Elle avait gardé la dague empruntée aux villageois. Elle savait parler la langue de ce pays, lui permettant de demander son chemin. Être un poids n’était pas une nécessité. Il suffisait qu’elle parte.
Bintou fit un pas vers le sud, chez elle. Une boule blanche apparut devant elle. Elle se figea.
- Tu restes là, ordonna le jeune eoshen.
Bintou obtempéra. La boule resta en l’air, prête à l’envahir de souffrance sur simple pensée de son créateur.
- Elle ne peut pas s’en aller.
- Pourquoi ? s’exclama le maître de Bintou.
- Elle en sait bien trop sur nous. Les humains nous foutent la paix parce qu’ils nous craignent. Et ils nous craignent parce que nous restons dans l’ombre. L’inconnu fait peur. Laisse-leur mettre des mots sur notre peuple et ils viendront nous écraser avec leurs armées.
- Nous les repousserons, répliqua calmement le maître de Bintou.
- Nous préférons la paix à devoir repousser la guerre. Elle ne peut pas rentrer chez elle et tu ne peux pas la garder près de toi. Elle doit mourir.
Bintou observa son maître qui serrait les dents. Elle tremblait de peur. Contre eux, elle le savait, elle ne pouvait rien. Les jaguars, les lions, les hyènes, les coyotes et même les brigands n’étaient rien face à elle mais comment lutter contre la magie ? Elle était impuissante et faible.
- Je refuse de tuer une innocente, répéta le maître de Bintou.
- Je peux le faire pour toi, précisa le jeune eoshen.
- Non.
- Ça ne me…
- J’ai dit non, répéta froidement le maître de Bintou.
Le jeune eoshen baissa les yeux. Bintou se souvint des mots prononcés sous la tente : « le meilleur d’entre nous ». S’il devait y avoir combat, le jeune perdrait. Elle fut heureuse d’avoir été trouvée par celui-là et pas un autre. Il semblait tenir à elle d’une façon qu’elle ne s’expliquait pas.
Le blessé s’éveilla et la marche reprit sans plus qu’aucun des eoshen ne s’intéresse à Bintou. Elle suivit, consciente que rentrer chez elle ne lui était plus permis. Rester ici non plus apparemment. L’elfe noir blessé fut accompagné jusqu’à un village.
- Il t’indiquera les castes déficitaires et tu pourras choisir ta nouvelle vie, indiqua le maître de Bintou au blessé en désignant de la main son comparse qui hocha la tête. Le métier de contremaître minier t’est désormais impossible.
- Je sais, eoshen. Je vous remercie.
Ce « vous » n’était pas de la politesse, puisque cela n’existait pas en amhric. L’homme s’adressait à l’ensemble des eoshen. Le maître de Bintou tourna le dos au village et partit plein nord. Bintou le suivit mais il avançait à un rythme effréné.
- Dépêche-toi, gronda-t-il.
- Je fais ce que je peux. Je te le jure. C’est…
- Tais-toi et avance ! Économise ton souffle. Je me fous de tes excuses. Grouille-toi !
Bintou obéit. Heureusement, au village, elle avait pu trouver de la nourriture gentiment offerte par les habitants mais elle peinait tout de même.
La marche fut longue. Ce fut sous la lumière plongeante et rouge du crépuscule que Bintou découvrit le bâtiment creusé à même la montagne. En pierre dure, la plus haute tour montait jusqu’aux nuages. L’édifice, immense, était entouré de murailles hautes et épaisses. Jamais Bintou n’avait vu de telles constructions à L’Jor. Elle ignorait les elfes noirs capables d’une telle architecture. Toutes les pierres étaient noires et l’édifice s’accordait avec la montagne environnante, pulsant au rythme des rochers. C’était comme si la terre elle-même avait construit cet endroit, en parfait harmonie avec la roche. Elle passa sous l’arche de la grande porte ouverte. Son maître arrêta de marcher et lança :
- Interdiction de quitter cet endroit.
- C’est le foyer, n’est-ce pas ? supposa Bintou.
- Compris ?
- Je reste ici, promit Bintou.
Son maître hocha la tête, fit quelques pas vers l’extérieur puis se figea avant de se retourner vers son esclave.
- Sans toi, cet homme serait mort. Merci, Bintou.
Il disparut derrière le mur. La jeune femme frémit. Il venait de l’appeler par son prénom. Elle ignorait même qu’il le connaissait. D’habitude, il l’appelait « esclave ». Elle baissa les yeux et respira fortement, son cœur venant de s’emballer à ces mots.
Puis, elle se tourna vers les bâtiments sombres. Son nouveau lieu de vie… Un endroit où tous les habitants la préféraient morte. Super…
« Deux jours sans boire ni manger, cela devenait difficile. » alors techniquement un être humain n'est pas supposé être encore capable de marcher après deux jours sans boire.
« Elle avait l’impression d’être folle, de ne plus rien comprendre aux signaux envoyés par son corps. » j'ai beaucoup aimé le fait d'être "sustentée par magie"
Bintou ne rejoint pas les palais de coton mais le foyer, donc pas les femmes, mais les eoshen.
Techniquement, elle est soutenue par l'eoshen sans qu'elle le sache d'où sa capacité à survivre deux jours sans boire. La magie, ça résout pas mal de problèmes ;)