Bintou avança avec prudence, regardant chaque trace, chaque indice. Sous la pluie battante et par une nuit aussi sombre, les poursuivre tenait du miracle, le genre qu’elle seule pouvait invoquer.
Aînée de sa famille, elle tenait le rôle de protectrice. Ainsi, elle avait appris les armes mais également à traquer, pister et chasser. Là où son frère, le chasseur, ramenait des oiseaux ou des impalas, elle écartait les léopards et les lions du village.
Cependant, les animaux sauvages n’étaient pas ses seuls adversaires. Les hommes venus du nord l’étaient bien plus. Ces voleurs cherchaient à dérober leurs rubis, une pierre courante dans la région mais très prisée par delà les forêts millénaires.
Bintou ne comptait évidemment pas tuer à elle toute seule ce groupe-là. Ils étaient bien trop nombreux et lourdement armés. Son arc et sa petite dague ne lui serviraient à rien. Elle n’était là que pour rechercher des informations.
Ces brigands revenaient régulièrement et jamais aucun protecteur n’avait réussi à leur mettre la main dessus. Ils disparaissaient toujours mystérieusement. Bintou, elle, ne comptait pas lâcher aussi facilement. Elle débusquerait leur repère, puis retournerait au village. Une expédition serait alors montée et enfin, ces voleurs cesseraient de les importuner.
Bintou rajusta sa capuche sur sa tête afin de libérer sa vue de la trombe d’eau qui s’abattait sur elle. Les traces la menèrent jusqu’à un lac immense. Bintou ne s’était jamais autant éloignée de chez elle. Elle avait quitté son pays, elle le savait mais elle s’en fichait. Les frontières lui importaient peu. Elle voulait la peau de ces voleurs.
Les brigands avaient emprunté des embarcations, une excellente manière de faire disparaître leurs traces. Bintou cracha. Tout ce chemin pour un cul de sac, une impasse. Non !
Bintou réfléchit. Où serait-elle allée si elle était un hors la loi ? Les marécages étaient impraticables. Caresser la mauvaise grenouille pouvait entraîner la mort et il s’agissait de l’animal le moins dangereux de l’endroit ! Au nord Falathon. Les soldats y étaient mieux armés et entraînés qu’ici. L’est… personne n’y allait jamais par peur de croiser les elfes noirs y demeurant. C’était idéal comme cachette.
Son père la maudirait lorsqu’elle lui raconterait. Il lui aurait interdit de traverser si elle lui avait demandé son avis. Elle plongea toute habillée. La pluie la trempait déjà de toute façon. Elle choisit un endroit calme et le moins large possible.
L’eau était froide mais Bintou, déjà trempée par la pluie battante, ne s’en rendit qu’à peine compte. Le courant la porta et elle ne lutta pas, si bien qu’elle toucha la rive bien plus au sud qu’à son départ.
Elle remonta prudemment les marécages en prenant soin de ne toucher à aucun animal. La pluie éloigna les moustiques.
Enfin, elle retrouva le lac. Elle replaça une nouvelle fois sa capuche, bien maigre rempart contre l’averse qui refusait de cesser puis contourna le lac en avançant sur la plage sablonneuse.
Un grand sourire barra son visage lorsqu’elle trouva les barques. Elle avait eu raison de les chercher de ce côté. Prudemment, elle remonta les traces. Seule, elle n’aurait aucun soutien si les brigands constataient sa présence. Nul ne viendrait la chercher ici.
Elle plissa les yeux pour observer plus précisément une trace : encore propre et nette. Ils devaient être tout proche. Si une telle tempête ne s’abattait pas ainsi sur elle, Bintou les entendrait probablement parler, chanter, rire. Peut-être même percevrait-elle les crépitements de leur feu.
Un sac fut placé sur sa tête. On la délesta de sa dague, de son arc et de son carquois à la ceinture. Ses mains furent liées dans son dos. Une corde autour du cou l’obligea à avancer. Elle n’eut pas l’occasion de se débattre. Menacée d’une lame, elle suivit le mouvement. L’enlèvement s’était passé dans le plus grand silence. Bintou ne voulait surtout pas alerter les voleurs de sa présence. Ses assaillants non plus apparemment…
Bintou marcha à l’aveugle pendant un long moment. La pluie cessa mais pas la randonnée. Ils étaient désormais loin du camp des hors la loi. Elle osa parler à voix haute. Elle demanda à qui elle avait affaire. Seul le silence lui répondit. Elle grinça des dents. Cela ne sentait pas bon. Qui pouvait bien gagner à son enlèvement ? L’emmenait-on dans une maison de passe ? Pourquoi se donner un tel effort ? Les filles n’étaient-elles pas plus facile à récupérer dans les champs qu’en pleine forêt, la nuit, sous la pluie ?
Bintou se posait mille questions qu’elle garda pour elle. Ses ravisseurs n’ouvrirent pas la bouche de tout le trajet qui dura extrêmement longtemps, suffisamment pour que Bintou soit surprise de ne ressentir ni fatigue, ni faim, ni soif, ni envie d’uriner ou de déféquer. Cela ne la titillait cependant pas plus que ça. En revanche, la raison qui pouvait pousser quelqu’un à se donner autant de mal pour l’obtenir, ça, elle ne se l’expliquait pas. Elle suivit, perdant le compte du temps.
Finalement, les sons lui arrivant déformés lui indiquèrent l’arrivée à la civilisation. On lui retira le sac qui masquait sa tête. Ses yeux s’habituèrent rapidement. Elle se trouvait dans un bâtiment en pierre au toit de chaume et non en extérieur, ce qui expliquait que ses yeux ne souffrirent pas trop.
La capuche presque collée à ses cheveux descendait jusqu’à ses yeux, la gênant terriblement. Une main retira la coiffe et un hoquet de surprise se fit entendre. Elle se tourna vers son ravisseur et resta un instant muette de stupéfaction. Grand, mince, la peau violine aux reflets noirs, ses longs cheveux noirs tressés encadraient une paire d’oreilles se terminant en pointe. Ses vêtements bariolés faisaient ressortir son regard d’ébène. Un elfe noir ? Depuis quand ces créatures enlevaient-ils des humains ? Depuis quand s’intéressaient-ils seulement à eux ?
Bintou n’avait jamais vu d’elfes noirs. Elle avait simplement entendu parler de ce peuple pêchant sur le lac Lynia, loin de chez elle. À sa connaissance, ils restaient de leur côté, se montraient neutres et non agressifs. Ils pêchaient des poissons que les humains ne parvenaient pas à attraper. Bintou n’avait jamais entendu parler du moindre problème les concernant, ni rumeur, ni légende.
Naturellement, leur espèce rassasiait de nombreux troubadours d’histoires en tout genre. Nul ne savait rien d’eux, de leur société, de leur mode de vie. Ils avaient toujours refusé tout commerce, tout lien, tout échange. De ce fait, ils suscitaient la curiosité, l’envie, la peur, la méfiance et les fantasmes explosaient. Bintou se doutait bien qu’ils étaient faux, simple projection des envies, désirs et angoisses humaines sur des êtres au demeurant sûrement simples et avides de paix.
Un rapide coup d’œil lui permit de découvrir une grande pièce percée d’ouvertures menant à d’autres lieux de la bâtisse de plein pied. À droite, deux cellules se dressaient, assez grandes pour contenir chacune une dizaine de prisonniers. Elles étaient faites d’acier aux quatre murs mais également au plafond et semblaient enfichées profondément dans le sol. Deux prisonniers se trouvaient actuellement dans celle de gauche. Deux hommes humains, entièrement nus, assis à même le sol, silencieux, observaient la scène avec désintérêt.
Un autre elfe noir, lui aussi vêtu de vêtements longs et colorés, se tenait près de la porte, à côté des cellules. Commença alors un échange tonitruant entre les deux créatures. Les elfes discutèrent, criant, argumentant, bougeant, parlant avec les mains, la regardant, la désignant plusieurs fois de la main.
Bintou se tint là, ahurie. Que se passait-il ? Sa couleur de peau posait-elle problème ? Après tout, les autres prisonniers humains étaient tous blancs. Le fait qu’elle soit du sud, à la peau noire ébène était-il un problème ? De nuit, avec sa capuche rabattue et les mains gantées de cuir, ils ne s’en seraient pas rendus compte et se feraient maintenant rabroués pour cette erreur ?
Ils parlaient très vite une langue gutturale et pourtant chantante. Le ton montait. Deux humains en seraient déjà venus aux mains mais ceux-là argumentaient toujours par les mots. L’elfe noir qui était au départ près de la porte sortit son couteau et s’approcha de Bintou. Terrorisée, elle recula jusqu’à atteindre le mur de la hutte, son agresseur s’étant contenté de la suivre sans montrer de colère.
Avec sa lame, il déchira les vêtements, coupant les coutures, faisant sauter les boutons, jusqu’à ce que le corps de la jeune femme se dévoile. Les hommes dans les cellules ricanèrent et furent soudain très intéressés par les évènements en cours. L’elfe noir tapota le sexe poilu de la prisonnière de sa dague tout en parlant avec son comparse qui finit par disparaître en ronchonnant.
Bintou observa les prisonniers et comprit son erreur. Ils ne s’étaient pas trompés de couleur de peau mais de sexe. Ils voulaient des hommes. Qu’elle soit une femme ne leur convenait pas. Ses vêtements masquaient ses formes. Archère, un bandage enserrait sa poitrine afin qu’elle ne la dérange pas dans ses tirs. Pour la marche, qu’elle avait à raison supposée longue, elle s’était entièrement vêtue de vêtements couvrants qu’elle savait dans de nombreux pays réservés aux hommes.
Dans sa tribu, de telles considérations n’existaient pas. Chacun pouvait se vêtir selon sa volonté. Le sexe n’importait en rien. Seul le rang de naissance dans la famille comptait. Le premier né était protecteur. Le second chasseur. Le troisième nourricier. Tous les rôles étaient ainsi partagés et si le nombre d’enfants ne permettait pas de remplir toutes les tâches, elles se répartissaient entre les existants si bien que le protecteur pouvait tout aussi bien nettoyer les latrines sans que cela ne pose le moindre souci.
Bintou ignorait tout du mode de vie et de pensée des elfes noirs. Peut-être n’avaient-ils pas l’habitude de voir une femme porter les armes, se battre, traquer, pister, tuer ? Si elle n’était pas du sexe désiré, elle n’était donc pas utile. Ils s’étaient trompés de proie. Ils allaient la tuer. Elle en était certaine. À quoi bon s’encombrer d’un poids mort ?
L’elfe noir restant s’approcha de Bintou dont les mains étaient toujours liées dans le dos. L’elfe noir la toisa et Bintou baissa les yeux, sa peur visible à des lieux.
L’elfe noir soupira. Il secoua la tête, fronça les sourcils. Il cherchait clairement quoi faire d’elle.
- Je peux être utile, annonça-t-elle.
La gifle la projeta au sol. Les mains liées dans le dos, elle ne put protéger sa chute, qui fut rude. Il s’adressa à elle. Elle ne comprenait pas cette langue si différente de la sienne. Elle resta au sol, figée, muette, terrorisée à l’idée de se faire égorger.
Il l’attrapa par la gorge et la remit debout sans ménagement. Bintou cria de douleur, ce dont l’elfe noir sembla se moquer éperdument.
Il sortit une dague de son fourreau et Bintou s’écria :
- Je vous en prie, je…
Nouvelle gifle, nouvelle chute. Il parla de nouveau mais beaucoup moins longtemps. Bintou sentit alors la dague de l’elfe trancher ses liens dans son dos. Elle se retourna. Il s’était déjà éloigné. Il disparut dans un couloir, se désintéressant brusquement de sa prisonnière.
- Viens par là, chérie, dit l’un des prisonniers. On s’ennuie. Danse un peu pour voir ? T’as l’air douée pour ça. T’en penses quoi ?
- Elle est trop maigre, répliqua l’autre prisonnier. Je les aime avec des rondeurs. Celle-là, on voit ses côtes. C’est moche. Elle n’a pas de seins et un cul inexistant.
- T’es con ! Elle est juste jeune. Ceci dit, tant mieux, comme ça, j’en aurai plus pour moi. Allez, approche !
Bintou fronça les sourcils. Ses vêtements en lambeaux étaient inutilisables et ne cachaient plus vraiment son corps. Elle retira les haillons restants et regarda autour d’elle, à la recherche de quelque chose à se mettre.
- Viens cocotte, continua le premier homme en cellule. Les clefs sont sur le mur, là, indiqua-t-il. Ouvre la porte et viens nous rejoindre. Cela manque d’animation dans le coin.
« Au point de choisir la baise plutôt que la fuite ? » s’étonna Bintou. Elle trouva cela très étrange. L’elfe noir réapparut. Une créature baveuse et poilue l’accompagnait. L’animal, aussi grand qu’un être humain, montrait une force impressionnante. Il portait en effet de grosses outres pleines. L’elfe noir plaça un tissu épais au fond d’un gros baquet puis l’animal versa le contenu des poids dedans. Bintou n’avait jamais vu de baignoire. Souvent, les gens allaient s’ébattre dans la rivière mais il s’agissait de jeux plus que de lavage. La pluie quotidienne suffisait bien à décrasser les corps.
L’animal sortit. L’elfe noir attrapa la clef, ouvrit la porte, désigna un homme et lui fit signe de sortir. L’homme obéit sans discuter. L’elfe noir lui désigna la baignoire et le prisonnier entra dedans. L’elfe noir attrapa alors un grattoir et du savon et entreprit de nettoyer son prisonnier.
Bintou l’observa et il ne lui fallut pas plus d’un clignement d’œil pour se rendre compte que l’acte de nettoyage dégoûtait l’elfe noir. Avide de se rendre utile afin qu’il ne la tue pas, elle lui prit doucement des mains son grattoir et le savon et effectua la tâche à sa place. L’elfe noir se recula, la regarda faire puis s’adossa au mur, relâchant la pression. Il semblait satisfait. L’homme ne dit rien. Plus de mots vulgaires, plus de proposition indécente. Bintou supposa que pour eux aussi, le silence était de mise. Les prisonniers n’avaient parlé qu’une fois l’elfe noir parti.
Finalement, l’elfe noir fut satisfait du résultat et l’homme put sortir de la bassine. Le geôlier fixa une corde autour de son cou et l’emmena. Bintou, curieuse, suivit pour se retrouver rapidement dehors.
Le soleil brillait sans être écrasant. Une petite brise fraîche caressait doucement sa peau nue. La rue animée transportait des elfes noirs, hommes et enfants, mais également des moutons, des chèvres et les bêtes poilues et baveuses. Elles marchaient comme des hommes et transportaient les marchandises des elfes qu’elles accompagnaient. Couvertes de poils noirs drus et durs, leur visage à la mâchoire inférieure proéminente faisait peur. Pourtant, certains s’occupaient avec tendresse et attention d’enfants qui riaient. Bintou comprit qu’il ne s’agissait que d’éducation et que les enfants, habitués à avoir ces bêtes douces et fidèles près d’eux, n’avaient aucune raison de les craindre.
Bintou avança dans la rue et nul ne l’en empêcha. Certains passants lui jetèrent un regard surpris avant de se détourner. Aucun regard ne fut insistant, désobligeant, dégoûté ou appréciateur. Elle était neutre, limite transparente. L’elfe noir venait d’attacher son prisonnier à un poteau sur une estrade en face de la demeure. Bintou décida de s’en désintéresser. L’elfe noir ne semblait pas lui accorder la moindre attention. Que se passerait-il si elle essayait de s’en aller, se demanda-t-elle ?
Elle parcourut la rue librement jusqu’à atteindre l’extérieur de la ville pour découvrir des champs agraires, des moulins, des élevages de moutons, sur une terre ocre.
Elle resta un instant indécise. Que faire ? Les elfes noirs vivaient à l’est de Falathon. Le soleil lui permettrait sans difficulté de partir vers l’ouest. Cependant, s’engager dans une randonnée sans eau ni nourriture ni arme ni vêtement, pour une durée indéterminée sur un territoire inconnu n’était certainement pas une bonne idée.
Bintou retourna à la maison d’où elle venait. Elle retrouva le propriétaire elfe noir attablé avec trois de ses collègues. Le regard qu’il lui lança fut déçu accompagné d’un grand soupir. Il avait clairement espéré qu’elle ne reviendrait pas. Bintou se sentit en colère. Elle n’avait rien demandé ! C’était eux qui étaient venus la chercher ! Elle aurait préféré rester chez elle et voilà que maintenant, sa présence les dérangeait. C’était le comble !
Elle bouda en silence puis, son estomac grondant, elle visita la demeure jusqu’à trouver la cuisine. Les tables et les plans de travail regorgeaient d’épluchures, de restes en tous genres. La cuisine avait été faite mais pas encore le nettoyage. Bintou prit sa décision. Elle n’avait aucune valeur, certes, à elle de devenir indispensable. Elle rangea toute la cuisine, nettoya, fouilla pour trouver le nécessaire, et en profita pour manger les restes encore comestibles.
Lorsqu’un elfe noir entra dans la cuisine, il stoppa à l’entrée, observa la pièce puis repartit dans l’autre sens sans rien dire. Bintou retourna à la salle à manger pour voir cet elfe commencer à débarrasser. Bintou l’aida sans qu’il n’ait rien demandé et nettoya avant qu’il n’ait eu le temps de le faire. L’elfe noir s’éloigna sans un mot, la laissant terminer. Bintou sourit. Elle venait de gagner une première bataille. Elle n’était plus invisible. Sa valeur augmentait.
Elle venait de terminer lorsque le premier elfe noir vint la voir et lui parla tout en accompagnant ses paroles de gestes, aidant la jeune femme à comprendre. Elle le suivit jusqu’à l’estrade extérieure sur laquelle le second prisonnier avait rejoint le premier. L’elfe noir désigna l’estrade à Bintou puis partit, sans l’attacher. Ce n’était pas nécessaire. Elle monta dessus et attendit.
De nombreux passants s’intéressèrent à la marchandise et finalement, les deux hommes furent échangés contre de l’argent. Bintou resta seule, invisible, transparente. Les regards posés sur elle se détournaient rapidement. Ils n’étaient pas gênés, juste désintéressés.
Bintou ne s’ennuya pas. Elle observa les allées et venues, découvrant ce monde si différent du sien. Des hommes, des garçons, des bêtes, des odeurs, des sons, des couleurs… mais pas de femme, nulle part, ni jeune, ni vieille, juste aucune. Ce peuple était-il comme certains animaux : discerner les mâles des femelles était très difficile voir impossible tant ils se ressemblaient ? Après tout, tous les elfes noirs portaient les cheveux longs et si leurs corps semblaient bien grands et forts, rien n’interdisait qu’une femme n’ait cette stature. Ils portaient tous des vêtements couvrants très colorés et larges. Impossible de deviner leur entrejambe sous les couches de tissus. Bintou aurait été curieuse d’en voir un nu, juste pour voir s’ils étaient mâles, femelles ou autre chose.
Le soir tombant, la rue se vida et elle retourna à l’intérieur pour se blottir près du feu de la cuisine et s’y réchauffer. Elle dormit en boule aux pieds de l’âtre et ne fut réveillée que par des mouvements dans la pièce. La lune brillait encore mais le cuisinier préparait le pain. Elle se leva et l’aida de son mieux, ravivant le feu, ciselant, épluchant, malaxant. Rapidement, l’odeur dans la cuisine devint fantastique. Bintou avait faim. Elle se retint. Elle aida à la préparation puis rangea et nettoya, sous le regard de l’elfe noir qui, cette fois-ci, ne partit pas mais ne l’aida pas non plus.
Lorsqu’elle eut terminé, il lui adressa la parole. Il coupa un morceau d’un pain qui venait d’être cuit et le lui tendit tout en lui parlant. Vu ses gestes, il lui indiquait avoir gagné le droit de manger ça et seulement ça. Elle hocha la tête et lui sourit en s’inclinant pour le remercier. Il disparut. Elle avala toute la nourriture et son estomac la remercia.
Le lendemain, trois nouveaux hommes apparurent dans la prison. Bintou se retrouva seule avec eux lorsqu’elle débarrassa la table.
- Hé poulette, donne-moi à boire. J’ai soif.
- Amène ces assiettes, dit un autre. Il y a moyen de lécher pour gagner un peu de nourriture. Fais pas ta pute. Viens par là.
Bintou n’obtempéra pas. Elle les ignora tandis qu’ils l’insultaient. Le troisième prisonnier resta totalement silencieux. Il regardait le sol et ne bougeait pas. Peu de temps après, la baignoire fut de nouveau remplie et un des hommes fut prié de se mettre dedans. Il obtempéra mais alors que Bintou le lavait, la main droite du prisonnier passa sur ses fesses. Bintou se redressa brusquement et lui lança un regard noir. Elle lui aurait volontiers briser la nuque mais il était la marchandise de l’elfe. Il n’aurait sûrement pas apprécié qu’elle abîme son bien.
L’elfe noir décrocha de son épaule gauche une tige souple couleur blé. Il la tendit à Bintou en lui disant quelques mots que la jeune femme ne comprit absolument pas. Voyant qu’elle ne saisissait pas, il frappa l’air d’un coup sec avant de le lui tendre de nouveau tout en désignant le prisonnier du menton. Bintou prit la tige et n’osa rien faire. L’elfe noir montra la main droite, celle responsable du crime puis leva son index. « Un seul coup », comprit Bintou. Elle hocha la tête.
Le prisonnier avait observé la scène sans rien dire et maintenant, il souriait. La femme allait le frapper ? Il ne la craignait pas. Son assurance était transparente. Bintou soupesa l’arme puis frappa sans prévenir. L’homme hurla, la blessure profonde ayant ouvert la chair jusqu’aux os. L’elfe noir tendit la main et Bintou lui rendit son bien. Elle aurait tant voulu pouvoir lui dire « Merci ». Plusieurs sons sortirent de la bouche de l’elfe mais Bintou ne comprit pas. Il haussa les épaules puis lui désigna la baignoire et Bintou reprit son lavage tandis que l’elfe remettait la tige souple à sa place.
L’elfe plaça un bandage léger autour de la main du prisonnier puis le sortit jusqu’à l’estrade. Il revint ensuite dans la maison pour entreprendre de laver le second. Celui-ci ne porta pas la main sur Bintou mais aucune parcelle de son corps n’échappa à son regard insistant.
Le troisième ne la regarda même pas. Il était ailleurs, absent, les yeux vides, l’esprit lointain. Elle suivit l’elfe jusqu’à l’estrade et observa les ventes. Les deux premiers hommes partirent rapidement après avoir lutté en vain contre leurs liens. Le troisième n’attirait le regard de personne. Amorphe, il n’offrait rien d’intéressant.
Bintou vérifia que les propriétaires étaient loin et s’approcha du troisième homme, à qui elle porta un godet d’eau. Les yeux fermés, il ne se rendit même pas compte de sa présence.
- Il faut que tu boives, murmura-t-elle.
- À quoi bon ? répliqua-t-il en ouvrant difficilement les yeux. Je préfère mourir.
Au soir, il fut remis dans la prison. Le lendemain, il fut remis sur l’estrade mais son comportement ne changea pas. Bintou retourna à l’intérieur pour constater que l’elfe noir s’apprêtait à nettoyer la prison, souillée de l’urine et des excréments du prisonnier. S’il n’appréciait pas de nettoyer un humain, nul doute que cela serait bien pire. D’un geste, elle lui proposa de réaliser cette corvée à sa place et il lui tendit sans attendre le matériel.
Le travail terminé, elle retourna à l’estrade avec un peu d’eau.
- Laisse-moi mourir, murmura-t-il.
Le soir tombant, il était toujours là. L’elfe noir vint le chercher mais il ne l’emmena pas jusqu’à la prison. Curieuse, Bintou suivit. Qu’allaient-ils faire de lui, de cette marchandise sans valeur ? Ils s’arrêtèrent un peu en dehors de la ville, devant un enclos fermé d’une haute clôture en bois solide.
La porte s’ouvrit. Il fut poussé à l’intérieur et l’ouverture refermée l’empêchait de ressortir. Bintou monta sur des ballotins pour voir par dessus la barricade. À l’intérieur, les animaux poilus et baveux se reposaient. Le prisonnier se releva mais ne bougea d’abord pas, observant avec désintérêt son nouvel environnement. Ça ou autre chose, qu’importait ?
Une bête se rendit compte de sa présence et gronda, ce qui attira immédiatement l’attention de toutes les autres. La suite fut un cauchemar dont Bintou se serait bien passée. Sa curiosité venait de lui jouer un méchant tour. Pourrait-elle jamais dormir sans revoir le sang, les entrailles gicler ou réentendre les os s’écraser et le crâne exploser ?
Bintou vomit dans un coin et retourna les dents serrées à la demeure des marchands d’esclaves. Tout esclave était utile, d’une façon ou d’une autre. Bintou n’avait aucune envie de finir dévorée vivante. Elle redoubla d’efforts pour devenir indispensable.
Sa quantité de nourriture augmenta, preuve qu’elle parvenait à améliorer ses actions. D’autres prisonniers apparurent avant d’être vendus. Cela devint une routine. Bintou comprenait désormais quelques mots en elfe noir, surtout liés aux corvées de nettoyage ou à la cuisine.
Un jour, un prisonnier montra également une atonie persistante. Il regardait le sol, le visage baissé, sans volonté. Les passants ne le regardaient pas. Bintou s’approcha de lui.
- Il faut que tu te lèves, que tu les intéresses, chuchota-t-elle.
- Pourquoi ? répliqua-t-il. Pour rapporter davantage à ces connards ?
- Parce qu’ils donnent les récalcitrants à manger à leurs bêtes… vivants !
L’homme la regarda, fronça les sourcils et sembla considérer gravement l’information.
- Bois, mange et lève-toi !
- Si je fais ça, il se passe quoi ?
- Je n’en sais rien, admit Bintou. Les acheteurs disparaissent avec leur bien. Je doute cependant qu’ils payent aussi cher pour simplement nourrir leurs orcs.
- Orcs ? répéta l’homme.
- C’est comme ça qu’ils les appellent. Je vais régulièrement au marché avec les propriétaires. Je connais mieux la valeur de leur monnaie et je peux t’assurer que ça serait très, très cher payé pour de la nourriture à animal domestique. J’ignore ce à quoi tu seras destiné, mais ce ne sera certainement pas à être dévoré vivant.
L’homme hocha la tête, but, mangea et se releva. Il fut acheté avant ses compagnons. Bintou en ressortit avec un goût amer dans la bouche. Avait-elle réellement eu raison d’agir ainsi ? Elle n’en savait rien.
Elle rentra dans la demeure en soupirant puis se rendit près des prisons qui puaient. Elle les nettoyait lorsqu’un elfe noir entra, accompagné des propriétaires. Les vêtements du nouveau venu étaient différents. Les elfes noirs portaient généralement des vêtements clairs, aérés et colorés, souvent couleur sable, ocre, jaune, orange ou rouge. Celui-là arborait des habits serrés, moulants et noirs. Comment faisait-il pour ne pas mourir de chaud en plein soleil ?
Il désigna Bintou de la main et une discussion s’engagea entre le propriétaire et le nouveau venu. Les échanges étaient rapides, trop pour que Bintou puisse en saisir la signification. Le vocabulaire et la grammaire la dépassaient.
Le ton monta. Le nouveau venu insistait, répétait : « Faute. Responsabilité ». Bintou comprenait quelques mots, par ci, par là. « Vendre », « personne ». Elle posa son seau et sa raclette pour s’approcher afin de mieux entendre, lire les expressions sur les visages pour tenter de saisir. On parlait d’elle. Elle n’était plus invisible. Elle aurait préféré le rester. Le ton indiquait un problème.
« Punir », dit l’elfe de noir vêtu en la désignant. L’autre répondit plusieurs grandes phrases dont Bintou ne saisit rien. Celui en noir insista. Le ton monta encore. Bintou frissonna. Ça ne présageait rien de bon.
« Tuer » fut le seul mot qu’elle comprit dans la bouche du nouveau venu et elle frémit. « Aider » répondit le propriétaire et encore « responsabilité » en réponse.
Le propriétaire désigna alors Bintou de la main et parla au nouveau venu. Bintou ne comprit pas un mot. L’homme en noir blêmit et secoua la tête. Le propriétaire sourit puis s’éloigna sans rien dire de plus. L’homme en noir ferma les yeux, respira profondément plusieurs fois, cherchant à se calmer, appuya ses doigts sur les côtés de son nez. Bintou comprit qu’il était exaspéré. Que venait-il de se passer ?
L’elfe finit par ouvrir les yeux, la regarder, soupirer puis lui fit signe de le suivre. Bintou comprit. Elle venait de changer de propriétaire et le nouveau ne voulait clairement pas d’elle, comme tout le monde en fait. Elle allait de nouveau devoir apprendre à satisfaire un elfe noir, un autre, très différent des autres. Alors qu’ils venaient d’arriver dehors, il retira son aumônière et la tendit à Bintou qui l’attrapa et la porta volontiers. S’il lui indiquait comment l’aider, son avenir serait beaucoup plus simple. Elle le suivit dans la rue, heureuse de quitter le marchand d’esclaves et terrorisée par l’incertitude des jours à venir.
Le côté "elfes blancs = gentils proches de la nature, elfes noirs = méchants esclavagistes" est assez malaisant. Certes, chez les humains ce n'est pas comme ça et Bintou est noire sans être méchante, mais on insiste beaucoup plus sur la couleur des elfes que des humains.
Je n'ai pas trop aimé la description de sa capture, on ne ressent pas vraiment la rupture entre "elle traque les voleurs de rubis" et "elle se fait capturer". Je pense que c'est dû aussi au fait qu'on ne voit que très peu les pensées et émotions de Bintou, elle a l'air apathique, genre "ah tiens on m'a mis un sac sur la tête, intéressant". Pareil pour la suite, on l'emmène loin de chez elle et son premier réflexe c'est de se demander comment elle peut être utile, et pas de se demander si elle va pouvoir revoir sa famille un jour. Surtout sachant qu'ils ne veulent pas d'elle, elle pourrait se demander si elle réussirait à retrouver son chemin. C'est peut-être son caractère mais c'est bizarre. Le seul moment où je l'ai vraiment sentie effrayée c'est quand on la frappe.
Je ne comprends pas pourquoi les elfes noirs n'ont pas fait comme avec Narhem : la déshabiller dès qu'elle a un sac sur la tête, pour lui mettre une laisse autour du pénis. Pour l'instant ça fait très "il faut qu'ils la laissent habillée par nécessité scénaristique parce que sinon ils ne l'auraient pas capturée", ça semble incohérent.
La plupart des humains sont noirs ou chocolat en fait. Le "blanc" est rare, tout comme le blond et les yeux bleus (comme Elian s'en rend compte dans le premier chapitre). Et la couleur n'implique rien sur l'attitude de l'être (humain ou elfique).
Bintou dit qu'elle sait parfaitement rentrer chez elle. Elle connait la direction : elle sait lire le soleil et les étoiles. Le problème n'est pas là. Se barrer dans un pays inconnu sans connaître les points d'eau, nue, sans nourriture ni arme, c'est chaud quand même. En revanche, je vais relire sa capture pour expliciter un peu plus. Je vais voir ce que je peux faire.
Elle n'a pas spécialement peur. Elle connaît ses compétences en combat. Elle attend qu'on la délivre pour maraver la gueule de ceux qui s'en sont pris à elle. Sauf qu'elle a été déstabilisée par la nature même de ses agresseurs et son lieu de détention.
La raison pour laquelle ils n'ont pas fait comme avec Narhem, normalement, tu le comprendras plus tard. C'est expliqué mais ça risque de prendre un moment avant que tu piges (même si, selon les lecteurs, ça vient plus ou moins vite). En tout cas, ils ne la laissent pas habillée par nécessité scénaristique. C'est l'inverse (mais si j'en dis plus, je spoile et le but n'est pas de te dévoiler quoi que ce soit. Je te laisse découvrir !)
Bonne lecture !