Dès le départ de Charlie, j'étais retourné pour nettoyer la maisonnette, ou du moins, les quelques assiettes que nous avions laissées.
Kayla avait décidé de prendre une rapide douche, mais ce ne fut pas par elle que je fus dérangé, ce fut par ma grand-mère.
— J'ai bientôt rangé, tu vas pouvoir t'installer ici, lui annonçai-je.
— Ne t'en fais pas pour moi. Je vais me contenter de prendre une chambre à l'étage.
— Comme tu le sens.
Je remplis le sac poubelle des emballages qui restaient tandis qu'elle s'installa sur un fauteuil. Elle m'adressa un tendre sourire.
— Charlie... Cette fille, elle te plaît n'est-ce pas ?
Je faillis lâcher le sac et me tournai vers elle, assez perturbé.
— Elle fait beaucoup de bien à Kayla, répondis-je en détournant totalement la question.
— Je l'ai vu ton regard et ne me prends pas pour une andouille parce que j'ai plus de trois fois ton âge. Je sais reconnaître ce genre de regard quand j'en vois. Tu la dévorais des yeux. Et elle aussi.
— C'est faux. Je le suis juste reconnaissant d'être là pour ma sœur.
Même moi je commençais à me trouver ridicule. Parce qu'elle m'avait tout de même assuré qu'elle pouvait garder notre secret. Je ferais mieux de lui faire confiance. De toute manière, on était déjà dans la merde depuis bien longtemps...
Je finis par lâcher mon sac et m'assis sur le canapé non loin d'elle.
— Je sais pas ce qu'il se passe avec Charlie... Mais je vois qu'elle aide vraiment ma sœur. Et j'ose espérer qu'elle est sincère. J'ai vraiment peur qu'elle lui fasse du mal...
— Charlie a l'air d'être une fille bien trop sensible pour faire du mal aux autres.
— Mais ça, j'en sais rien.
Son sourire ne quittait pas son visage et il était toujours aussi rassurant. Comment pouvait-elle agir avec autant de bienveillance et faire comme s'il n'y avait aucune rivalité entre nos familles ? Comment pouvait-elle avoir bien plus de recul que mes parents alors que ce conflit datait de sa génération ?
— Mon petit, il ne faut jamais avoir de regret dans la vie. Tout le monde pourra toujours s'opposer à tes choix, il y en aura toujours au moins un, mais au final, c'est à toi de voir avec qui tu veux faire ton chemin.
Je fus incapable d'ajouter quoi que ce soit à ses propos. Malheureusement, je devais reconnaître qu'elle avait raison. Des regrets, j'en avais déjà bien trop. Et c'était peut-être ce qui me tuait actuellement.
Je revis immédiatement le visage de Wade, le dernier moment où ses yeux pouvaient encore voir puis le moment où il s'était éteint pour toujours. Je ne cessai de me persuader que j'aurais pu y changer quelque chose et j'avais alors accepté toutes les accusations de ses proches, quitte à ce que ça salisse mon nom pour quelques-uns d'entre eux. Parce que je regrettais d'avoir été impuissant... Je regrettais de ne pas avoir pu le sauver.
Une larme coula du coin de mes yeux. Je baissai ma tête et mordis mes lèvres pour retenir mes sanglots. Jamais je ne m'étais dans un tel état devant quelqu'un. D'habitude, c'était seulement avec moi-même.
— C'est cette fille qui te met dans un tel état ? me demanda-t-elle en prenant ma main.
— Non, ça n'a rien à voir avec elle, répondis-je faiblement en essuyant mes larmes. Je me suis juste... rappelé de quelque chose.
Elle serra davantage ma main. Elle ne voulait pas me forcer à me parler, elle espérait juste me donner quelques conseils pour m'aiguiller.
— C'est quoi tes regrets mamie ? osai-je lui demander.
— J'ai perdu une personne qui m'était chère, répondit-elle, la voix tremblante.
— Moi aussi mamie. Moi aussi.
Nos regards se croisèrent longuement. Sans même connaître les détails de l'histoire de chacun, c'était suffisant pour nous comprendre. Après tout, les sentiments étaient bien plus importants que les événements en eux-mêmes.
*
Le lendemain, étant donné que les parents rentraient dans la soirée, je m'étais occupé de la boutique en compagnie d'Ulric. Ce dernier savait toujours très bien s'en sortir pour des discussions volatiles. Ils arrivaient à faire comme si chaque client était son meilleur ami depuis des années. C'était assez impressionnant à regarder. À chaque fois, je me demandais comment il pouvait être capable d'autant d'hypocrisie. Fut-ce un temps, j'en avais également été capable. Puis tout s'était envolé en éclat, au moins depuis la mort de Wade.
Alors qu'Ulric était encore en pleine discussion avec un client, Kayla entra dans la boutique et s'approcha de moi.
— Tu fais une drôle de mine, me fit-elle remarquer.
— Ma nuit n'a pas été si reposante que je l'aurais cru.
— Mamie t'a parlé ?
— Un peu.
Ses yeux s'illuminèrent. Visiblement, elle était bien curieuse dernièrement. Et c'était assez appréciable de la voir ainsi, j'avais presque l'impression qu'elle n'avait plus de démons à combattre juste pendant un instant.
— Elle ne dira rien pour Charlie, lâcha-t-elle, tout sourire. Elle est même prête à nous couvrir et elle serait même très contente d'échanger bien plus avec elle.
— C'est quand même assez étonnant venant de sa part... Elle n'a jamais été très expressive dans le genre.
— C'est vrai... Mais quand on vieillit, on n'a plus envie de perdre notre temps avec la haine et la colère et on veut juste profiter des gens qui comptent autour de nous.
— C'est elle qui t'a dit ça ?
— Non. Juste mes suppositions, me répondit-elle, fière.
Son sourire irradiait son visage et la même expression se dessina sur ma mine. Malheureusement, je n'arrivais pas encore à faire table rase de tous mes démons.
Son téléphone vibra et elle s'empressa de l'allumer pour y écrire un message.
— Tu vas aller voir Charlie, je suppose.
— Pas aujourd'hui. On va se faire ça un autre jour a priori. Peut-être même que ça te laissera l'occasion de nous rejoindre.
— Je serais probablement celui de trop.
— Je suis sûre qu'elle meurt d'envie de te revoir, me provoqua-t-elle.
— On en reparlera quand votre rendez-vous sera plus clair, ok ?
— J'y compte bien.
Je levai les yeux au ciel en voyant à quel point cette situation l'amusait. Elle devait probablement déjà émettre des tas d'hypothèses quant à la situation tandis que je n'avais pas la moindre idée de ce qu'il était en train de se passer réellement.
Ulric nous jeta un bref coup d'œil puis reprit de plus belle avec sa cliente. C'était dans ce genre de moments que je voyais à quel point j'avais pu m'éloigner de mon frère.
Un an auparavant, nous étions encore complètement inséparables et nous étions comme les meilleurs amis du monde. Puis j'avais rencontré Wade et Tyler. Et surtout, j'avais perdu violemment deux proches. Puis j'avais failli perdre ma sœur. Ce fut à ce moment que je m'étais rendu compte à quel point j'avais pu être naïf sur le monde qui nous entourait. J'avais alors découvert un monde bien plus obscur, un monde qui m'avait totalement dépassé et qui me dépassait encore.
Désormais, je ne pouvais plus prétendre être juste le gamin d'une riche famille... J'en savais bien trop. Et cette pilule rouge était toujours aussi douloureuse à faire passer...
*
Mes adelphes, ma grand-mère et moi avions mangé bien avant l'arrivée de nos parents. Ulric s'était contenté de préparer un plat assez basique tout en prévoyant quelques restes pour nos géniteurs.
Ulric et Kayla étaient rapidement retournés dans leur chambre pour s'endormir après avoir vaqué à quelques diverses occupations.
J'étais resté au rez-de-chaussée pour ranger du mieux que je pouvais les pièces puis m'attaquai à la vaisselle. Mamie insista pour que je lui délaisse cette tâche, ce que je m'efforçai à refuser. Elle finit par me faire abdiquer. Elle était douée, très douée.
Depuis qu'elle était arrivée ici, son sourire ne s'était pas effacé. Elle avait apporté un petit rayon de soleil dans cette sinistre maison et c'était assez perturbant dans un tel décor.
— Ça fait combien de temps que tu fricotes avec la voisine ? me demanda-t-elle avec un léger rire.
— Mamie ! Il ne se passe rien avec elle ! Et ça fait à peine quelques jours qu'on s'est croisé.
Un sourire satisfait se dessina sur son visage. Jamais je n'aurais cru avoir ce genre de discussions avec ma grand-mère et encore moins qu'elle serait prête à me protéger. Après tout, je l'avais toujours connu comme une personne discrète et qui restait en dehors de tout conflit. Aujourd'hui, c'était une autre personne et pourtant, je la reconnaissais encore.
— Kayla m'a dit ce que tu avais fait pour elle, lança-t-elle d'un ton légèrement plus grave mais toujours aussi bienveillant.
Elle posa son regard sur moi et j'ignorais quoi lui répondre.
— Je suis fière de toi, ajouta-t-elle.
— Je regrette terriblement de ne pas avoir pu en faire de même pour quelqu'un d'autre.
Elle arrêta soudainement de faire la vaisselle et s'essuya brièvement les mains avant de totalement se tourner vers moi.
— Est-ce que tu peux encore y faire quelque chose ?
— Non.
Ç'avait été pourtant si simple de dire ce simple mot, de laisser mes lèvres le prononcer, mais au fond de moi, la sensation était tout autre. J'avais senti quelque chose de briser. J'avais senti mon impuissance et mon ignorance. Et je me demandais où est-ce que j'avais pu bien merder. Serait-ce le moment où j'avais appelé les urgences où aurais-je mieux fait d'agir en amont ? Peut-être que si je lui avais paru être un ami plus proche, il me l'aurait dit. Mais il avait probablement dû se dire que j'avais le même point de vue méprisant que le reste de notre société. Et il n'aurait probablement pas tort, parce que j'y connaissais rien. Parce que je pensais que ça arrivait aux autres, à certaines personnes seulement, pas à mes proches en pleine souffrance...
Je me reprenais toute mon impuissance dans la gueule à mon plus grand malheur.
— Ne provoque pas les regrets, mais ne les fais pas perdurer, me conseilla-t-elle en posant ses mains sur mes épaules.
— J'aimerais bien...
Elle me prit dans ses bras, sans dire un mot. Ses mots étaient rassurants, mais pas assez. Malheureusement, j'espérais tellement pouvoir me débarrasser de tous mes vieux démons.
Elle me relâcha lorsqu'elle entendit la porte d'entrée s'ouvrir. Puis nous distinguâmes à la perfection la voix de mes parents. Encore une fois, le ton était assez élevé et quelques insultes étaient à la limite d'être prononcées.
Leur dispute se conclut par l'abandon de ma mère qui monta à l'étage tandis que mon père entra en cuisine. Il fut assez perturbé de nous trouver tous les deux ici.
— Blaine, pourrais-tu me rendre les clés ? me demanda-t-il froidement.
Même pas le moindre bonjour ou autre formulation dans le genre. J'aurais dû m'en douter, malheureusement.
Alors, silencieusement, je m'exécutai et sortis les clés de ma poche pour les lui tendre. Il les empara aussitôt comme si je venais de les sortir d'une poubelle.
— Ne serait-il pas l'heure de dormir pour vous deux ?
— Je n'ai pas fini la vaisselle, répondit Rosie.
— Ça tombe bien, on ne paie pas une bonne pour rien.
Il voulait qu'on fuie le plus rapidement possible. Ma grand-mère ne força pas et quitta la pièce tandis que je le regardai d'un coin de l'œil.
— Tu n'as rien de mieux à faire que de rester là ?
Je remarquai alors la boîte de médicaments de Kayla sur le comptoir et je m'en emparai immédiatement.
En voyant mon absence de réponse, il se dirigea vers un petit meuble où il sortit une bouteille de whisky et un verre.
— Je suppose que ce n'est pas la peine que je t'en propose...
— En effet.
Alors que j'étais sur le point de m'en aller, il me retint en m'interpellant par mon prénom. Je me tournai vers lui. Il venait de remplir son verre et le porta à ses lèvres.
— Je sais pas pourquoi ta mère te défend alors que tu te détériores de jour en jour. Je comptais sur toi pour être ma relève, mais je vais devoir me rabattre sur Ulric. Malheureusement pour toi.
J'aurais bien voulu lui répondre, mais j'en étais incapable. J'en avais toujours été incapable. Parce que j'étais persuadé que ce n'était qu'à cause de ses « mauvaises passes ». Parce que ça ne durait jamais et que le lendemain, il redevenait le père parfait.
— Tu ne fais que me décevoir chaque jour alors que tu pourrais être tellement bien plus. Ton frère l'a bien compris ça !
— Désolé de ne pas correspondre à tes standards, soufflai-je la voix tremblante et à peine audible.
— Tu es désolé ? Juste désolé ?
Son ton était bien plus acide et il se rapprocha de moi, son verre à la main qu'il serrait de plus en plus fort. Il était à deux doigts de le briser. Mon géniteur n'était plus qu'à quelques centimètres de moi et je sentais son haleine alcoolisée sur mon visage.
— Tu crois que j'en ai quelque chose à foutre que tu sois désolé ? Tu crois que désolé, c'est suffisant pour notre famille ? Tu crois pouvoir t'en sortir avec de stupides excuses à base de "désolé" ?
— Laisse-le tranquille ! s'écria une douce voix féminine.
Nous tournâmes tous les deux notre tête vers elle, mais nous n'avions pas besoin de ça pour la reconnaître. Ma mère était là, tremblante, tellement qu'elle dut s'accrocher à la porte.
— Ce sale gosse a des choses à apprendre ! rétorqua-t-il toujours avec le même dédain. Tu sais très bien qu'on ne peut rien laisser passer.
— Laisse-le tranquille, le supplia-t-elle une énième fois.
J'aurais tellement voulu prendre les devants et protéger ma mère, mais je n'arrivais même pas à me sauver moi-même pour faire plus.
— Les bruits courent ! Et on sait que tu traînais avec des toxicos.
— Pardon ? réussis-je à articuler avec beaucoup de peine.
— Un de tes... amis. On sait pourquoi il est mort. Tu pensais qu'on prendrait combien de temps avant de l'apprendre ?
Je me doutais que l'information allait bien finir par circuler. Après tout, on ne pouvait jamais rien cacher éternellement. Mais j'aurais préféré éviter tout jugement hâtif.
— Il se droguait comme une merde et il est mort comme une merde.
Il pouvait continuellement me descendre et me traiter comme de la merde, sauf que s'en prendre violemment à un de mes amis, qui était en pleine souffrance et sans connaître son vécu, me mettait hors de moi. Mais je n'avais pas la force de répliquer, quand bien même la colère prenait le dessus.
Néanmoins, j'eus assez de courage pour quitter la pièce. Je me dirigeai vers le hall alors que mon père me sommait de revenir. J'enfilai rapidement mon manteau et sortis.
Alors, en plein milieu du trottoir, je laissai aller quelques larmes.
Pourquoi je me laissais atteindre à ce point ?
Encore une fois, je me sentais juste impuissant et ce monde me dégoûtait de plus en plus chaque jour, parce que je savais que dans d'autres conditions, je n'aurais jamais vu toutes ces horreurs.
Puis mon regard se leva et je vis Charlie, accoudée au rebord de sa fenêtre. Quand elle croisa mon regard, elle m'adressa un simple signe de main pour me saluer, que je m'empressai de faire à mon tour, quand bien même ma mine devait être catastrophique.
Elle enchaîna sur un autre signe de main pour me proposer qu'elle me rejoigne.
Et simplement, j'avais accepté...
C'est pas forcément évident de remettre en question quand on est baigné dedans depuis tout petit. :c
D'ailleurs elle a plusieurs pères ? comment ça se fait ?
J'adore sa grand-mère 😉 elle est loin d'être aveugle et surtout je pense qu'elle va l'aider. Encore une fois un chapitre rempli de suspense.
Et une histoire d'amour qui se construit derrière tous ces secrets.
La grand-mère, c'est clairement un de mes persos chouchou haha :3
Petit à petit, ça vient :3