J’avais besoin d’évacuer et de pouvoir m’extirper un instant de tous ces conditionnements.
Le dernier repas en famille avait été tendu. D’une part, il y avait la tristesse générale qui s’était renforcée depuis l’enterrement et qui n’était pas près de partir. D’autre part, il y avait mon cousin qui continuait de m’en vouloir pour la veille.
Régulièrement, Clint avait essayé de me montrer d’une manière ou d’une autre que je faisais une grossière erreur en étant aussi tolérante avec les Van Rossem. Mais je n’avais plus envie de me battre pour de vieilles histoires de famille.
— Alors, on n’a pas eu de problèmes avec les Van Rossem dernièrement ?
Il avait osé lancer ce genre de débats à table et je n’avais pas pu m’empêcher de l’assassiner du regard. Du moins, j’avais quand même tenté d’être discrète. Je ne pouvais pas me permettre plus.
— Pas tant que ça. De toute manière, les parents n’étaient pas là ces derniers jours, répondit mon père Frank.
— Ils se contentent de cracher sur les défunts en ne se gênant pas pour dire que ma femme n’était qu’une idiote pour s’être suicidée.
Un silence s’installa, parce que mon oncle avait été brusque. Clint m’adressa un sourire satisfait. Malheureusement pour lui, il lui faudrait bien plus pour m’arrêter...
Immédiatement après le repas, j’avais fui dans ma chambre et fermé la porte derrière moi.
Je manquai soudainement d’air et la boule au fond de mon ventre ne cessait de grossir. Alors, j’ouvris la fenêtre et m’accoudai sur le rebord. Je pris une grande bouffée d’air frais et j’avais l’impression de revivre.
Puis mon regard se posa sur Blaine, seul sur le trottoir et en larmes. Le voir dans cet état me fit un pincement au cœur et j’espérais vraiment ne pas en avoir été à l’origine.
Il finit par lever la tête vers moi. Ses yeux étaient perdus et je ne l’avais jamais vu dans un tel état. Néanmoins, je me contentai d’un simple signe de main pour le saluer. Il me répondit comme si de rien n’était.
N’ayant aucune envie de laisser ainsi, et, peu importe la cause, je lui proposai de le rejoindre. Il accepta sans même y réfléchir à deux fois.
Alors, je fermai la fenêtre, pris mon portable avec moi, descendis les escaliers à toute vitesse et enfilai un manteau avant de le rejoindre dans la rue.
— Ça va ? demandai-je naïvement.
Il me répondit par une triste mine, ses lèvres se soulevèrent légèrement, mais aucun son ne sortit.
Je lui proposai de marcher un peu, autant pour évacuer que pour s’éloigner des deux maisons de nos deux familles. Si jamais quelqu’un nous aperçoit, ce ne seront pas que des larmes qui tomberont.
Pendant de longues secondes, aucun d’entre nous ne parla parce qu’écouter le simple bruit de nos pas était suffisant pour le moment.
— Je sais pas si je peux te faire confiance, finit-il par me dire d’une voix à peine audible.
Alors je m’arrêtai dans notre marche, il fit de même, et je tirai la manche de mon bras droit pour lui montrer quelques cicatrices. Je les mis en évidence via mon index et immédiatement, son regard s’assombrit.
— C’est de là d’où je reviens. Je reviens de très loin. Je sais ce que c’est d’être au fond, de crier sans que personne ne puisse l’entendre. Alors, je comprends ta sœur... et j’aimerais être la personne que j’aurais pu croiser à certains moments de ma vie.
Je voyais bien qu’il avait d’en savoir plus et d’échanger à ce sujet, mais qu’il se retenait, parce que c’était un sujet sensible et qu’il pourrait facilement briser des limites.
— Je peux en parler très librement, ajoutai-je en espérant le rassurer. Si jamais tu poses une question que je trouve trop intrusive, je te le dirai.
— Ça date de combien de temps ?
— Ça a commencé au collège et ça a été très intense quand je suis parti en France. Heureusement, j’ai été bien entourée à ce moment et c’est comme ça que j’ai pu remonter la pente. Parce que je m’étais reconnecté au monde.
Je baissai ma manche. De toute manière, il évitait de regarder mes cicatrices. Il ne voulait probablement pas me gêner.
— C’est pour ça que tu aides ma sœur ? me demanda-t-il.
— Oui. Et je m’en fiche de nos conflits familiaux. Elle aurait pu être la personne qui m’aurait traîné dans la boue toute ma vie que je l’aurais quand même aidé. Parce que je sais ce que c’est et que je ne souhaite à personne de ressentir ça. Même pour les pires personnes, c’est bien trop cruel comme châtiment. Et le fait est que ton frère m’a harcelé et je m’en fiche totalement.
— C’est vraiment très... noble de ta part.
— Peut-être au contraire très naïf. Mais ça me semble juste.
Il m’adressa un timide sourire et essuya ses larmes. J’avais comme l’impression d’avoir pu égayer un peu son visage et d’avoir calmé quelques-unes de ses frayeurs.
— Je dois te parler d’un truc, mais je vais être assez brusque, lâchai-je, la voix tremblante.
Il hocha légèrement la tête et se mordit les lèvres, craignant probablement ce que j’allais lui dire. J’allais probablement mettre à nu une partie de lui, mais je n’avais aucunement envie de le juger pour ça.
— Je sais que tu te drogues... Enfin, que tu te droguais. J’ai vu la boîte de Subutex dans ta cuisine.
J’entendis sa respiration s’alourdir et je repris aussitôt :
— Je m’en fiche. Je n’ai pas peur de la drogue... J’en ai déjà essayé dans ma vie. Mais pas de l’héroïne et avec un cadre sain.
— Ma sœur est addict à l’héroïne, me confia-t-il brusquement.
Je m’arrêtai et lui laissai le temps de reprendre son souffle. Maintenant, je me rendais compte que c’était évident, que sa sœur était probablement sujette. Et en même temps, j’avais appris ces dernières années que ce n’était pas écrit sur la tête des gens qui consommaient quoi. Il y avait juste des gens qui arrivaient mieux à vivre que d’autres.
— J’ai menti à un médecin pour avoir son traitement, parce qu’elle était incapable d’affronter le regard des gens. Parce que c’était mon seul choix.
Les larmes lui montèrent aux yeux et j’osai prendre ses mains dans les miennes. Les siennes étaient si froides et tremblantes.
— Elle a essayé de se sevrer sans. Mais elle avait tellement plongé dedans qu’elle ne pouvait pas vivre sans. Son corps pouvait lâcher à tout moment. Alors elle ne faisait que replonger et j’étais terrifié à l’idée d’une nouvelle overdose. J’avais peur de la perdre à tout moment...
Les larmes coulèrent sur ses joues et je le pris fermement dans mes bras.
— Ta sœur a de la chance de t’avoir.
— Et je te remercie d’être là pour ma sœur. Tu es la seule qui ne l’a pas jugé sur son addiction. Tu l’as vue comme un être humain, pas comme une toxico.
— Parce que ta sœur est bien plus que ça. C’est une femme extrêmement courageuse et qu’elle a de quoi être fière.
Il me relâcha et prit mon visage entre ses mains.
— Pourquoi c’est toi qui es aussi compréhensive de cette situation ? Pourquoi tout le monde n’agit pas comme ça ? me demanda-t-il avec une pointe de désespoir.
— Je te l’ai dit. Je sais ce que ça fait. Je sais comment on tombe dedans. Et peut-être que si je n’avais pas eu un bon entourage, j’aurais pu finir comme ta sœur. Au lieu de ça, j’ai eu un entourage qui a vu mes faiblesses et m’a aidé à les comprendre puis les surmonter.
Malheureusement, tout s’était joué à si peu dans ma vie. Alors que j’étais au plus fond et que je peinais à garder la tête hors de l’eau, j’avais rencontré des personnes qui m’avaient extirpé de là et ce, assez efficacement.
— Et je connais aussi le poids de la société. J’en ai eu un avant-goût, mais ce n’est rien comparé à ce que subit ta sœur.
Les drogues, je connaissais ça de long en large. Heureusement pour moi, je n’avais pas touché à celles qui m’auraient juste anéanti. Je connaissais de nom celles qui étaient juste des poisons. Mais je savais qu’on ne tombait pas là-dedans par choix. L’héroïne en faisait partie.
Je n’osai plus dire quoi que ce soit et je me contentai de fixer son regard. La peine semblait s’être envolée un instant. Même si ses yeux étaient encore marqués par les larmes, ce n’était qu’une douleur qui commençait à s’effacer.
Je ressentis la même tension qu’à sa maisonnette. Ce moment où nos lèvres s’étaient rapprochées. Mais cette fois-ci, c’était différent. C’était bien plus intense. Nous venions de créer un lien bien plus fort.
Ses mains, encore posées sur mon visage, caressèrent mes joues du bout de ses pouces. Puis nos lèvres se rapprochèrent, lentement, dans un souffle peut-être un peu trop bruyant. Nos bouches se rejoignirent et ce baiser vint naturellement. Pendant de longues secondes, nos lèvres cherchèrent celles de l’autre.
Mon corps se rapprocha du sien et mes mains se glissèrent sur son cou. Sa peau y était brûlante et je le saisis bien plus fermement, le poussant à m’embrasser bien plus longtemps.
Ses mains descendirent jusqu’à ma taille et nos bassins étaient totalement collés. Nous prenions quelques respirations entre quelques pauses, mais je n’avais clairement pas envie que ça s’arrête. J’aimais la chaleur et l’humidité de ses lèvres sur les miennes. Et j’appréciais davantage lorsqu’une de ses mains vint se glisser sous mon pull. Sa peau fraîche me fit frissonner et il s’arrêta un instant pour me demander :
— Ça va ?
— Oui. Tout va bien. Très bien même.
Je l’embrassai de plus belle avant qu’il puisse rajouter quoi que ce soit. Je m’arrêtai peu de temps après et posai délicatement ma tête sur son torse. Il caressa doucement mes cheveux, et sentir ses doigts dans ma chevelure était bien trop satisfaisant comme sensation.
— On n’aurait pas dû faire ça, mais je ne le regrette pas, déclara-t-il d’une voix calme.
— Moi non plus. Je ne regrette rien.
Il me serra contre lui et peut-être qu’une larme m’avait échappé à ce moment. Une larme tout aussi libératrice que douloureuse. Nous venions de mettre de côté tout ce qui nous tracassait depuis mon retour, mais nous venions de franchir l’interdit.
— Qu’est-ce qu’on va faire ? m’enquis-je, perdant mon regard dans l’horizon.
— Tout ça, ça va devoir rester secret... Et je sais même pas ce qu’on fait après.
Je me détachai de lui et plongeai mon regard dans le sien. Lui aussi était tout aussi perdu que moi.
Je ne savais même pas ce que je voulais avec lui. Avais-je envie d’un simple baiser ou d’une vraie histoire ? Parce que c’était plus simple de s’arrêter là, mais ce serait mentir de dire que je ne recherchais pas déjà plus.
Mais jusqu’où pourrait-on aller comme ça ? C’était déjà voué à se finir en horrible tragédie.
Plus j’y pensais et moins j’avais envie de l’abandonner. C’était peut-être brusque et complètement irrationnel, mais via sa sœur, je l’avais découvert. Ce n’était pas comme un coup de foudre. Loin de là.
Il prit mes mains dans les siennes.
— On devrait prendre un peu de temps pour y réfléchir, annonçai-je, la voix tremblante.
— En effet, c’est plus raisonnable...
— Mais laisse-moi t’embrasser une dernière fois.
Il s’approcha alors de mes lèvres et s’en empara totalement. Notre échange reprit de plus belle, mais plus modérément.
— Tu me tiendras au courant ? me demanda-t-il faiblement.
— Bien sûr. Et toi aussi ?
— J’y compte bien.
*
Le lendemain, j'avais passé la matinée dans la boutique avec ma famille. Depuis mon retour je n'avais pas eu le temps de me poser un peu ici, de retrouver quelques-unes de mes habitudes.
De plus, la boutique venait de rouvrir pour quelques jours avant les fêtes. Le décès de ma tante y était pour beaucoup dans cette fermeture soudaine. Tous nos clients en avaient été informés et ils avaient appris sa mort dans les faits divers. Ils venaient tous un par un pour nous présenter leurs condoléances. Mes parents et mon oncle faisaient tout pour rester professionnels et ne pas montrer leur peine, mais ce fut rapidement un échec. Heureusement, nos clients n'étaient pas totalement inhumains et ils partagèrent leur peine.
Je retrouvai Erin qui était occupée sur l'ordinateur à gérer tout et rien. Dès que ses yeux gris croisèrent les miens, ils s'illuminèrent, et elle se jeta sur moi pour me prendre dans ses bras.
— Charlie ! Je ne savais pas que tu étais rentrée ! s'exclama-t-elle.
— Ça fait quelques jours, mais j'ai été assez prise ces derniers temps.
Elle me relâcha et en trois ans, elle n'avait pas changé, mis à part ses cheveux. Elle avait abandonné son carré pour une longue chevelure blonde. Elle avait également pris l'habitude de se maquiller, elle avait désormais un magnifique smoky vert sur les paupières.
— Est-ce que tu rentres pour toujours ? me demanda-t-elle, assez amusée.
— Je ne sais pas trop... J'aime beaucoup la France et tout ce que j'y ai pu y découvrir. Mais peut-être que je trouverais rapidement des raisons de rester.
— Tu n'as pas trouvé quelqu'un en France ? Parce qu'on dit des tas de choses sur les Français...
Elle m'adressa un sourire en coin et je savais exactement où elle voulait en venir. Même si Erin avait des allures d'un petit ange prude, ce n'était qu'une apparence. Depuis que je la connaissais, s'il y avait bien un domaine qu'elle maîtrisait, c'était le sexe et tout ce qui l'entourait. Malheureusement pour elle, je n'étais pas celle qui était toujours la plus explicite ou expérimentée à ce sujet.
— J'ai rencontré quelques personnes, mais pas tant que ça...
Elle sembla assez déçue que je n'aie pas plus de choses à lui dire.
Notre discussion fut soudainement interrompue par l'entrée de Bennett Van Rossem, le père de Blaine et Kayla. Nous fûmes tous pris de court et nous tournâmes vers lui sans dire un mot. Mon cœur se serra soudainement, me rappelant des limites que j'avais franchies la veille.
— Les Sullivan, à peine je rentre que vous me posez déjà problème. N'avez-vous pas mieux à faire que de se jeter des œufs sur ma voiture comme des enfants ?
Mon père, Frank, s'approcha de lui, sans la moindre peur. Il avait toujours su très bien gérer les situations de stress et celle-ci était probablement qu'une poussière parmi tout ce qu'il avait pu vivre.
— La rue est remplie d'enfants, n'importe qui aurait pu agir ainsi.
— Quand la rue sera remplie de vidéosurveillances, ne venez pas vous plaindre...
Mon regard se posa sur Clint. Il esquissait un sourire et dès qu'il m'aperçut, il baissa sa tête. Puis il quitta précipitamment la boutique. Je le rejoignis en vitesse jusqu'au salon.
— C'est toi qui as fait ça ? m'écriai-je.
— Ne me dis pas que tu n'en aurais pas fait de même... Ah non en fait ! C'est vrai que tu les aimes beaucoup !
— Mais on s'en fout ! C'est juste stupide !
— C'est à cause d'eux que ma mère est morte ! me hurla-t-il.
Il me pointa du doigt et sa soudaine colère fut suffisamment violente pour m'ôter les mots de la bouche. Encore une fois, il avait envie de les accuser alors que personne ne devait être tenu responsable d'un suicide, mais les personnes qu'on abhorrait totalement.
— Arrête de dire ça, le suppliai-je à demi-voix.
— Pourquoi ? Parce que tu te rends compte d'à quel point ils sont mauvais ?
— Non ! Parce que c'est totalement faux ! Ta tante s'est suicidée parce qu'elle était malade et que personne n'était là pour la soigner !
Je repris mon souffle dans une rapide respiration. J'étais sur une pente glissante, une terrible pente glissante, parce que, bientôt, j'allais devoir me confier sur des choses que j'aurais bien voulu garder secrètes encore quelque temps.
— Pardon ? Tu oses dire que ma mère était malade ? Tu te rends compte de ce que tu dis ?
— La dépression, c'est pas quelque chose de mauvais, sauf si tu refuses de le reconnaître.
N'ayant aucunement envie de continuer cette discussion, je fuis dans ma chambre. Heureusement, il n'osa pas me suivre. Parce que je sentais que mon cœur allait lâcher.
Pourquoi ne pouvait-il pas me comprendre à ce point alors que nous avions passé notre jeunesse ensemble ? Pourquoi c'était auprès de Kayla et Blaine, ceux qui étaient censés être mes ennemis, que j'y avais trouvé le calme et le réconfort ?
C'était totalement absurde...
Très intéressant comme chapitre ! <3 J'aime beaucoup et j'espère qu'il y a quand même d'autres personnes sensés dans cette ville xD
Oh oui ! Ca va bien finir par arriver. (':
Juste j'ai remarqué ça comme phrase vers la fin lorsqu'elle parle à son cousin Clint
----> " Ta tante s'est suicidée parce qu'elle était malade et que personne n'était là pour la soigner !"
Elle parle de sa tante à elle donc de sa mère à lui non ? 🤔
En effet, c'est une erreur ! Soit "ma tante" ou "ta mère", mais pas un mix des deux. :')
Je vais corriger ça, merci ^^