En cette saison, la moindre vie ne tenait qu'à un fil. Beaucoup s'éteignaient après quelques saisons d'une existence flamboyante, dilapidatrice de senteurs et de couleurs, tandis que d'autres, plus robustes et surtout plus économes, se terraient à l'abri des morsures cruelles du froid, ne subsistant que sur de maigres rations. La Déesse des bois veillait sur chacune d'entre elles, fussent-elles des graines orphelines parsemées au hasard des courants avant le trépas de leurs aînés frivoles ou les bulbes rigoureusement scellés dès l'automne. Toutefois, pour que survive la majorité, fallait-il accepter le sacrifice. Alors la Sorcière se penchait sur ces créatures de racines rabougries et de feuilles fanées, et, ignorant les fines lames que les hautes herbes gelées dressaient vers elle, elle arrachait un tribut. Pour remercier l'offrande et bénir sa terre meurtrie, elle traçait du bout de ses doigts joints un losange sur sa plaie. Inguz, la rune de Freyr. L'un des rares dieux contre lequel Torunn ne nourrissait aucun grief.
Sa besace pesait sur son épaule et la nuit tombait déjà. Les mâchoires épuisées de la terre durcie par la neige avaient cédé sous la tendre chaleur diffusée par sa paume. Ce tribut serait le dernier.
De retour à la Maison-dans-l'Arbre, elle déversa le fruit de sa cueillette sur le bois humide de la table. Dans la marmite, levée au-dessus du feu, éclataient les parfums d'herbes exacerbés par le gras de la viande qui y mijotait. Sygn surveillait la cuisson et remuait méthodiquement le bouillon.
Torunn gratta la terre agrippée aux aspérités des courges et aux feuilles fripées des choux. Des poches intérieures de sa robe, elle sortit aussi quelques racines, précautionneusement conservées dans un linge, et qu'elle hacha grossièrement. De minuscules tubercules qu'elle jeta dans la marmite, perdues parmi le reste de sa récolte.
Émergeant paresseusement du bouillon, une carcasse de lapin se défaisait lentement de ses muscles et de sa graisse. La chair avait une belle teinte rosée. Elle fondrait tendrement sous la langue. Les lapins n'étaient pas simples à attraper, surtout avec la neige. Leur pelage virait au blanc - ainsi qu'en témoignait la fourrure qui séchait, tirée près du foyer, et leurs terriers se différenciaient à peine des congères et des reliefs sous la neige. Sygn avait dû se donner de la peine. Pour repérer sa proie, elle avait sans doute eût à pister un renard avant, et pour le dépouiller sans tacher sa peau, elle avait dû s'armer de la plus grande patience et de la plus acharnée des minuties. Ces qualités grandissaient chez sa fille depuis le départ de Siegfried, Torunn le remarquait. Elle remarqua également la crasse sous ses ongles et ses phalanges à vif. Le froid bleuissait ses doigts, quand bien même ils demeuraient dans la sphère chaude du feu.
«Il aurait été plus simple de poser un piège à oiseaux, dit-elle d'une voix fondante. Avec ce temps, ils meurent de faim et l'appât le plus rudimentaire en aurait attiré une douzaine en quelques minutes.
— Je sais, répondit Sygn. Mais tu préfères le lapin.»
Et Sygn continuait de mélanger. Elle n'avait pas levé les yeux comme si elle craignait d'avoir commis une erreur. A moins, et Torunn le comprit à la précaution excessive que sa fille accordait à la cuisson de la viande, qu'elle redoutait de la rater. D'échouer si près du but. Lazare n'avait plus cet égard depuis un moment. Mais Sygn, elle, s'y dédiait. Doucement, Torunn lui prit la spatule des mains.
«Va voir dans ma chambre. Sur la petite table à côté du lit, il y a un pot en terre fermé par un bouchon bleu. C'est de l'onguent. Pour tes mains. Le froid ne doit pas s'installer dans tes muscles.
— Ça ne fait plus très mal.
— Vas-y, insista Torunn. Je vais surveiller le lapin. Qu'il ne s'échappe pas.»
Ce fut bien la première fois que Torunn vit un sourire se dessiner sur les lèvres de sa fille. Du moins, en son unique présence. Torunn le savait, elle n'avait pas été juste avec elle. L'éducation de Siegfried avait joui d'une infinie tendresse tandis que la sienne avait été aussi rugueuse et glaciale que ses mains transies. Ce froid faisait désormais partie intégrante de Sygn, à tel point qu'elle se formalisait à peine des maux qu'il lui provoquait. Un mal naturel dont il fallait s'accommoder. Un mal prioritaire sur elle, présent avant et qui perdurerait après, une force devant laquelle il lui fallait courber l'échine.
Une année s'était presque totalement écoulée depuis le départ de Lazare et de Siegfried. Torunn ne s'inquiétait pas de la durée, mais la chose n'était pas sans la contrarier. Plus son fils demeurait aux griffes de la Cité, plus elle ancrerait son influence en lui. Siegfried était encore si jeune. Si malléable. Heimdall aurait tout le temps de lui brosser un portrait flatteur de sa race et de s'attirer sa loyauté. De présenter les dieux d'Asgard comme les grandes victimes des Sorcières. Et Lazare devait s'en laver les mains. Un autre à rejoindre sa cause. Enfin ne serait-il plus en minorité à la maison.
Quand viendrait l'heure de gloire de Siegfried, l'instant ne devait pas être incertain. Son esprit serait grisé par le poids et l'odeur du sang, mais ne devait pas se laisser prendre au piège des discours sinueux d'un dieu en pleine déchéance. Siegfried devait être l'enfant d'une Sorcière qui tuait au nom des dieux pour mieux s'introduire parmi eux. Mais certainement pas pour grossir leurs rangs d'Einherjars. La grande spatule raclait le fond de la marmite en faisant gémir la fonte. Son fils lui échappait. Il lui avait échappé à la seconde où Lazare avait prononcé son offre maudite, où ses yeux bleus s'étaient illuminés. Torunn n'était qu'un amas de contes et de vieux souvenirs poussiéreux. Ses paroles n'avaient pour seule consistance que celle des mots que chaque nouveau jour balayait. Heimdall et Lazare, eux, offraient une cité, une armure, une épée et un rôle à Siegfried. Une destinée.
Heimdall, fidèle à ses vieilles habitudes fastueuses, offrait peut-être même femmes et hommes désirables pour mieux corrompre son futur héros. Que Torunn le veuille ou non, Siegfried était en âge de s'y intéresser. Heimdall tenterait d'en faire l'un de ses pantins avant de le livrer à Asgard comme le fruit de sa réussite. Siegfried serait sa promesse d'une nouvelle ère, le prémice d'une nouvelle génération de héros dévoués entièrement aux dieux. Prêts à se sacrifier pour leur gloire. Quelle gloire en avaient-ils tiré au juste ? Tout cela, tous ces tueurs de dragons, ces chasseurs de sorcières, ces aventuriers morts entre les crocs de Jormundgand, tout cela, n'avait été que distractions pour les Ases. Un vaste jeu sans conséquences devant lequel ils se goinfraient, s'enivraient et se vautraient comme des animaux. Seulement, depuis que l'heure des héros était passée, ils redoutaient la lassitude autant que l'oubli. L'avènement de Siegfried serait donc une douce musique aux oreilles du Vieux Borgne dont les enfants n'avaient pas réalisé la moindre chose notable en un siècle. Plus que tout autre, Saga devait s'ennuyer à mourir. A moins qu'elle n'ait gardé la paresseuse habitude de noter soigneusement les élucubrations du Vieillard en mal de légende. Piètre déesse des histoires. Scribe d'un vieux fou, c'est tout ce qu'elle était.
Heimdall en parlerait à Siegfried, de ces conquérants d'autrefois. Et Siegfried écouterait. Il fallait qu'il se laisse consumer par le désir de plaire aux dieux. Sa sincérité serait jaugée. Ainsi, Torunn se préparait à retrouver un homme qui n'aurait plus de commun avec son fils que son nom. Elle s'attendait à retrouver un homme corrompu par des promesses qu'un enfant ne pouvait recevoir.
Et elle ne fomentait aucune rancune à ce sujet. Seulement, Il lui faudrait s'assurer que le cœur de son tendre fils lui appartienne toujours. C'est pourquoi, depuis son départ, Torunn œuvrait à la création d'un sceau. Une marque imperceptible pour les sens divins. Une marque dont les racines s'enfonceraient dans les rêves de son fils et qui, éternellement, lui assurerait sa loyauté.
Quelques gouttes du Grand Fleuve suffiraient.
S'il venait à l'apprendre, Lazare s'emporterait avec de grands éclats et l'accuserait d'avoir eu le sang de leur fille sur les mains. Torunn savait déjà qu'elle n'en aurait cure. En ployant le genou devant Heimdall, Lazare avait celui des Sorcières jusqu'aux coudes. Il ne s'en émouvait pas pour autant.
Comme pour la narguer, c'est cet instant que choisit un corbeau pour se poser sur le rebord de la fenêtre, derrière Torunn. Le claquement de bec attira son attention, mais c'est un autre détail qui la retint. L'oiseau, aux plumes de cendres, possédait une couronne de perles sombres, enfoncées tout autour de sa tête. En s'approchant, Torunn comprit qu'il s'agissait d'une multitude d'yeux, aux reflets multicolores. Un oeil sur chaque monde. Le corbeau, Huggin ou Munin - elle n'avait jamais su différencier l'un de l'autre - était le messager du Vieux Borgne. Le sang de Torunn se figea. Odin l'avait retrouvée. Heimdall, ce sale rat, avait rompu leur pacte. Il l'avait dénoncée. La peur se mêlait à la colère et n'en résulta qu'une bille noire, une écume venue mourir jusque sur sa langue. Sygn n'eut aucun maléfice à lui jeter pour que devant ses prunelles, s'élance le spectacle de la Splendide Alldrheim, dévorée par des flammes avides qui se propageraient jusqu'à la Lointaine Asgard. Cette fois, ils brûleraient. Ils brûleraient tous.
Chasser l'oiseau serait aussi vain que de le noyer dans la marmite mais Torunn n'aurait pas détesté le décapiter avec la serpe qui pendait toujours à sa ceinture. Il l'avait vue. Mais, alors que Torunn songeait déjà à empaqueter ses affaires et emmener Sygn, il agita gaiement les ailes. Il bondissait sur ses serres noires en penchant la tête. Son bec, entrouvert, ouvrait un sourire édenté. Si un vieux fou avait fait le souhait de se changer en oiseau, il aurait été celui qui dansait dans l'encadrement de sa fenêtre. Il y a quelque chose d'autre. Après une hésitation prudente, Torunn ouvrit la fenêtre. Le croassement gai s'engouffra dans l'Arbre tandis que le corbeau battit des ailes de plus belle, s'éleva dans les airs avant de se laisser tomber raide comme un mort - si bien sûr on omettait le battement frénétique qui tambourinait dans son coffre. Puis il bondit à nouveau et éclata d'un rire grinçant. Du moins, avec sa gorge déployée et son bec grand ouvert, Torunn conclut que le grincement atroce qui s'échappait de son gosier en était un. Il riait. Et il recommençait son petit numéro. Décollant, s'écrasant, gisant, mimant l'agonie. Encore et encore jusqu'à ce que Torunn comprenne l'inscription gravée sur les neuf perles qui sertissaient son crâne minuscule. Cela se pouvait-il réellement ? Elle plissa un peu plus les yeux. Oui. Cela se pouvait. C'était même logique. Cela avait fini par se produire, exactement comme cela se produisait partout au-delà des remparts de la Lointaine Asgard. Alors, Torunn se mit à rire à son tour. Un rire soulagé. Un rire qui contenait tant bien que mal l'euphorie de la nouvelle.
C'est avec un morceau des entrailles fumantes du lapin dans le bec que repartit le messager - dont l'allégeance avait changé. Torunn le vit s'éloigner à tire d'ailes, s'enfonçant dans un infini tunnel d'un paisible et insupportable blanc immaculé, promettant à son retour un joyeux chaos.
Sygn revint, les mains brillantes de baume. Visiblement, elle n'avait rien entendu des éclats de rires hystériques. Tant mieux. Torunn préférait rester l'unique gardienne de ce secret. Unique. Bientôt, les Sorcières d'Yggdrasil tout entier seraient au courant et toutes rappliqueraient vers la Lointaine Asgard. Aussi Lointaine soit-elle. Elle ne serait jamais suffisamment lointaine pour les décourager d'assister au spectacle. Sur ses crevasses les plus profondes, Torunn resserra les bandages sans que son regard verron ne cesse de guetter la fenêtre. Le porteur de l'heureuse nouvelle ne reviendrait pas immédiatement. Elle avait beau le savoir, elle laissait bien volontiers l'espoir s'épanouir. Sa braise mourante venait de cracher une flamme. Qu'il la préserve.
«Voilà, il faut un peu de temps pour que le remède fasse son effet, dit-elle d'une voix blanche. Maintenant, apporte-moi des bols s'il te plaît. La soupe est prête.»
Depuis le départ des hommes, il arrivait à Torunn de regretter le mutisme de Sygn. Surtout en pareil instant, où la joie débordait de son cœur et la titillait d'un irrépréhensible désir de partage. De souvenirs, de choses heureuses depuis longtemps terrées. D'un espoir qu'elle avait presque renoncé à attendre. La nouvelle lui brûlait les lèvres. Mais pour le moment, Torunn devait se taire.
Comme elle, l'Arbre retenait sa respiration, et seuls ses branches dénudées de feuilles frissonnaient. Les animaux vivaient moins, le clapotis de l'eau était remplacé par la sourde chute des flocons. Le feu crépitait, en une éternelle et insupportable rengaine.
Sygn n'était jamais sortie de cette maison, mais Torunn savait l'avoir déjà perdue. Ou plutôt ne l'avoir jamais eue à la manière dont elle avait eu Siegfried. Sygn n'était pas son frère. Elle ne croyait pas un mot à moins d'en vérifier elle-même la véracité et Torunn, quant à elle, se savait peu encline à combler son insatiable curiosité. Les questions de Sygn cognaient contre des portes verrouillées sciemment et que Torunn s'était refusée à ouvrir, des années durant. Et Sygn réfléchissait exactement comme elle avait grandi. Seule.
«Il y a quelque chose dans la soupe, dit Sygn après plusieurs cuillerées. Quelque chose de sucré.
— Ce sont les racines que j'ai cueillies.
— C'est impossible à trouver avec la neige.
— Ce n'est impossible que si on ignore où chercher.
— Mais la neige couvr...
— Je t'ai toujours vue grimacer quand il n'y a que des courges dans la soupe.
— C'est très bon.»
En effet, Sygn avait déjà vidé la moitié de son bol. La chaleur ramenait la vie sur ses joues creuses et estompait ses cernes bruns. Elle avait grandi si vite qu'elle commençait déjà à vieillir. Quand avait eu lieu son enfance ? En avait-elle seulement vécu une ? Torunn plongea des yeux bien peu fiers dans son bol. Sygn avait eu une enfance durant les présences fugaces de Lazare. Et chaque fois qu'il était reparti, il l'avait emportée avec lui. Jusqu'à ce que Sygn ne la reconnaisse plus. Elle avait grandi bien plus vite que Siegfried qu'elle n'avait eu de cesse de protéger - à sa manière. Si elle avait eu plus de courage, Torunn lui aurait présenté des excuses. A quoi bon ? Cela ne rendrait pas les années perdues. Sygn était à présent une jeune femme qu'il n'était plus utile de garder à l'écart.
«Quand tu as accepté ma proposition, je t'avais promis de répondre à tes questions. Ce jour est arrivé.»
Sygn jaugea sa sincérité. Torunn ne s'en offusqua pas. C'était plus que naturel de la part de sa fille.
«Combien de questions ? Combien pourrai-je t'en poser ?»
Torunn jeta un nouveau regard vers la fenêtre - toujours déserte.
« Tout à l'heure, un corbeau est venu se poser sur le rebord, là, dehors. Je répondrai à tes questions jusqu'à ce qu'il revienne.
— Et après ?
— Après je partirai.
— Pour le suivre ?
— Oui.
— Où ?
— Il répond à une maîtresse qui vit dans la Forêt de Fer, à la Périphérie d'Asgard.
— Qui est-elle ?
— C'est une Sorcière. Une des dernières Elfes Noires qui vit là et son nom est Tanagra.
— Vous étiez amies ?
— Nous nous connaissions. Elle était surtout l'amie de ma sœur Idunn, mais nous étions en bons termes toutes les deux.
— Et son corbeau était un messager ?
— Oui.
— Et quelle nouvelle t'a-t-il apporté pour que tu sois prête à le suivre jusqu'au Lointain Continent ?
— Il a traversé les Royaumes pour répandre la plus douce des nouvelles. Le Vieux Borgne est à l'agonie. Et lorsque le corbeau reviendra, ce sera pour annoncer son Trépas.
— Donc les dieux peuvent mourir.»
Torunn aurait voulu garder cela pour elle plus longtemps mais le seul énoncé de ces mots gravait un sourire ravi sur son visage. Un sourire incapable de retomber. Que risquait-elle à se réjouir de la fin du Vieux, après tout ?
« Il semblerait que, privés des Pommes de Jouvence que cultivait autrefois ma sœur, ils soient aussi vulnérables que ceux qu'ils se sont si longtemps plu à mépriser, oui.
— Alors, tu as vécu parmi eux.
— Il y a longtemps.
— Comment c'était ? Comment sont-ils ? Je sais que tu les détestes, mais je veux savoir pourquoi, précisément.
— Asgard n'a toujours été qu'un amas obscène de richesses, d'or, de nourriture, de vins, de débauche, seulement voué à masquer les horreurs qui s'y sont tramées au fil des siècles. Asgard brille du sang sur lequel elle s'est construite et dans ses nombreux murs, grouillent les cadavres des ennemis désignés par Odin. Son palais est fait des os des géants de Jotunheim et sa chambre est creusée dans le crâne d'Ymir, le Premier Géant - le premier être dont la simple existence a suffi à contrarier le Vieux. Ses fils se goinfrent sur les trésors pillés aux quatre coins des Royaumes et ses filles se vautrent dans des draps dans lesquels ont été assassinées et violées des femmes de toutes origines. Je les déteste pour ce qu'ils sont et pour ce qu'ils nous ont fait.
— Pourquoi as-tu vécu avec eux, alors ?
— Certainement pas par choix. Pas par un des miens, en tous cas. Vois-tu, Odin a passé sa vie à désirer ce que d'autres possédaient. Il voulait être le seul dieu, alors il a tué Ymir. Il voulait connaître le Seidr, alors il a tenté d'apprivoiser la Grande Enchanteresse avant de parvenir à corrompre quelques-unes de ses fidèles; puis finalement, voyant que sa nature ne lui permettrait jamais de les égaler, de tenter de toutes les brûler vives. Il enviait l'harmonie et les pouvoirs des Vanes, alors il a ravagé Vanaheim par la guerre. Il a brûlé, il a pillé, exactement comme il l'a fait en d'autres royaumes. Je me souviens encore du jour où il est arrivé. La manière dont il nous regardait du haut de cheval. Il nous a enchaînés. Il nous a traînés hors de chez nous et a laissé des centaines de cadavres derrière lui, sans personne pour les honorer par de dignes funérailles. Des hommes, des femmes, des enfants. Des vieillards, des simples d'esprit, des infirmes, des femmes sur le point d'accoucher. Il a séparé des familles, arraché des bébés à la poitrine de leur mère. Des gens qui n'avaient jamais manié l'arme et qui auraient été incapables d'écraser un insecte sous leur botte.»
Torunn s'interrompit. Même si elle ne perdait pas de vue la visite du corbeau de Tanagra, sa voix vacillait et ses yeux se mirent à piquer. Le regard du Vieux Borgne la hantait encore. Son œil unique, injecté du sang des neuf royaumes, la jaugeant du haut de son piédestal. Rien n'avait changé, pas même après plusieurs décennies. Son mépris tandis qu'il évaluait la valeur des têtes de bétail, avant t'établir le montant de leur vie ou celui de leur mort. Son indolence tandis que les Vanes déposaient toutes leurs richesses à ses pieds. Elle se souvenait d'Idunn, se jetant sur les sabots de son cheval, implorant que toutes deux soient épargnées. Toutes deux n'avaient pas la moindre valeur en ce temps. Pas aux yeux d'un Roi des Dieux qui possédait déjà tout. Presque tout. Ce jour-là, Idunn avait vendu son unique don et avait promis de cultiver des fruits magiques, qui accorderaient à Odin la seule chose que la plus féroce conquête ne pouvait lui octroyer, la seule richesse qu'aucun pillage ne pouvait faire sien : la Vie Eternelle. La Vie Eternelle en échange de celles, fugaces, de deux Vanes insignifiantes. Deux vanupieds, avait-il raillé en soulevant les mèches d'Idunn et en écartant les lacets de son corsage tandis que son fils Thor, riait de sa voix grasse.
Torunn demeura murée face à ses souvenirs avant de reprendre doucement, d'une voix éteinte et faussement apaisée :
«Finalement, les Vanes et les Ases sont parvenus à un compromis qui a changé notre captivité en une cohabitation plus pacifique. Qui se voulait pacifique. Nous, Vanes, étions alors pieds et poings liés, rien de plus que des otages... C'est notre renoncement à toute révolte qui dessinait cette paix. Seulement la Paix. C'est ce que nous voulions. Et pour prouver notre bonne foi, nous avons mis au service de nos ravisseurs nos dons, exactement comme ma soeur l'a fait. Freyr faisait pousser des champs de blé hauts comme deux hommes, et sa soeur Freya disséminait sa beauté dans ses chants, ses danses et la musique qu'elle jouait. Idunn cultivait des pommes de jouvence, pour eux. C'est à ce prix que décennie après décennie, les tensions se sont apaisées - officiellement. Les Vanes et les Ases nouèrent des liens plus ou moins étroits. Il y a eu des banquets et des fêtes qui, pour la plupart, se sont terminées en orgie. Il y eut des unions célébrées dans la nuit et bien des naissances bâtardes. Mais rien de cela n'a jamais remplacé la terre brûlée de Vanaheim.
— Tu étais la seule Sorcière, là-bas ?
— Non. Nous étions quelques-unes parmi les Vanes. Le Vieux tolérait aussi la présence de quelques autres, pourvu qu'elles demeurent cachées à sa vue, dans la Forêt de Fer. Il les gardait comme des prises de guerre arrachées à d'autres contrées, dont il aimait savoir la présence, comme on aime savoir l'animal que l'on a capturé dans une cage. Je ne saurais te dire combien. Je sais juste que certaines vivaient dans les bois. Souvent des parias.
— Tanagra en est une ? De paria.
— Oui.
— Pour quelle raison ?»
Torunn s'enfonça un peu plus dans son siège à bascule. Le bois grinça tandis qu'elle cherchait les mots les plus exacts à cette délicieuse question. Une question dont la réponse pourrait entraîner une infinité d'autres. Mais il y avait quelque chose d'optimiste dans l'idée d'évoquer quelqu'un qui devait détester le Vieux Borgne presque autant qu'elle-même. Sygn avait renoncé au besoin de respirer. L'occasion d'interroger sa mère ne se représenterait pas si vite et il lui manquait tout ce que les histoires de Lazare ne disaient pas. Au moins son caractère suspicieux s'appliquait autant aux éloges qu'aux critiques. Les lèvres retroussées sur le coin de la joue, Torunn lui répondit enfin :
«Tanagra est une paria aux yeux de ses sœurs parce qu'elle foule les cendres de ses aînées.
— La cendre de ses aînées ?
— Des siècles avant sa venue au monde, c'est dans la Forêt de Fer que furent dressés les bûchers. Mais elle est aussi une indésirable aux yeux des derniers Elfes Noirs encore en vie, qui la croient la complice d'Odin, et comble de l'ironie, elle en est une aux yeux d'Odin et des autres Asgardiens parce qu'elle fréquente le plus infréquentable d'entre eux.
— Pourquoi accepte-t-elle tout cela ? Et pourquoi ce n'est pas ce dieu, le paria ? s'indignait Sygn.
— Oh, le dieu Loki à-la-langue-de-serpent est aussi un paria, ronronna Torunn. Et pourtant, il a ses entrées à Asgard, parce qu'Asgard est l'antre de l'hypocrisie. Odin déteste autant la malice de son frère qu'il ne lui doit. Et la cour asgardienne déteste Loki pour sa fourberie mais elle le garde tout contre son cœur afin qu'aucun de ses autres résidents ne soit éclaboussé en cas de crise. Loki est sans nul doute celui sur qui repose tout l'équilibre de ce royaume. Il n'est ni Ase ni Vane. C'est une autre prise du Vieux. Une prise plus précieuse que les autres car arrachée à la couronne enflammée d'un Seigneur vivant par-delà le royaume des Morts. Loki joue le point de convergence, c'est un étranger qu'il est aisé d'accuser et de détester. Et c'est ainsi que les Cités les plus prestigieuses et qui se prétendent les plus évoluées fonctionnent, Sygn : grâce à un bouc émissaire. Un ennemi commun qui n'existe que pour souder des clans qui ne se supportent pas, sans lui.
— Est-ce un rôle mérité, pour lui ? Papa m'a raconté qu'un jour, durant un voyage, le dieu Loki a sauvé Odin d'un ravisseur en lui ramenant une colossale rançon.
— Et une autre fois, il a convaincu et aidé Freya à accepter les avances de tout un village de Nains en échange d'un collier, seulement pour mieux la dénoncer et en faire une catin à son retour... C'est difficile à déterminer, admit Torunn. Il est un dieu versatile dont nul ne cerne les buts simplement car il n'en a pas davantage qu'un chat torturant une souris. Il n'est pas le coupable de tout ce qu'on lui reproche mais il est l'auteur de suffisamment de troubles pour justifier d'être suspecté lorsque disparaît une corne d'hydromel. Quoi qu'il en soit... ce... ce n'est pas quelqu'un de fiable. Mais il ne l'est pas moins que les autres Asgardiens. Aucun d'eux n'est digne de confiance, retiens-ça bien, si un jour tu devais en rencontrer. Même parmi les Vanes. Beaucoup se sont laissé corrompre par le faste de leurs geôliers et ont fini, à la faveur de quelques présents et quelques livres d'or, par oublier leurs crimes de jadis.
— Mais Idunn et toi n'aviez aucun ami ? Personne ? Tous ne peuvent pas être comme ça. Comment seraient-ils devenus des dieux ?
— Ils le sont devenus par la naissance ou parce que d'autres êtres plus corrompus en avaient besoin. Rien de plus. Ne cherche pas de mérite chez eux, tu n'en trouveras pas."
Les mâchoires de Torunn grinçaient l'une contre l'autre. Y avait-il eu la moindre once de bonté dans cette cité d'Or et de Sang ? Y avait-il le moindre lieutenant à sauver, dans cette armée dirigée par la jalousie, la cruauté et l'avarice ? Torunn poussa le sol du pied pour que le siège la berce un peu plus.
«Mais s'il te fallait dépendre de quelqu'un, mieux vaudrait tomber sur Freyr. Freyr n'est pas bon, mais il est loin d'être mauvais.»
Enfin, et Torunn en éprouva un terrible soulagement, Sygn ne lui imposa pas une nouvelle interrogation. Pourtant, elle devinait celle qui lui brûlait les lèvres mais que par pudeur, elle s'interdisait de poser. La mort d'Idunn en était évidemment le sujet. Et Torunn lui en était silencieusement reconnaissante. Le jour viendrait peut-être. Le bon moment, les bonnes dispositions. Le Corbeau avait encore tout le voyage du retour à affronter.
«Je sais qu'un jour, tu seras une sorcière plus puissante que moi. Que tu ne passeras pas ta vie dans cette forêt quand bien même elle sera toujours ton refuge le plus sûr. Je ne peux t'empêcher de découvrir le monde, Sygn, mais laisse-moi encore quelques jours pour t'y préparer. Quand tu auras entendu mon dernier récit, tu n'auras qu'à monter sur le dos de Spiegel et partir. Mais laisse-moi quelques jours. Laisse-moi d'abord un peu de temps pour ... pour te parler de ma sœur. D'Idunn.»
Tu parviens à me faire vraiment apprécier les mythes nordiques alors que j'ai toujours eu un peu de mal avec leur complexité raide (manquant de suavité et d'humour) et leur univers, j'ai eu plusieurs tentatives mais les livres me sont tombés des mains. Le fait d'incarner ces mythes et de les présenter avec une distance critique m'aide beaucoup à plonger dans cette mythologie.
Encore un chapitre époustouflant.
C'est avec un morceau des entrailles fumantes du lapin dans le bec que reparti[t] le messager
Sygn avait eu une enfance durant les présences fugaces de Lazare. Et chaque fois qu'il était reparti, il l'avait emporté[e] avec lui.
Je sais que tu les déteste[s]
(accord avec le COD) Il nous a enchaîné[s] ou [ées]. Il nous a traîné[s] ou [ées] hors de chez nous et a laissé des centaines de cadavres derrière lui
💜
Et un éternel (et répétitif mais non moins sincère) merci à toi !
Et même si je suis très fière de te faire apprécier les mythes nordiques, je tiens tout de même à prévenir que dans mon roman, on s'éloigne parfois du matériaux de base uhuhu (j'ai toujours peur de froisser un puriste qui passerait par ici)
Je me permets juste de signaler je crois qu'il y a une petite coquille vers après la moitié du chapitre (au moment ou Tanagra est introduite), il me semble qu'un de tes tirets s'est transformé en 3 !